Fin 2014, le front commun syndical a lancé en Belgique un plan d’action d’une ampleur inédite ces trente dernières années. Après une manifestation de plus de 120 000 personnes en novembre, le mouvement est parvenu à paralyser la Belgique tous les lundis du mois de décembre à travers des grèves tournantes provinciales puis une grève générale nationale. Retour sur ce mouvement d’ampleur.
Le plan d’action de 2014 a démontré l’impressionnante force de frappe du mouvement syndical dans un pays « du nord » de l’Europe. De quoi retrouver confiance à l’heure où la guerre de classes n’est pas (encore ?) à l’avantage des travailleurs et travailleuses en Europe. Mais, dès le lendemain de la grève nationale, les premiers signes d’un atterrissage forcé se manifestaient déjà.
L’objectif des directions syndicales1 à l’initiative du mouvement était resté limité: obtenir de la part du gouvernement une marche arrière sur quatre points essentiels, pour ouvrir la concertation sociale à travers laquelle sont traditionnellement tempérés les rapports de classe depuis la 1945. Mi-janvier 2015, alors qu’ils avaient annoncé un probable nouveau plan d’action pour les prochaines semaines et que le gouvernement n’avait pas reculé d’un iota, les représentants syndicaux ont rencontré les patrons et le gouvernement pour évaluer les marges de concertation possibles et, sur cette base, la poursuite ou non du mouvement. La montagne n’a pourtant accouché que d’une souris.
L’enjeu de l’épreuve de force
Si le gouvernement fédéral précédent2 dirigé par Elio Di Rupo (PS) avait largement pavé le chemin depuis 2011, l’équipe3 du libéral Charles Michel (MR) installée en 2014 a sorti le bazooka pour finir le travail de sape des acquis sociaux. En octobre, l’accord gouvernemental annonçait une série de mesures aussi imbuvables les unes que les autres pour diminuer les salaires, s’attaquer aux pensions, détruire les services publics et les emplois qui vont avec, chasser encore plus énergiquement les étrangers, maintenir les centrales nucléaires ou encore renforcer les politiques sécuritaires.
Mais l’objectif était aussi, clairement, de raboter sérieusement les sphères de pouvoir et d’influence du mouvement syndical qui restent, en Belgique, particulièrement larges. Comme l’avait déjà fait le gouvernement Di Rupo, le gouvernement Michel a de nouveau contourné la concertation sociale en s’octroyant le droit de décider unilatéralement de la fixation des salaires ou des dispositifs de fin de carrière, mesures pourtant traditionnellement soumises à la décision collective de la tripartite patronat-gouvernement-syndicats. Comme l’avait déjà fait le gouvernement Di Rupo, le gouvernement Michel a continué à rogner les instruments qui permettent aux syndicats de compter sur 3,5 millions d’affiliés en excluant de plus en plus de travailleurs et travailleuses sans emploi du droit aux allocations de chômage. En Belgique, les caisses de chômage sont en grande partie gérées par les syndicats qui assurent le paiement de leurs affiliés, ce qui leur amène une proportion non négligeable d’adhérents.
Enfin, avec « Michel Ier », un pas supplémentaire est franchi. Il s’agit désormais de saper aussi les instances de négociation collective des conditions de travail, puisqu’il est question à terme de supprimer les barèmes et de les remplacer par une rémunération basée sur la productivité ou les compétences, ce qui, au passage, approfondira encore certainement l’écart salarial entre hommes et femmes.
Ainsi, parce qu’elle se met au diapason des attaques austéritaires des gouvernements du sud de l’Europe et parce qu’elle cherche à pousser les organisations syndicales hors-jeu pour encore mieux démanteler le système de sécurité sociale et déséquilibrer durablement le rapport de forces, l’offensive qui a lieu en Belgique depuis 2011 et qui s’intensifie aujourd’hui dépasse largement toutes celles que ce pays a connu ces 70 dernières années.
Un plan d’action ambitieux pour un objectif décevant
Outre le fait – non négligeable – que le Parti socialiste est désormais dans l’opposition au gouvernement fédéral, et que la base syndicale réclamait depuis longtemps un plan d’action sérieux qui dépasse les inutiles actions symboliques comme les grèves de 24 heures ou les manifestations-promenades organisées sous le gouvernement précédent, la menace d’une perte radicale d’influence est sans doute ce qui a achevé de pousser les directions syndicales à passer à l’offensive avec ce plan d’action ambitieux.
Mais, dès le début, l’objectif principal était avant tout de pouvoir ouvrir la concertation sociale et, à cette fin, de faire reculer le gouvernement sur quatre points essentiels. Il s’agissait d’obtenir : 1) le maintien et le renforcement du pouvoir d’achat par la liberté de négocier et la suppression du saut d’index ; 2) une sécurité sociale fédérale forte ; 3) un investissement dans la relance et des emplois durables en ce compris des services publics de qualité ; 4) une justice fiscale. Il n’a jamais été question dans l’esprit des directions syndicales d’oser la confrontation avec ce gouvernement de droite et encore moins d’en réclamer la démission.
Les quatre balises du front commun se concentrant sur les éléments les plus impopulaires du plan gouvernemental, le message a fait mouche auprès de la population qui, le 6 novembre, s’est massivement mobilisée à travers une manifestation nationale qui a rassemblé plus de 120 000 personnes. Malgré de la casse en fin de parcours, rapidement montée en épingle par les médias pour discréditer l’ensemble du mouvement, le succès de cette première action a été indéniable.
Déjà en partie mobilisés contre les mesures du gouvernement régional flamand, les manifestants sont venus en nombre du nord du pays, évaporant ainsi les craintes d’un déséquilibre régional à travers une mobilisation essentiellement francophone. En outre, le cortège rassemblait largement plus que les syndicalistes actifs, avec des jeunes, des professions libérales ainsi que la présence remarquée de Hart Boven Hard (« Le cœur, pas la rigueur »), un mouvement rassemblant le monde culturel, intellectuel et associatif contre les mesures d’austérité en Flandre. Le plan d’action était ainsi lancé par un coup d’envoi bien motivant.
Quelques semaines plus tard s’ouvrait le round des grèves régionales tournantes. Chaque lundi, du 24 novembre au 8 décembre, des provinces francophones et néerlandophones ont été à tour de rôle paralysées par une grève régionale interprofessionnelle qui, surtout à travers les perturbations du rail entièrement à l’arrêt, avaient aussi un impact important sur l’ensemble du pays. Zonings industriels, aéroports et sorties d’autoroute bloqués par des piquets, transports en commun complètement à l’arrêt, écoles et administrations publiques fermées ou fortement au ralenti, peu de candidats au travail, très peu de monde sur les routes...
Les piquets étaient nombreux, en front commun et souvent assez bien garnis avec des syndicalistes chevronnés mais aussi – même si plus rarement – de simples affiliés. Chaque semaine, le mouvement a été suivi avec toujours plus de force, d’enthousiasme et de détermination, jusqu’au point culminant de la grève générale nationale du 15 décembre. Malgré quelques confrontations avec des non-grévistes qui voulaient forcer les blocages et malgré un acharnement médiatique impressionnant pour décrédibiliser le mouvement, l’opinion publique est restée assez favorable à ce plan d’action qui rencontrait les préoccupations d’une large partie de la population.
A certains endroits, des initiatives intéressantes ont été prises. Par exemple, à Charleroi, un quartier général de grève a été mis en place en front commun pour les deux journées de grève, une fois à la CSC et l’autre à la FGTB, fait sans précédent dans cette ville où les rivalités entre les deux principaux syndicats sont historiques. A Anvers, le secteur Administrations publiques de la FGTB a mis en place un comité d’action, où les militants, les membres de l’exécutif et les secrétaires se sont réunis pour préparer les actions de grève. A l’initiative de Hart Boven Hard et de Tout autre chose (équivalent francophone du premier, lancé quelques semaines plus tard), des tours des piquets à vélo ont été organisés dans plusieurs villes.
Cependant, de manière générale, l’organisation de la grève s’est faite de manière largement décentralisée et assez aléatoire. Les grévistes sont en grande majorité restés chez eux et les travailleurs précaires ou sans emploi, sans contact avec des délégations syndicales, avaient du mal à être informés des rendez-vous et des actions prévues. Sur les piquets, la détermination était claire et nette : pas question de plier après le 15 décembre. Mais les interrogations sur la suite des actions restaient nombreuses. Sans espaces de discussions sur les perspectives tactiques et stratégiques du mouvement, la plupart des grévistes disaient attendre les consignes des directions syndicales... et c’est évidemment là que le bât a blessé.
Et puis...?
Tandis que le gouvernement, qui s’est généralement abstenu de commentaires sur le plan d’action, confirmait dès le lendemain de la grève nationale que les mesures d’austérités seraient maintenues, les directions syndicales se sont précipitées autour de la table avec les patrons, déclarant ouvrir une trêve pour laisser une chance à la concertation, avant de décider mi-janvier d’une suite éventuelle des actions. Ensemble, ils ont conclu un «mini-accord », entériné par le gouvernement, portant sur la concrétisation d’une série de mesures décidées sous la législature précédente.
Il n’en fallait pas plus pour que le Premier ministre se vante d’avoir déposé la paix sociale sous le sapin... ce qui n’a d’ailleurs pas été démenti pendant la période des fêtes de fin d’année, puisque personne n’a débordé les consignes syndicales, pas même dans les secteurs les plus combatifs qui avaient pourtant déposé un préavis pour couvrir les actions éventuelles.
En s’accrochant à la demande d’une « vraie concertation » et sans ouvrir de nouvelle perspectives d’actions au moins aussi ambitieuses que celles de novembre-décembre, les directions syndicales risquent de dilapider la combativité engrangée par des centaines de milliers de militants. La démoralisation sera à la mesure des espoirs soulevés.
Pourtant, il est évident que ce gouvernement de droite dure n’a rien à concéder. Les partis de la majorité, NVA en tête, ont besoin de (se) prouver qu’ils sont capables de faire très mal au monde du travail en bousculant l’opposition des syndicats. Contrairement à ce que veulent (laisser) croire les directions syndicales, il n’y a donc quasiment pas de marges de manœuvre dans le contexte actuel. La droite peut éventuellement faire miroiter quelques mesures marginales, comme l’introduction d’un impôt sur les plus-values (compensé par une nouvelle réduction des cotisations patronales à la Sécu !), mais elle ne peut pas reculer sur l’essentiel des mesures inclues dans la déclaration gouvernementale.
Faire tomber le gouvernement est possible et nécessaire
Puisque le « modèle belge de concertation » est mort, le syndicalisme, à tous les niveaux des organisations, a besoin d’une stratégie alternative. Une stratégie d’unité dans la lutte jusqu’au retrait des principales mesures d’austérité du gouvernement. Une stratégie pour gagner, pas pour « se concerter ». Les quatre demandes du front commun ne peuvent pas être satisfaites autrement qu’en faisant tomber cette coalition. Ne pas le faire, c’est se condamner en tant que syndicats à perdre (ce qui reste de) la capacité de peser sur les choix politiques. Dans ce cas-là, d’autres mesures suivront : contre les conquêtes sociales, bien sûr, mais aussi contre les organisations syndicales elles-mêmes.
Et gagner est possible. Le plan d’action a largement démontré la force du mouvement syndical. Et, en même temps, le gouvernement a quelques sérieux points faibles politiques à titiller, tels que la dépendance électorale du Cd&V par rapport à la base du syndicat chrétien, le MR comme seul parti francophone, les provocations de la NVA …
Une chute du gouvernement ne résoudrait évidemment pas tout mais elle permettrait d’éviter dans l’immédiat l’application toutes ses mesures imbuvables et, surtout, cette victoire consoliderait l’unité des travailleurs et travailleuses, du Nord et du Sud. Elle améliorerait donc leur rapport de forces dans le combat contre le démantèlement de la Sécu, et dissiperait les nuages de fumée « confédéralistes » que De Wever – le président de la NVA – répand à gros jet autour de cet enjeu.
Une alternative politique à construire
Faire tomber le gouvernement Michel, mais pour mettre quoi à la place? Les autres partis dans l’opposition au fédéral qui étaient au pouvoir dans la législature précédente et/ou qui le sont toujours dans les régions, comme les socialistes et les verts, appliquent eux aussi les politiques austéritaires, même s’ils le font différemment. Lors de la campagne électorale de mai dernier, une dynamique intéressante s’était ouverte pour travailler à la construction d’une alternative anticapitaliste – du moins du côté francophone – à travers les listes PTB-GO! (Gauche d’Ouverture)4 qui ont permis l’élection de huit députés de gauche au parlement fédéral, à Bruxelles et en Wallonie. C’était en tout cas le souhait des syndicalistes de gauche ralliés à l’appel que la FGTB de Charleroi avait lancé le 1er mai 20125.
Malheureusement, dès le lendemain des élections, et malgré un bilan positif de la campagne, le PTB a décidé unilatéralement d’enterrer la dynamique du PTB-GO! sans lequel il n’aurait pourtant pas gagné autant d’élus. L’argument principal est que l’étiquette PTB-GO! serait trop radicale pour permettre de rassembler largement la gauche – y compris jusqu’aux militants les moins droitiers du PS et des Verts – dans la résistance aux mesures austéritaires. Il faudrait éviter les divisions, y compris dans les rangs syndicaux, ce qui justifie pour le PTB son appui de fait à la ligne majoritaire des directions syndicales qui mène pourtant droit dans le mur
Il faudrait aussi travailler à un nouvel outil rassembleur, prenant par exemple appui sur Hart Boven Hard et Tout autre chose. Or ces deux initiatives, pour importantes qu’elles soient, se limitent à fédérer les résistances sociales. Elles n’ont pas pour vocation de construire une alternative politique et encore moins anticapitaliste. En entretenant la confusion, le PTB, fort de ses huit élus, se pose de fait comme l’incarnation à lui seul du relais politique des mouvements sociaux et syndicaux, refermant ainsi – pour l’instant – le débat tactique et stratégique sur l’émergence d’une nouvelle gauche anticapitaliste en Belgique.
Du potentiel
Avec ses 3,5 millions d’affiliés, le mouvement syndical a démontré qu’il a la force nécessaire pour gagner face à ce gouvernement... à condition de renoncer à l’illusion d’une « issue concertée » que tentent d’imposer – pour l’instant avec succès – les directions syndicales qui refusent de perdre leur influence.
Mais le mouvement syndical a la possibilité d’aller encore plus loin. Il aurait la force nécessaire pour élaborer et d’imposer une politique qui réponde à l’urgence sociale et écologique. Un programme répondant aux aspirations des affiliés, discuté dans des milliers de réunions de base, aurait infiniment plus de légitimité démocratique que le programme que les partis de cette coalition ont rédigé en secret, avec des mesures qui ne figuraient même pas à leur programme électoral. Il y a là un potentiel explosif qui permet de garder espoir pour inverser la vapeur.
Par Céline Caudron
Notes
1 La CSC (syndicat chrétien majoritaire au niveau national et en Flandre avec 1,7 millions d’affiliés), la FGTB (syndicat socialiste majoritaire en Wallonie avec 1,5 millions d’affiliés) et la CGSLB (syndicat libéral avec 275 000 affiliés) sont les trois syndicats représentatifs qui prennent part à la concertation sociale en Belgique.
2 Coalition de six partis francophones et néerlandophones (socialistes PS et SP.A, libéraux MR et Open VLD et sociaux-chrétiens CDH et CD&V)
3 Le gouvernement issu des élections fédérales du 25 mai 2014 est composé du parti libéral francophone (le MR) et de trois partis néerlandophones : les sociaux chrétiens (CD&V), les libéraux (Open VLD) et les nationalistes (NVA).
4 Listes de rassemblement autour du PTB (organisation d’origine maoïste, la plus importante dans le paysage de la gauche radicale belge) avec le Parti communiste et la Ligue communiste révolutionnaire, soutenues par une série de personnalités gauche et de secteurs syndicaux.
5 Issu d’une structure régionale représentant quelques 100 000 affiliés, cet appel à rassembler à gauche du PS et d’Ecolo, pour traduire politiquement les revendications anticapitalistes portées par le mouvement syndical, a résonné comme un coup de tonnerre au sein du syndicat qui reste encore largement inféodé au PS. Les listes PTB-GO! étaient perçues par ces militants syndicaux comme la première étape de concrétisation de cet appel qui a rallié d’autres secteurs syndicaux dont la Centrale des employés de la CSC de Charleroi, et qui suscite toujours aujourd’hui des débats importants.