Publié le Samedi 7 décembre 2019 à 08h42.

Équateur : une victoire importante, mais limitée contre le FMI

En octobre 2019, l’Équateur a été le théâtre d’un mouvement social partiellement victorieux contre les mesures d’austérité imposées par le président Lenin Moreno, sous pression du FMI.

Dix ans après le début du correato

En Équateur, la période 1997-2005 a été caractérisée par une importante crise sociale, politique et économique. Plusieurs soulèvements populaires aboutissent au renversement de trois gouvernements après qu’ils se sont soumis aux injonctions du FMI.

L’arrivée de Rafael Correa à la présidence en 2007 a été présentée à la fois comme une rupture avec le modèle néolibéral et comme un débouché électoral aux soulèvements populaires. Sa victoire s’inscrivait dans la vague des gouvernements post-néolibéraux dits « progressistes » comme ceux de Chávez, de Morales ou de Lula.

Dans ses premières années, le gouvernement de Correa a mis en place des mesures de redistribution partielle, telles que des allocations pour les plus démunis, des réformes dans le régime politique pour retrouver la légitimité perdue, en même temps qu’il a favorisé l’intervention économique de l’État en renégociant les contrats avec les entreprises nationales et étrangères, tout en en gardant une structure économiquement dépendante des puissances économiques, appuyée sur la rente pétrolière, le maintien du dollar comme monnaie nationale et le paiement d’une partie de la dette extérieure. De son propre aveu, Correa cherchait à faire des concessions aux mouvements sociaux tout en maintenant le même modèle d’accumulation et sans porter atteinte aux intérêts de la bourgeoisie nationale et internationale.

2014 a été une année charnière pour le régime de Correa. La baisse du prix des matières premières a affecté profondément l’économie équatorienne. Le gouvernement de la « Révolution citoyenne » a dû prendre des mesures opposées à son discours progressiste : baisse du budget de l’État de 6,7 milliards de dollars, négociation d’un traité de libre-échange avec l’UE, retraite anticipée de dizaines de milliers de fonctionnaires d’État, etc. En outre, après avoir partiellement rompu avec le FMI en 2008, Correa fait revenir l’organisation en 2014, préparant le terrain pour un nouveau prêt.

La présidence de Moreno, ancien vice-président de 2007 à 2013, était présentée comme une « rupture dans la continuité » avec le modèle Correa : rupture dans le style autoritaire de gouvernement et dans la personnalisation de la politique, mais continuité dans les mesures de redistribution et dans le modèle d’accumulation. Mais la popularité de Moreno baisse dès le début de son mandat : en mai 2019, elle descend à 25 %. En même temps, face à la situation d’endettement du pays, le gouvernent de Moreno décide de chercher le soutien du FMI, avec qui il trouve un accord en échange de mesures fiscales draconiennes.

 

De la grève des transports au soulèvement indigène

Le 1er octobre, Moreno annonce trois groupes de mesures économiques. Dans le premier (le décret 883), se trouve la suppression de la subvention sur l’essence, dont le prix augmente jusqu’à 120 %, ce qui provoque une augmentation du prix du transport et indirectement de celui des marchandises. Mise en place il y a plus d’une quarantaine d’années, les subventions sur les prix de l’essence sont vues comme une forme de redistribution de la rente pétrolière, et leur suppression cristallise le mécontentement des manifestants. Le second groupe de mesures est un ensemble de réformes du Code du travail : réduction de moitié des jours de vacances des fonctionnaires, de 30 à 15 jours par an, fonctionnaires qui devront par ailleurs reverser à l’État une journée de salaire par mois  ; réduction de 20 % du salaire des contrats temporaires renouvelés. Enfin, il y avait un troisième groupe de mesures « sociales » ou « compensatoires », destinées à éteindre de façon préventive l’explosion populaire, mais qui semblent dérisoires : maintien de la TVA à 12 %, mise en place d’une allocation de 15 dollars pour 300 000 familles pauvres, etc.

Le 3 octobre le pays est d’abord bloqué par les organisations patronales du transport, qui lèvent cependant la grève dès le lendemain après être arrivés à un accord avec le gouvernement. Puis les étudiants rejoignent la mobilisation, rapidement suivis par la Confédération de nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE) et le Front unitaire des travailleurs (FUT), principale organisation syndicale équatorienne. Face à l’ampleur des manifestations, le gouvernement décrète l’état d’urgence, et l’armée entre dans plusieurs communautés indigènes. 

En réponse à la répression de la part du gouvernement, la CONAIE décrète de son côté l’état d’urgence dans les territoires indigènes, affirmant que les forces de l’ordre ne peuvent plus s’y rendre. Des policiers et des militaires sont pris en otage par les indigènes, même s’ils sont libérés peu de temps après. Dans certaines villes du pays, surtout dans celles où une partie importante de la population est indigène, le mouvement prend d’assaut les bâtiments du gouvernement. La CONAIE appelle à une marche sur Quito, où plus de 20 000 indigènes arrivent le 8 octobre et prennent l’assemblée nationale pendant quelques minutes. Les organisations du mouvement social, regroupées sous le nom de Collectif unitaire, dont les organisations étudiantes, la CONAIE et le FUT, appellent à une journée de grève et de manifestations le 9. o

Le blocage des autoroutes commence à affecter l’approvisionnement des marchés. Certaines provinces (Azuay) sont entièrement coupées du pays, et des villes (Cuenca) doivent être approvisionnées par l’armée par voie aérienne en médicaments. Les écoles et les lycées restent fermés administrativement. Enfin, trois puits pétroliers sont occupés par les manifestants, quoique sans l’accord des travailleurs du pétrole. On déplore déjà plusieurs morts chez les manifestants.

 

Les acteurs du mouvement 

Le mouvement, qui tient à Quito des assemblées générales où sont présentes jusqu’à 5 000 personnes, est dirigé par la CONAIE, puissante organisation qui regroupe une grande partie des communautés indigènes (les indigènes représentant entre 7 et 25 % de la population en Équateur, selon le type de recensement). La CONAIE est une organisation relativement récente, fondée en 1986, quoique héritière des mouvements paysans liés au Parti communiste dans les années 1940-1950. Elle est surtout présente dans les régions montagneuses des provinces andines, où se trouvent 45 % de ses délégués. Mais la CONAIE s’est progressivement institutionnalisée. En 1996, elle crée un parti politique indigéniste de gauche, le Pachakutik, qui participe aux différentes élections, obtenant plusieurs postes. En 2002, l’ancien général Lucio Gutierrez gagne l’élection présidentielle avec le soutien du Pachakutik, qui obtient deux ministres. Ils sont pourtant contraints de quitter le gouvernement en 2003, lorsque Gutierrez opère son virage néolibéral. Ensuite, la CONAIE sort affaiblie des années Correa. Non seulement Correa attaque l’organisation dans les discours, mais plus de 200 procès ont lieu contre des dirigeants indigènes, avec notamment des accusations de terrorisme et de sabotage.

Les syndicats et partis de gauche sont affaiblis, après dix ans de correato. Comme pour les autres mouvements sociaux, l’ancien président les a soit cooptés, soit réprimés. Lors des premières années du mandat de Correa, il y a eu des avancées importantes dans les droits des travailleurs (sur la précarité et la sous-traitance). Mais dans les années suivantes, le gouvernement cherche à accroître son contrôle sur le système des relations professionnelles et à libéraliser le marché du travail. La cooptation a laissé la place à la répression. Malgré cet affaiblissement, l’Équateur a une longue tradition de syndicalisme combatif. Jusque dans les années 1980, le mouvement ouvrier organisé est le mouvement social le plus important. Outre les grèves générales de novembre 1922, et de 1944, le syndicalisme équatorien connaît son apogée lors des grèves générales successives des années 1980. Mais ces grèves ont été vaincues, et la syndicalisation a chuté pendant la période néolibérale. C’est dans ce contexte que s’est développé le mouvement indigène dirigé par la CONAIE, qui a réussi à resignifier l’appartenance de paysans pauvres et de journaliers au mouvement indigène autour de revendications nationales.

Enfin, les forces liées à Correa sont présentes dans les manifestations, mais sont minoritaires (les figures connues liées au corréisme se sont fait expulser du mouvement dès le départ). De l’étranger, Correa a cependant cherché à capitaliser sur le mouvement en appelant à des élections anticipées.

 

Une victoire importante, mais partielle

Les manifestations s’intensifient jusqu’au 12 octobre, journée décisive. Malgré un couvre-feu à partir de 15 heures sur Quito édicté par le gouvernement, les manifestations et affrontements continuent dans le centre-ville et la nuit dans plusieurs quartiers populaires, les habitants descendent dans la rue. Dans les autres villes du pays aussi (Guayaquil ou Manta notamment) on voit des manifestations spontanées (des cacerolazos) contre la répression.

Le 14 octobre, le gouvernement décide de reculer en appelant à des négociations avec la CONAIE autour de la « révision » du décret 883. L’organisation indigène impose la retransmission en direct des négociations, humiliation pour le gouvernement. Le blocage du pays est levé et le couvre-feu prend fin. Le gouvernement sort profondément affaibli et délégitimé de cette crise, soit parce qu’il a reculé, soit parce qu’il a négocié trop tard, et le mouvement indigène est, lui, renforcé après plusieurs années de recul. Il s’agit d’une victoire importante, mais partielle pour deux raisons : d’une part, le gouvernement et la CONAIE doivent négocier un nouveau décret, dont l’objectif sera malgré tout de réduire les dépenses de l’État, d’autre part, il était possible, vu le rapport de forces, d’aller beaucoup plus loin dans les revendications.

Dès le début des manifestations, un des slogans les plus entendus était « fuera Moreno » [« Moreno, dégage ! »]. Cependant, tant la CONAIE que le FUT ont refusé de porter cette revendication. La principale limite du mouvement a été de ne proposer aucune alternative politique indépendante pour les travailleurs et les indigènes équatoriens. Il aurait été possible de défendre un programme politique qui cherche à apporter des solutions aux principaux problèmes du pays : nationalisation des ressources naturelles, à commencer par le pétrole et les mines, sous contrôle des travailleurs et des communautés où sont implantées les entreprises  ; redistribution de la terre pour combattre la politique de concentration des terres dans les mains de l’industrie agricole  ; fin de la dollarisation de l’économie pour que le pays retrouve sa souveraineté monétaire  ; nationalisation des banques et refus de payer la dette externe du pays, etc.  ; mise en place d’une assemblée constituante pour discuter de ce programme.

Plus d’un mois après la fin du mouvement, la situation semble bloquée pour les deux parties. Le nouveau décret, qui devait être négocié dans les jours suivant la levée de l’état d’urgence, n’a toujours pas été présenté. Du côté du gouvernement, il y a une tentation répressive, comme l’attestent les cas d’arrestations et de poursuites de dirigeants du mouvement ou des simple participants arrêtés (certains manifestants poursuivis sont accusés de « terrorisme »). Depuis, plusieurs rassemblements ont eu lieu ce dernier mois demandant la libération des personnes emprisonnées. Toutefois, Moreno a subi un nouveau revers le 18 novembre, cette fois-ci à l’assemblée nationale, lorsqu’il a tenté de faire passer sous la forme d’une loi différentes mesures d’austérité contenues dans le paquetazo vaincu dans les rues. Du côté de la CONAIE, celle-ci a présenté un programme alternatif pour un « nouveau modèle économique et social » qui réclame des subventions sur l’essence, la fin de l’extractivisme et une politique plus redistributive, mais qui reste timide dans l’ensemble.

 

Sebastian Carbonell