Par Lluís Rabell(1)
Un million et demi de manifestants le 11 septembre à Barcelone, des centaines de milliers quatre jours plus tard à Madrid : l’État espagnol qui se noie dans une crise économique sans fond est ébranlé par les secousses sociales et nationales.
Les prévisions les plus optimistes des organisateurs ont été largement dépassées. De même pour les calculs du gouvernement nationaliste conservateur catalan. Appelant de ses vœux le succès de la manifestation, l’exécutif de la Generalitat essayait à la fois de se dérober à sa propre responsabilité quant à l’application des politiques d’austérité – aussi néolibérales que celles du gouvernement espagnol et menées de concert avec lui – et d’élargir ses marges de négociation budgétaire avec le gouvernement de Mariano Rajoy. Finalement, une véritable marée humaine a déferlé, ce 11 septembre, dans les rues de Barcelone au cri d’« indépendance ». La Diada, fête nationale où la Catalogne se remémore la chute de sa capitale en 1714, a revêtu cette fois une portée historique, tant par l’ampleur de la mobilisation – un million et demi de manifestants selon la police – que par le caractère, sécessionniste sans équivoque, de la revendication posée : « La Catalogne, un nouvel État d’Europe ».
Le 15 septembre, c’était au tour de Madrid. A l’appel des syndicats et de nombreuses organisations sociales, des centaines de milliers de personnes manifestaient pour dénoncer les coupes sombres imposées par le PP (parti populaire, droite au pouvoir) dans les budgets sociaux. Le sauvetage des banques comporte une dure contrepartie pour les classes laborieuses et accentue la récession économique. Le gouvernement essaye de retarder la demande officielle d’une nouvelle « aide » financière, d’un « sauvetage » général de l’Espagne car cela supposerait un contrôle ouvert de la Troïka sur la politique économique. Des échéances électorales guère favorables pour la droite espagnole sont en vue, dans un mois, au Pays Basque et en Galice (auxquelles va s’ajouter la convocation, politiquement explosive, d’élections anticipées en Catalogne).
Mais pour le gouvernement, il devient de plus en plus difficile de jongler avec le calendrier. Ainsi, en octobre, l’État espagnol doit s’acquitter de plus de 30 milliards d’euros de remboursement de la dette auprès de ses créanciers, notamment européens. L’Espagne, manquant de liquidités, est contrainte de refinancer sa dette à des taux d’intérêt exorbitants. Cet endettement, insoutenable à terme, s’avère de plus en plus difficile à gérer au quotidien face à la grogne sociale. Or, De Guindos, le ministre de l’Économie, vient de s’engager devant ses homologues européens à faire de nouvelles coupes dans les dépenses publiques. Chacun le sait, ce sont les retraites qui sont désormais visées.
Malgré leur crainte d’une confrontation majeure, les grandes centrales syndicales, Commissions ouvrières et UGT, ont dû brandir à Madrid la menace d’une nouvelle journée de grève générale. Un bloc de la gauche syndicale, des organisations écologistes et de la gauche radicale – dont Izquierda Anticapitalista – a exigé, au cours de la mobilisation, l’organisation d’un tel mouvement d’ensemble. Il est sûr qu’une nouvelle attaque contre le régime des retraites rendrait inéluctable cette grève générale, la deuxième qu’aurait à essuyer le gouvernement de Rajoy, installé au pouvoir depuis moins d’un an. Des luttes sectorielles éclatent ça et là, dans l’éducation publique (la Catalogne fait face à la rentrée scolaire avec 30 000 élèves de plus… et 3 000 postes de moins !) ou dans les chemins de fer et les transports publics de Madrid et Barcelone (contre les réductions salariales et les mesures de privatisation). Les conditions d’une tempête sociale et politique s’amoncellent sous le ciel de l’Espagne.
Complexité multinationale
La crise économique se conjugue avec la crise d’un régime politique et d’un État fondés sur des rapports inégaux entre les différentes nationalités qui peuplent la péninsule ibérique. Il faut mesurer la portée de la récession qui s’abat sur l’ensemble du pays. Selon les prévisions du patronat, on devrait atteindre l’an prochain les six millions de chômeurs, soit plus de 26 % de la population en âge de travailler. Dans la jeunesse, le taux de chômage dépasse déjà 55 %. Des chiffres qui donnent le vertige et témoignent de l’effondrement de tout un modèle économique.
Avec le processus d’intégration à l’Union Européenne, c’est toute une redéfinition de la structure économique et de la place de l’Espagne dans l’économie globalisée qui a eu lieu. Une fois l’industrie lourde démantelée, le pays est devenu une piste d’atterrissage pour les grandes multinationales, qui ont satellisé une bonne partie de la petite et moyenne industrie. Les campagnes se sont dépeuplées et l’agriculture paysanne a succombé devant les exigences de l’industrie agroalimentaire. Les gouvernements – de droite et sociaux-libéraux – ont misé sur le développement du tourisme, la libéralisation du sol et la spéculation foncière. Les quinze années qui ont précédé l’éclatement de la crise ont été marquées par une expansion irrationnelle du bâtiment. La balance commerciale espagnole étant déficitaire, c’est auprès des grandes banques européennes, notamment française et allemandes, que les entités financières espagnoles sont allées chercher l’argent pour financer leur fiesta. Les bas salaires et la précarité des contrats de travail semblaient « supportables » dans la mesure où le crédit à bon marché était abondant ; beaucoup de gens contractaient des hypothèques pour pouvoir se loger. On en voit aujourd´hui les conséquences, avec plus de 500 000 familles expulsées de leur foyer – et toujours endettées auprès des banques – et plus d’un million d’appartements vides qui gonflent d’une valeur fictive les avoirs des entités financières.
La crise de la dette espagnole est, en fait, une crise de la dette privée – essentiellement des banques et grandes entreprises. C’est cette dette, pratiquement une fois et demie le PIB de l’Espagne, qui, progressivement transformée en dette publique, étrangle aujourd’hui le budget de l’État. Au milieu de cette catastrophe, pas la moindre idée en vue de la part des élites dirigeantes pour réactiver la croissance, si ce n’est de vaines tentatives de relancer les secteurs qui ont conduit à cet effondrement général à coup de nouvelles et hasardeuses opérations spéculatives.
C’est dans ce cadre-là que la décentralisation de l’État, décidée il y a trente ans pour essayer de diluer les aspirations nationales de la Catalogne et du Pays Basque, montre son caractère pervers et son épuisement. Ainsi, le budget de l’autonomie catalane gère d’importants services : éducation, santé, services sociaux, police, justice, aménagement du territoire, transports (en partie)… Or, la fiscalité constitue un point d’achoppement endémique entre la Generalitat et Madrid. L’État, ayant la capacité de ponctionner et gérer la plupart des impôts, octroie une portion manifestement injuste à la Catalogne au regard des services dont le gouvernement régional a la charge. La droite nationaliste catalane a bien su exploiter le sujet de la « spoliation fiscale » pour faire passer au deuxième plan le fait qu’elle a soutenu – et parfois anticipé – toutes les mesures antisociales de la droite espagnole. L’actuel budget de la Generalitat, qui comporte une agression sans précédent contre la santé publique et l’éducation, a été adopté, voici un an, avec les voix du PP. C’est dire à quel point la question nationale devient cruciale. Elle pèse sur l’unité et la capacité d’action du mouvement ouvrier, elle met la gauche mal à l’aise et sur la défensive.
Le PSOE (social-démocratie), accroché à une idée centraliste de l’Espagne, se dresse contre toute prétention indépendantiste. De son côté, Izquierda Unida (Gauche unie, bloc autour du parti communiste), traditionnellement partisane de la reconnaissance du droit des peuples à l’autodétermination, ne fait pas preuve d’une grande audace face à la nouvelle montée en puissance des revendications nationales. Pourtant, celles-ci mettent en mouvement de larges couches populaires, dans un élan contre un régime politique marqué par les déficits démocratiques et qui a préservé le poids dans la vie politique espagnole des oligarchies traditionnelles, bénéficiaires du franquisme. C’est là qu’une gauche de combat se doit de livrer une bataille pour l’hégémonie, unissant la lutte pour les droits sociaux au combat pour la démocratie la plus large. L’unité du mouvement ouvrier sera à terme impossible s’il n’assume pas le droit des peuples à la séparation, surtout quand le mouvement séparatiste est chargé d’opposition à la monarchie et empreint d’aspirations sociales. Le chemin d’une fédération libre des peuples de la péninsule, scellant l’entente des classes laborieuses, est désormais indissociable de la pleine réalisation des aspirations des nationalités historiques, la Catalogne, le Pays Basque et aussi la Galice.
« Quand l’indépendance est devenue l’horizon que demande la société catalane – affirme une déclaration de Revolta Global-Esquerra Anticapitalista – le défi de la gauche anticapitaliste et des mouvements sociaux, populaires et alternatifs, est d’unir la revendication nationale d’une République catalane à la lutte pour les droits sociaux et à l’objectif d’une issue à la crise capitaliste favorable aux intérêts de la majorité des citoyennes et des citoyens. Si nous ne parvenons pas à faire ce lien, ce seront les grandes entreprises et les secteurs conservateurs qui dirigeront ce processus, détournant la lutte nationale au profit de faux consensus et désactivant les mobilisations sociales. » o
1. Militant de Revolta global-Esquerra anticapitalista. Révolte globale est l’organisation catalane de la Gauche anticapitaliste de l’Etat espagnol.