« Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples. » Ainsi de Gaulle se décrivait-il lui-même, en avion vers… Damas, dans ses Mémoires de Guerre. Il ne manque pas de disciples en Occident. On voit donc fleurir les inepties sur la guerre civile séculaire qui déchirerait aujourd’hui le Moyen-Orient, en opposant chiites et sunnites…
La vérité, pour le coup assez simple, est bien différente. Une partie des populations du Moyen-Orient, après avoir été elles aussi soulevées par le « Printemps arabe » de 2011, ont été écrasées dans le sang, en Syrie, en Irak, en Egypte, au Yémen, au Bahreïn, et elles sont aujourd’hui prises en étau entre des forces réactionnaires rivales qui s’entendent pourtant sur l’essentiel, l’etouffement des revendications sociales et démocratiques. Ces populations n’ont même pas eu « en échange » de la répression la paix armée des tyrans, mais des années de guerre sanglante, des guerres à la fois civiles et internationales, car dans chaque pays en guerre les puissances régionales et mondiales interviennent les unes contre les autres pour y imposer leurs intérêts.
Irak, Syrie : money time ?
On parle de « paix » à venir en Syrie et en Irak parce que le « califat » de Daesh achève de s’effondrer – territorialement. Mais il s’agit plutôt d’une sorte de « money time » comme on dit du dernier quart d’heure des matchs de basket, le moment de passer à la caisse et de solder les comptes.
En Irak, l’Etat central crie victoire. Mais quel ordre s’apprête-t-il à faire régner dans les zones arabes sunnites qu’il vient de reconquérir ? Moins misérable, moins policier, moins corrompu, moins oppressif qu’avant la percée de Daesh ? Le gouvernement irakien est loin de donner une quelconque garantie de cela aux populations « libérées » de Mossoul ou de Falloujah. Il en donne davantage aux investisseurs étrangers qu’il est venu solliciter dans une « conférence pour la reconstruction » au Koweït. Comme l’a dit un ministre aux gouvernements et capitalistes américains, saoudiens, turcs, français venus examiner l’opportunité d’investir les milliards de dollars nécessaires : «le risque est énorme, mais la rentabilité aussi ». Ça promet… Fort de sa victoire, l’Etat irakien a en tout cas déjà montré les crocs… aux Kurdes du nord du pays, en les menaçant d’invasion s’ils proclamaient leur indépendance et en récupérant par la force Kirkouk et son pétrole.
En Syrie, c’est la ruée vers la conquête des derniers territoires en dispute, notamment aux frontières. Le régime et ses alliés écrasent sous les bombes, dans l’une des offensives les plus violentes depuis le début de la guerre, les dernières régions tenues par la rébellion, Idlib et la Ghouta orientale. La Turquie mène son offensive contre le canton kurde d’Afrin, avec l’objectif d’empêcher le PYD de constituer une entité kurde autonome tout le long de sa frontière. Les troupes d’Assad soutenues par les Russes et les Iraniens d’un côté, les troupes des FDS à majorité kurde soutenues par les Américains de l’autre, se ruent vers la frontière irako-syrienne pour en prendre le contrôle. Au point de s’affronter plusieurs fois ces derniers mois. On comprend « l’échec » des « conférences de paix » initiées par l’ONU à Genève et par la Russie à Sotchi : les puissances rivales sont surtout affairées à continuer de faire parler les armes pour imposer le meilleur rapport de forces possible.
Dernier épisode en date de cette guerre internationale dans la guerre civile syrienne : l’aviation israélienne multiplie les raids contre des bases du régime, soupçonnées de permettre à l’Iran de s’installer durablement dans le pays et d’y offrir à terme une aide militaire considérable, et beaucoup plus sophistiquée qu’avant, au Hezbollah. Donc de menacer la sécurité de sa frontière nord avec le Liban et la Syrie. Au moment où nous écrivons, un F-16 israélien a été abattu (par un missile syrien ? iranien ?), déclenchant de nouveaux raids israéliens meurtriers en représailles. Cerné par les affaires, soucieux de maintenir son gouvernement dominé par l’extrême droite, on peut se fier à Netanyahou pour se lancer dans une escalade militaire s’il le juge utile.
Un baril de poudre à l’échelle de toute une région
C’est un signe de plus du nouveau danger qui menace les peuples de toute la région. Non seulement on est encore loin d’une quelconque « paix » en Irak et en Syrie (pour ne même pas parler du Yémen), mais des bruits de bottes de plus en plus assourdissants se font entendre. Avec l’internationalisation croissante de la guerre en Syrie. Avec aussi l’antagonisme de plus en plus brutal entre l’Iran et l’Arabie saoudite : en moins d’une année, le « nouvel homme fort » du Royaume saoudien a instauré un blocus du Qatar, séquestré le premier ministre du Liban pour provoquer une crise dans ce pays et bousculer le Hezbollah, imposé une intervention militaire criminelle et désastreuse au Yémen, tout en obtenant le soutien vigoureux de Trump et en resserrant l’alliance de facto, et de moins en moins honteuse, avec Israël.
Ni ce trio infernal, ni l’Iran, ni la Turquie, ni la Russie ne veulent sans doute aujourd’hui d’une guerre généralisée dans la région. Mais les politiques et les aventures militaires des gouvernements de ces pays, d’ailleurs censées les aider à asseoir leur pouvoir, à museler leurs propres peuples, à les chauffer à blanc, à écraser les dissidences, ont transformé tout le Moyen-Orient en baril de poudre hautement explosif.
Ce dossier est donc consacré aux guerres que subissent les peuples de la région, notamment les Syriens (Joseph Daher), les Kurdes (Emma Wilde Botta), les Palestiniens (Julien Salingue), et aux risques d’une déflagration généralisée (Gilbert Achcar).
Yann Cézard