Par Jean-Pierre Filiu
Daech, le bien mal nommé «Etat islamique», est apparu et s’est développé à la faveur de la désastreuse invasion de l’Irak par les Etats-Unis, au printemps 2003. Il n’y avait alors dans ce pays aucune présence jihadiste organisée, à l’exception du groupe «Unicité et jihad», dirigé par le Jordanien Abou Moussab Zarqaoui, implanté dans les montagnes kurdes, hors du contrôle du régime de Saddam Hussein. Or l’occupation américaine abolit les frontières intérieures de l’Irak, permettant à Zarqaoui d’étendre son influence jusqu’à Bagdad. Surtout, le proconsul nommé par Washington [Paul Bremer] dissout l’armée irakienne et bannit tous les membres du parti Baas hors de la fonction publique, précipitant dans l’insurrection des milliers de militaires aguerris.
Zarqaoui, servi par le ralliement d’anciens cadres de la dictature, conquiert progressivement une base territoriale dans la province occidentale d’Anbar. A l’automne 2004, Oussama Ben Laden l’adoube chef de la branche irakienne d’Al-Qaida. En novembre 2005, Zarqaoui parvient à projeter sa terreur depuis son sanctuaire irakien jusque dans son pays natal, avec un triple attentat-suicide à Amman (dont le dixième anniversaire a été marqué dans le sang par une fusillade meurtrière à l’intérieur même d’un centre de formation militaire en Jordanie).
Lorsque Zarqaoui périt dans un bombardement américain, en juin 2006, une direction bicéphale se met en place : un «calife» originaire de Bagdad (en fait un ancien officier de Saddam) prend la tête d’un «Etat islamique en Irak», tandis qu’un envoyé de Ben Laden, de nationalité égyptienne, commande la structure proprement dite d’Al-Qaida. Les Etats-Unis, après avoir longtemps amalgamé Al-Qaida aux autres formations insurgées, décident enfin de se concentrer sur le seul «Etat islamique». Ils enrôlent dans les milices dites du «Réveil» (Sahwa) tous les combattants arabes et sunnites déterminés à lutter contre «l’occupation» d’Al-Qaida, y compris d’anciens rebelles, amnistiés de fait.
Cette politique permet d’endiguer, puis de refouler «l’Etat islamique». Mais les partis kurdes, qui ont des visées sur Mossoul, refusent le déploiement de la Sahwa dans cette ville, ce qui permet aux jihadistes d’y préserver une infrastructure clandestine. En avril 2010, les deux dirigeants locaux d’Al-Qaida sont tués ensemble dans un raid irako-américain. Abou Bakr al-Baghdadi, un imam ultra-radical de Samarra, reprend en main l’organisation en multipliant les purges sanglantes. Il s’appuie plus que jamais sur des vétérans de la police politique de Saddam pour forger une phalange totalitaire à l’ambition implacable. Il peut aussi bénéficier de la protection accordée de longue date par Bachar al-Assad et les services de renseignement syriens à la guérilla anti-américaine dans l’Irak voisin.
A la mort de Ben Laden, en mai 2011, Baghdadi refuse de prêter allégeance à son successeur, affirmant ainsi l’indépendance de son «Etat islamique». C’est le début d’une spectaculaire montée en puissance, des deux côtés de la frontière syro-irakienne :
– à l’Ouest de celle-ci, le régime Assad, confronté à une vague pacifique de contestation populaire, joue la politique du pire et libère des centaines de détenus jihadistes qui vont grossir les rangs de «l’Etat islamique».
– à l’Est, le Premier ministre Nouri al-Maliki, un fondamentaliste chiite, est d’un sectarisme si agressif qu’il démobilise la Sahwa et s’acharne contre les personnalités sunnites, ainsi rejetées dans une opposition de plus en plus radicale, ce qui fait aussi le jeu de «l’Etat islamique».
Assad et Maliki misent sur l’épouvantail jihadiste, le premier pour présenter sa dictature comme un «moindre mal», notamment auprès des Occidentaux, le second pour faire taire toute critique dans son propre camp chiite. Baghdadi en profite pour consolider ses réseaux, en Syrie dans la vallée de l’Euphrate, en Irak dans la province d’Anbar et à Mossoul. En mars 2013, Raqqa est la première capitale régionale de Syrie à tomber entre les mains de l’insurrection. Mais, dès le mois suivant, Baghdadi élimine les formations révolutionnaires de Raqqa pour y proclamer «l’Etat islamique en Irak et en Syrie», désigné sous son acronyme arabe de Daech.
Assad et Maliki continuent à jouer les pompiers pyromanes. La dictature syrienne épargne ostensiblement Daech, qui grignote les positions tenues par l’opposition armée. Celle-ci lance en janvier 2014 sa «deuxième révolution», cette fois contre Daech, et parvient à l’expulser hors des provinces d’Alep et d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie. Le monde entier reste pourtant passif lorsque Assad déclenche une campagne de bombardements massifs contre la guérilla syrienne, ainsi contrainte de se battre sur deux fronts. Protégé par Assad, encouragé de fait par Maliki, Baghdadi compense ses pertes en Syrie en s’emparant en juin 2014 de Mossoul, la deuxième ville d’Irak. Il ne tarde pas à s’y déclarer «calife», à la tête d’un territoire dont la superficie équivaut à celle de la Jordanie. (Publié dans la revue Histoire, le 23 novembre 2015)