Deux systèmes référentiels mettent en tension le care, tout en se traduisant par des pratiques différentes. Si la pratique compassionnelle est toujours présente (surtout dans le domaine de la dépendance des personnes âgées), l’expertise professionnelle émerge. La prégnance de la compassion et les dérives qu’elle entraîne sont illustrées à propos de la sexualité des handicapés : sous couvert d’un nouveau service à la personne, on a été jusqu’à proposer la marchandisation de leur accompagnement sexuel. Cet exemple manifeste la complexité, et le caractère parfois douloureux des questions posées par le care. Dans le précédent article, nous avons présenté un état des lieux de la prise en charge dans les domaines de la petite enfance et de la dépendance des personnes âgées. Dans celui-ci, nous aborderons les questions en débat, en critiquant la récupération du concept de care à laquelle M. Aubry se livre depuis le printemps dernier. Nous en déduisons la nécessité de propositions radicales que nous explicitons, sans masquer en quoi elles entrent en contradiction avec la politique de marchandisation et de démantèlement des services publics à l’œuvre dans le système libéral actuel.Le care aujourd’hui, entre compassion et professionnalisation. Pour citer à nouveau P. Paperman, « réduire le care à la compassion est un possible écueil d’une politique du care »1. Aujourd'hui, même si les métiers du care sont en plein essor, la conception compassionnelle du care reste malgré tout prégnante. L’expertise professionnelle a du mal à s’imposer dans ce secteur où domine le précariat féminin subventionné2. Le lien entre care, soins, aide à la personne et femmes est quasi naturalisé. Dans une perspective non essentialiste du care, il est nécessaire de dépasser les notions de « qualités féminines », acquises dans l’éducation et dans le cadre du travail domestique. Récemment3-4, plusieurs auteurs ont mis en avant la nécessité d’étudier le problème à partir de l’histoire socioprofessionnelle. Ces travaux utilisent des grilles d’analyse féministes introduits par Danièle Kergoat à travers le concept de «coextensivité des rapports de domination ». Le travail rémunéré du care où la domination de classe se conjugue avec celles de sexe et de race en est aujourd’hui une illustration majeure. Ces rapports sociaux sont « consubstantiels », c’est-à-dire qu’ils sont inséparables les uns des autres et qu’ils se reproduisent mutuellement. Dans le secteur de l’aide à domicile, deux types de représentation de la « professionnalisation du métier » s’opposent. L’attitude face à la « norme de sollicitude » 5 semble jouer un rôle déterminant dans la manière d’appréhender le contenu même du travail6 : d’une intervenante à l’autre, la technicité et le relationnel ont des légitimités différentes, selon la trajectoire professionnelle et familiale qui précède l’entrée dans ce secteur. Dans un premier groupe, se retrouvent des femmes, souvent âgées de plus de 45 ans, dont beaucoup sont d’origine étrangère et n’ont jamais été salariées. Elles exercent « avec tout leur coeur» cette activité qui constitue un prolongement symbolique de leur investissement domestique et familial. Dans un second groupe, on trouve des femmes qui ont déjà exercé un métier socialement reconnu, qu’elles ont dû quitter car incompatible avec leurs charges de famille. Pour celles-ci, compassion et sollicitude passent au second plan, et la technicité du travail est revendiquée ; leur entrée dans l’aide à domicile est un déclassement, résultat d’une trajectoire socioprofessionnelle descendante qui peut être rapportée à « l’effritement de la condition salariale »7. Enfin, un troisième groupe est constitué par les plus jeunes qui entrent directement dans ce métier, mais pour qui il s’agit souvent d’un « passage obligé » vers des secteurs plus valorisés telles les structures institutionnelles et hospitalières de prise en charge de la dépendance. On retrouve les mêmes tendances dans les structures de formation : certaines mobilisent des normes de sollicitude, d’autres s’en écartent très clairement. On voit donc que si « faire du care » relève peu souvent d’un véritable choix, « faire avec care » suppose une véritable formation pour en faire un métier à part entière. Cependant, pour les travailleuses de ce secteur, la précarisation du travail s’ajoute à la faible qualification. Le travail est donc mal vécu : « Ce n’est plus un travail (…) l’aspect relationnel disparaît, nous n’avons plus le temps»8.
Le seul véritable fondement de ce métier doit être l’intervention professionnalisée contre la perte d’autonomie. Grâce à ce cadre professionnel, « faire avec care » est le résultat d’une réflexion, d’une formation qui permet à l’émotionnel d’être réévalué. S’interroger sur la juste place des émotions, tant dans la vie des femmes que dans celle des hommes, permet de dépasser la vision essentialiste.
Une dérive du care : l’accompagnement sexuel des handicapés peut-il être marchand ? Le care, défini comme le fait d’apporter des réponses concrètes aux besoins des personnes vulnérables, peut aussi être détourné si l’on oublie d’y ajouter cette condition essentielle : sans porter atteinte aux libertés et droits d’autrui. Les services à la personne faisant partie des activités du care, la tentation est forte de qualifier tout et n’importe quoi de service.
Ainsi, des associations liées au handicap et des député-e-s UMP (J-François Chossy et Chantal Brunel) proposent de créer et de légaliser un « système d’accompagnement érotique et sexuel » à l’attention des personnes lourdement handicapées9. Dans ce but, ces associations donnent leur propre interprétation de la loi française de 2005 sur le handicap, qui octroie au handicapé « l’accès aux droits fondamentaux reconnus à tous les citoyens ainsi que le plein exercice de sa citoyenneté » et « le droit à la compensation des conséquences de son handicap ». L’égalité entre les handicapés et les personnes valides doit être défendue, mais il faut bien constater que la demande d’accompagnement sexuel tarifé est essentiellement le fait d’hommes handicapés qui désirent avoir des relations avec des femmes. Il apparaît donc légitime de questionner ce projet d’accompagnement sexuel qui s’appuie sur un "droit" faisant de plus en plus débat, notamment en Europe : le séculaire "droit de l’homme" à l’accès marchand au corps des femmes – et d’autres hommes―, avec sa logique de domination, de mépris et de violence. Sous couvert de services de care, cette “dérive“ doit être analysée essentiellement comme une régression dans la domination de genre.
Ce « service sexuel » mérite d’être questionné. Doit-il être marchand, gratuit, médicalement assisté ? Une relation à sens unique, sans sentiment ni lendemain, marchande, peut-elle relever de la sexualité épanouie ? Répondre à une demande de vie affective et amoureuse par une relation sexuelle tarifée, ne peut en aucun cas constituer une réponse adéquate au mal-être des personnes handicapées. Qui peut prétendre avoir aujourd’hui une réponse vraiment satisfaisante à ce problème ? Quand bien même certains décideraient par engagement personnel de pratiquer gratuitement cet accompagnement, le problème est beaucoup plus global. Car c’est la société qui doit changer son regard sur les handicapés et sa relation avec eux pour leur permettre d’avoir une vie amoureuse et sexuelle épanouie. Dans la société d’aujourd’hui, qui seraient les prestataires de service : des prostituées, des volontaires, des paramédicaux ? Le flou demeure, mais les promoteurs de ce « service » se réfèrent en permanence aux pays réglementaristes voisins (Allemagne, Suisse, Pays-Bas) où le service est reconnu comme de la prostitution spécialisée et tarifée.
Autoriser un tel « accompagnement sexuel » nécessiterait de modifier la loi en élargissant la définition du proxénétisme. Une brèche serait ainsi ouverte dans notre système juridique, l’un des derniers qui condamne le proxénétisme. Puis, au nom de la non discrimination, la porte serait grande ouverte pour autoriser le recours à la prostitution pour tout un chacun. Les maisons closes pourraient rouvrir, comme le voudrait Chantal Brunel. La prostitution deviendrait donc un métier comme un autre et les proxénètes… de simples chefs d’entreprise ! L’accompagnement sexuel tarifé devient un métier parmi d’autres. Un recul terrible pour les femmes. La société décente de Martine Aubry n’est pas la nôtre.Les contre-réformes néolibérales engagées depuis le début des années 1980 détruisent de façon organisée et systématique les services publics et la protection sociale. Les socio-libéraux, qui ont signé le Traité de Lisbonne, portent une part de responsabilité dans leur mise en place. La direction du PS, qui a renoncé depuis longtemps à tout véritable programme de transformation sociale et de redistribution des richesses, seul à même de permettre de reconquérir services publics et protection sociale collective, est cependant consciente de la colère qui monte et qui s’est manifestée récemment dans le grand mouvement contre la réforme des retraites. Martine Aubry nous propose aujourd’hui son discours sur « la société du soin »10, et s’empare du care comme axe politique. Elle définit ainsi le care : « C’est une société de l’attention aux autres. Mais il ne s’agit pas simplement que chacun prenne soin des autres, cela implique aussi que l’État prenne soin de chacun. Pour cela, il faut une véritable révolution des services publics. Jusqu’à présent, les services publics fonctionnaient sur des règles générales, et non sur la prise en charge de chacun. Pour moi, c’est cela le care. Nous voulons une société du respect, et non pas une société dure, violente, brutale, égoïste»9.
S‘agirait-il d’un changement de cap alors que la droite du PS considère que l’Etat providence est obsolète ? Les directives de l’Union Européenne exigent la mise en concurrence du secteur privé et du secteur public, et leur première application remonte à la loi de finances du gouvernement Jospin, dont M. Aubry faisait partie. Si on prône une révolution des services publics, il faut exiger l’arrêt immédiat de la procédure de la RGPP (révision générale des politiques publiques) et la création massive d’emplois qualifiés, seule manière efficace d’assurer la prise en charge de chacun. Or, chaque jour apporte en fait des preuves du décalage entre les discours et les pratiques politiques du PS : au niveau municipal départemental et régional, les élus du PS dans les collectivités territoriales participent largement, au développement du partenariat public-privé dans la gestion de nombreux services publics. Pour M. Aubry, « la société du care est aussi une société décente, une société du respect, une société du soi. La vraie modernité de l’action publique c’est la prise en compte de la personne »9. Cette insistance sur « la personne », sur « la prise en charge de chacun » n’est pas condamnable en soi, mais devient suspecte quand elle ne s’accompagne pas de la nécessaire revendication de structures collectives, et des moyens matériels et en personnels qui vont avec. Dans une société décente, les droits sociaux au travail, à un logement correct, à l’éducation pour tous, à des services publics et à une protection sociale de qualité seraient universels. Cela nécessite une redistribution radicale des richesses. Les intentions peuvent apparaître louables, mais si les moyens nécessaires à leur réalisation sont laissés dans l’ombre, le discours de M. Aubry sur le care n’est qu’une coquille vide. Comme l’écrit D. Collin, « Encore une fois, le flou permet de ne pas parler de ce qui est nécessaire à une vie décente»11. Dans l’affrontement qui s’annonce sur la contre réforme de la dépendance prévue par la droite au pouvoir, le risque est grand de voir le PS manier ce flou qui a prévalu dans la bataille des retraites. Enfin, la société du care serait « une société où l’on privilégie l’être, le bien-être, sur l’avoir. Il ne suffit pas seulement d’avoir, la relation aux autres dans sa ville et son quartier, dans l’entreprise… compte aussi beaucoup dans une vie réussie ». A juste titre D. Collin demande : « La société décente devrait permettre à tous de travailler, ce qui nécessite une autre organisation de la production et une réduction massive de la durée du travail, ce qui augmenterait la durée du temps libre de chaque individu. »
Malgré toutes ces imprécisions, ce discours porte sur un sujet sensible et a été dénoncé comme un ramassis de “nunucheries“ par M. Valls, toute la droite du PS et la droite tout court. Le care a une portée critique qui affronte un ensemble de questions liées à cette face cachée de la vie sociale qu’est la dépendance. Certains individus, non confrontés au problème directement, préféreraient le silence sur cette question qui dérange pour éviter de se demander qui assure ce travail considéré comme dévalorisant et pourquoi. 12 Pour une politique démocratique du care : créer des services publics et gérer le temps long du careCette dernière partie contient les revendications concrètes que nous pensons devoir avancer pour la prise en charge des petits enfants et des personnes dépendantes, âgées ou handicapées, selon les principes d’égalité et de refus de la marchandisation de ces services, tout en garantissant le statut professionnel des intervenants. Petite enfance : accès de tous à un service public de qualité L’accueil de la petite enfance dans des structures publiques et collectives est un souci des autres qui dépasse largement le problème de la stricte dépendance de ce moment de la vie. Ce souci des petits enfants ne peut être correctement réalisé que par un service public qui est seul en mesure de financer correctement les infrastructures, la formation et le recrutement des personnels qualifiés. Face aux attaques qui s’annoncent, syndicats et associations de professionnels, regroupés dans le collectif « Pas de bébés à la consigne »13, demandent le respect des taux d’encadrement par des personnels qualifiés dans les crèches, tout en affirmant la nécessité d’un plan de formation et de recrutement. Ils demandent aussi l’abandon des regroupements d’assistantes maternelles (sommet de la déréglementation avec l’absence de tout encadrement et le maintien des contrats de gré à gré avec les parents employeurs), l’abaissement du reste à charge financier pour les familles, pour aller progressivement vers la gratuité des modes d’accueil, tout en leur permettant d’accéder au mode d’accueil de leur choix. Nous ne rêvons pas, c’est possible ! Un immense réseau d’écoles maternelles a été construit des années 1970 à 1990. Il a permis d’accueillir la totalité des enfants de 3 à 6 ans, facilitant l’entrée massive des femmes dans le travail salarié à plein temps, ce qui leur a permis d’accéder à l’autonomie financière, une étape importante de leur émancipation. Par contre, plus de 60% des enfants de moins de trois ans sont encore pris en charge par leur mère à la maison. Pourquoi, au début du XXIème siècle, l’accueil des tous petits dans des structures publiques et de qualité ne serait-il pas possible ? D’après plusieurs études, la création d’au moins un million de places de crèches permettrait l’accueil de l’ensemble des enfants de moins de trois ans14,15,16. Le financement de ce programme nécessiterait un budget qui représenterait seulement 1% de notre PIB, loin derrière le Danemark qui y consacre 2,1% de son PIB, contre 0,6% actuellement en France. L’accès à la prise en charge de la dépendance pour tous ceux qui en ont besoin ?Chaque individu doit avoir le droit de vivre sa vieillesse dans la dignité et donc à une prise en charge de qualité de la dépendance qu’elle peut entraîner. Les contre-réformes néolibérales réintroduisent déjà le recours à la famille (donc le plus souvent aux femmes), et la marchandisation de l’aide aux personnes dépendantes témoigne du délabrement de l’engagement public dans ce secteur. L’introduction de l’assurance privée va encore accroître les inégalités dans le domaine du care. Le recours aux accords de gré à gré, massif dans le domaine de l’aide à la dépendance des personnes âgées est archaïque et scandaleux : il n’est que la forme moderne du travail à la tâche. La lutte contre la perte d’autonomie des personnes âgées ne relève pas de l’aide domestique, mais nécessite l’intervention de professionnels qui, loin de la compassion, sont formés et ont le temps de proposer les meilleures solutions pour retarder le plus possible la perte d’autonomie, tout en assurant l’indispensable dialogue et l’écoute qui rompent la solitude si fréquemment vécue par les personnes âgées. La solidarité nationale doit assurer le financement de la prise en charge de la dépendance. Il s’agit d’organiser un nouveau droit social, cinquième branche de la Sécurité sociale, qui permettrait de couvrir les besoins d’aide pour tous les handicaps. Pour cela, une cotisation obligatoire serait instituée pour toutes les personnes sans limite d’âge, dès lors qu’il y a des revenus. L’élargissement de la branche maladie ou vieillesse n’est pas une bonne solution, car les personnes dépendantes, qu’il s’agisse des handicapés ou de personnes âgées, sont certes malades mais elles sont de façon constante en état de dépendance. Elles ont donc besoin que soit organisée la prise en charge de leurs besoins spécifiques par des professionnels qualifiés, agents de ce service public. Un financement universel et national est la seule façon d’assurer une égalité territoriale. Ceci ne devrait pas empêcher que la gestion soit confiée aux collectivités territoriales, la proximité dans ce type de service faisant partie de la qualité du soin. On voit bien qu’il s’agit de créer un service public de type nouveau. En Suède, la gestion des dépenses de la dépendance a été intégralement confiée aux communes depuis 1992. Des agents spécialisés ont la responsabilité de décider du montant des aides individuelles, prestations en espèces sans conditions d’âge. Le financement provient pour l’essentiel de la fiscalité locale. Les aidants informels peuvent être directement employés par les communes (avec rémunération et charges sociales), notamment en zone de peuplement peu dense. Un congé rémunéré est accordé en cas d’aide apportée à un proche en fin de vie.Le souci des autres passe d’abord par le refus du recours à l’assurance privée qui va encore creuser les inégalités. Le mode de financement reposant sur une véritable solidarité nationale en est le point nodal. Pour perdurer et couvrir effectivement les risques concernés, les prestations sociales doivent avoir un caractère universel. En France, aujourd’hui, le gouvernement et les médias mènent une campagne sur un projet de réforme qui va explicitement à l’encontre de ces principes. En coulisse, le groupe de pression que constitue le lobby de l’assurance privée est déjà prêt, comme en témoignent les toutes récentes fusions dans ce domaine de l’assurance et le fait que certains ont déjà leur entrée dans les instances suprêmes du pouvoir, tel Guillaume Sarkozy, président du groupe Malakoff Medéric. Après le conflit sur les retraites dont le gouvernement est sorti victorieux mais affaibli, un affrontement majeur pourrait avoir lieu. En effet, il s’agit cette fois-ci de livrer directement aux assureurs le marché que constitue une 5ème branche de l’assurance maladie, alors que pour les retraites le recours à l’assurance privée n’était pas explicitement au premier plan des débats. Les plans des assureurs sont encore plus avancés qu’on nous le présente : des portefeuilles à entrée multiple (dépendance, retraites et couverture maladie sont déjà à l’étude et c’est la privatisation globale de la sécurité sociale qui se prépare17.Le temps long du care Pour les familles, et particulièrement pour les femmes confrontées à la nécessité de prendre en charge la dépendance des leurs lorsqu’ils sont âgés ou handicapés, l’implication n’est pas seulement matérielle, mais aussi mentale et fortement consommatrice de temps, en particulier pour la coordination des soins, même si certains sont délégués à des intervenants extérieurs. De plus, cette implication s’engage souvent pour plusieurs années. C’est ce qu’on peut appeler le temps long du care, dont l’organisation nécessite une proposition d’un type nouveau où éthique et politique du care doivent être intimement associées. Des solutions existent et sont parfois déjà organisées par le secteur public, comme dans le cas de certaines maladies telle la sclérose en plaque, avec la participation d’associations de malades et de leurs familles. Alors pourquoi si peu d’exemples ? En absence d’intervention de la collectivité, les contre-réformes néolibérales s’accompagneraient de l’injonction adressée aux femmes de s’occuper des leurs, dépendants à cause de l’âge ou d’un handicap. Culpabilité et charge mentales s’aggraveraient. Pour des services publics d’un type nouveau « la coordination des temps des différents agents du care est l’axe organisateur des problèmes du care, sous son double aspect de travail et d’éthique. »18. Les propositions ci-dessus ont un but commun : refuser les remises en cause des services collectifs par la marchandisation, et l’obligation corrélative des femmes au retour dans la sphère privée. Seule solution : la création d’un service public du care, avec l’attribution des moyens matériels nécessaires et la formation de personnels qualifiés à statut professionnel garanti.Le care de demain : Un outil pour l’égalité.S’ils se réalisent, les projets de la droite libérale aboutiront à l’accentuation du clivage de la société : worfare pour les pauvres, et services à la personne de confort pour les ménages aisés… Service ou servitude : le care sera-t-il jamais un métier comme un autre? Comme l’explique Geneviève Fraisse: la marchandisation des services à la personne réinstaure une société de serviteurs. S’il s’agit pour les services de remplacer les « bonnes », on est loin d’avoir réglé le fond du problème.19Certaines féministes s’interrogent sur l’apport de la question du care dans la réflexion sur l’égalité. Sans prétendre résoudre complètement la question, il nous semble que les points suivants vont dans le sens de l’égalité. Revendiquer la professionnalisation du care et réclamer la mixité dans ces métiers : comme le disent C. Grenier et V. Martin, « Faire avec care » devient alors un métier à part entière, le métier de faire son métier, qui réclame formation et expertise»20. Revendiquer un service public pour l’accueil de la petite enfance, indispensable pour le plein emploi des femmes, participe à l’égalité entre les hommes et les femmes. Revendiquer des services publics pour l’aide aux personnes âgées dépendantes, alors que ce travail est effectué par les femmes les plus pauvres et les plus précaires, souvent migrantes, pose aussi la question de l’égalité. À condition, évidemment, de continuer à lutter contre les dominations de genre et de race omniprésentes dans ce secteur.La privatisation programmée de la protection sociale et des services publics va exclure les individus les plus pauvres de ce qui nous permet d’être des “individus à part entière“. Les alternatives posées impliquent donc bien un choix de société : Emplois décents ou précarité subventionnée pour les femmes ? Services marchands ou non-marchands, publics ou privés ? Services d’utilité individuelle ou collective ? Droit pour les plus riches ou droits à des services sociaux universels ? La précarité sociale engendre une vulnérabilité qui ne se limite pas aux adultes mais touche aussi les enfants : « L’autonomie des personnes a nécessité le « care » dont leur enfance a été entourée, et pour celles et ceux qui n’en ont bénéficié que si peu, allez voir dans nos prisons, sur nos trottoirs, combien le « care » ne serait qu’affaire de sensiblerie»21. On est loin d’une vision du care qui réduirait celui-ci à une prise en charge matérielle de la dépendance.La revendication politique du droit au care pour tous ne peut être dissociée de la question éthique de la distribution des responsabilités de la prise en charge. La notion de “temps long du care“ illustre bien cette double exigence : le soin des autres est indissociable du souci des autres. Encore aujourd’hui, ce sont les femmes, et elles seules, qui coordonnent les soins nécessaires à ceux qui en ont besoin dans la famille : la question d’éthique rejoint celle de la domination de genre. Posée de cette façon, cette revendication de l’éthique montre sa cohérence et pose de façon originale des questions de première importance pour interroger le système social, mieux comprendre l’affaiblissement de l’autonomie individuelle et l’individualisme actuel qu’il génère. Pour nous, la lutte contre la destruction de la protection sociale et pour le développement de services publics de qualité fait partie du « souci des autres ». Vieillir dans la dignité et pouvoir faire accueillir ses enfants dans des structures publiques de qualité doivent constituer des droits universels. Le mouvement alter mondialiste a démontré la nécessité de poser la santé et l’éducation en tant que biens publics mondiaux. Il est temps, comme l’a fait récemment la Marche Mondiale des Femmes22, d’approfondir cette réflexion et de poser les mêmes exigences pour une organisation du care qui, au lieu de participer au développement des inégalités, prendrait la forme de services publics dans tous les pays, accessibles à tous et gérés de façon démocratique. 23
Jacqueline Penit-Soria et Claudine Blasco. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56