Maurice, c’est vraiment le dernier des Justes, très précisément parce qu’il était allergique à la mémoire instrumentale et faussaire de l’État d’Israël, très précisément parce qu’il n’avait jamais cessé de pratiquer de la manière la plus active son différend avec le sionisme en général, l’establishment sioniste français en particulier.Maurice n’était pas un journaliste, comme on a pu le lire dans la nécro que lui a consacrée Le Monde (qui ne chroniquait pas souvent ses bouquins, de son vivant), mais un militant et ce que l’on appelait jadis et naguère, un publiciste, c’est-à-dire une inépuisable énergie, intellectuelle et combattante, et dont l’écriture était la première des armes.
Maurice, c’était un homme qui criait et qui ne s’est jamais lassé de le faire. Il ne criait pas dans le désert, mais dans un présent dont il savait mieux que quiconque qu’il n’était guère réceptif à ce que ses éclats de voix faisaient ressurgir : non pas la mémoire patrimoniale, étatique, scolaire de la Shoah, mais un contre-récit minoritaire où il est d’abord question de ces flics français qui font le sale boulot lorsqu’on se met en devoir de convoyer à Drancy le petit peuple juif immigré de la région parisienne – et qui jamais n’eurent à rendre des comptes et jamais ne manifestèrent le moindre regret.
Maurice, c’était l’historien autodidacte pour qui toute histoire était auto-histoire et pour lequel s’établissaient (et pour cause), des généalogies toutes naturelles entre ce tort premier et irréparable qui lui fut infligé avec la rafle de ses parents et les violences policières dont il tint le compte méticuleux des décennies durant. Tous ceux, toutes celles qui ont côtoyé Maurice dans les innombrables combats dans lesquels il a été engagé, contre la xénophobie, le colonialisme, les répressions policières, la violence de l’État (etc.) l’ont éprouvé : pour lui, à la différence de la plupart d’entre nous, ce qui incitait à s’engager pour une cause, cela ne découlait pas en premier lieu d’une prise de position intellectuelle, politique ou morale, cela se branchait toujours directement sur ce tort originaire qu’il avait subi à peine sorti de l’enfance. Et cela donnait, naturellement, à ses engagements, cette tonalité unique, cette qualité de véhémence qui ne se sont jamais démenties.
Comme il avait horreur du pathos et de la victimisation, et qu’il était infiniment pudique, il blaguait constamment, histoire de ne pas emmerder le monde avec ses plaies et ses blessures. C’était alors tout un monde qui revenait, tout l’esprit d’un petit peuple perdu. On se marrait – mais pas tout le monde : j’en ai vu blêmir lorsque sa verve s’exerçait, entre autres, aux dépens des notables de « la communauté » (« la tribu », dans son vocabulaire).
Maurice a toujours refusé de chercher des apaisements, pour ne pas parler de réconciliation, avec le monde de ceux qui ont abandonné ses parents aux chiens. Il en a toujours fait une question personnelle, il avait horreur des majuscules, des rodomontades morales, des mots puissants – toute cette rhétorique-là. Il y avait pour lui ce noyau irréductible de l’épreuve du désastre telle qu’il l’avait connue, lui, d’où tout provenait et à laquelle tout reconduisait. Cependant, pour lui, cette singularité de l’expérience ne conduisait pas au culte autocentré du « propre » unique et inégalable, mais tout au contraire à cette propriété d’être immédiatement affectable par tous les torts par d’autres, ici et ailleurs, aujourd’hui comme hier. Ceci, dans la mesure même où il était aussi peut-être le dernier des parias, au sens qu’Hannah Arendt attribue à ce terme dans La tradition cachée.
Et qui dit paria, ici, désigne ce qui s’oppose au parvenu. Maurice, de bout en bout, ce fut ce qui résista à la tentation du parvenu, et du renégat aussi.
Respect, Maurice et indissolubles affinités électives – au reste, rassure-toi, tu ne nous a pas vraiment quittés : tes œuvres, quoiqu’incomplètes, remplissent un bon mètre linéaire sur les rayons de ma bibliothèque et je n’ai pas fini d’y revenir…