"Ne jamais oublier que les gens, quand ils se révoltent, ont toujours une longueur d’avance non seulement sur les sociologues mais aussi sur les politiques". Ce texte, paru dans le numéro 15 (2012) de la revue Contretemps, est la transcription d’un exposé fait par Luc Boltanski à l’université d’été du NPA le 26 août 2011.
L’embarras des sciences sociales face à la question de l’événement
Le thème qu’un malin génie a inscrit sur le programme de la Société Louise Michel hors les murs – si je peux dire –, est proprement terrifiant. Si Olivier Besancenot était capable d’y répondre, il serait le plus grand des politiques. Mieux que le Prince de Machiavel. Et si j’étais capable d’y répondre, je serai le plus grand des sociologues, ce qui, malheureusement ou sans doute heureusement, est loin d’être le cas.
Il y a à cela une première raison. Le moment où se déclenche une révolte, et on l’a vu récemment dans le cas de la Révolution tunisienne, a toujours été considéré comme relativement imprévisible. Si les hommes de pouvoir étaient capables de prévoir les révoltes, ils seraient comme ces pompiers décrits dans La famille Fenouillard qui vérifient l’état des pompes à eau la veille de chaque incendie. Et il y a de fortes chances qu’ils garderaient éternellement le pouvoir, ce qui serait quand même bien dommage.
Le moment où se déclenche une révolte est de l’ordre de l’événement. Un événement est toujours une singularité, et une singularité qui a pour spécificité de s’inscrire dans un certain état de l’espace-temps. Toutes les révoltes sont singulières. On peut bien sûr faire entre différentes révoltes des rapprochements, essayer d’établir des séries historiques, mais cela ne retire rien, finalement, à la singularité de chaque événement de ce type.
Or, les sciences sociales se sont construites, pour une large part, sur le modèle des sciences de la nature qui ont reposé elles-mêmes sur un schème hérité de la pensée grecque ancienne qui entend distinguer nettement ce qui est accidentel de ce qui est essentiel. Selon ce schème, la science n’a rien à dire de l’accidentel et ses investigations ne peuvent porter que sur les dimensions essentielles et, par là, permanentes des processus qu’elle prend pour objet. On retrouve cette idée dans le structuralisme moderne. D’où, par exemple, de nombreux débats sur la question de savoir si l’histoire, mais aussi la médecine, la politique ou la stratégie pouvaient être considérées comme des sciences à proprement parler ou si ces disciplines empiriques n’étaient pas plus proches de l’art, ou de ce que les anciens appellent la prudence, conçue comme une sorte de compétence plus ou moins floue, intériorisée, permettant de s’engager avec succès dans le domaine de l’action pratique. Je pense qu’il serait aujourd’hui très important pour les sciences sociales de dépasser cette opposition et de construire des concepts et des méthodes permettant à ces disciplines de se saisir par la pensée des événements. Mais c’est loin, pour le moment, d’être le cas. Comme le savent les historiens ou les sociologues, qualifier un travail historique « d’événementiel » ou un travail sociologique « d’anecdotique », c’est, encore aujourd’hui, chercher à le disqualifier, comme si la vie sociale n’était faite de rien d’autre que d’une successions d' « anecdotes ». La réhabilitation de l’événement et de l’anecdote est donc, à mon sens, une tâche importante pour les sciences sociales.
Donc, les sciences sociales entendent se donner surtout pour objet les dimensions stables et permanentes des actions humaines. Ce que les sociologues appellent des « régularités », souvent établies depuis le XIX° siècle en faisant appel aux techniques statistiques. Cela a deux conséquences par rapport à l’objet de notre réflexion. La première est que la question de savoir pourquoi on ne se révolte pas semble plus facile d’accès que la question de savoir pourquoi on se révolte, et qu’elle a été, me semble-t-il, bien plus souvent et plus minutieusement traitée par les sociologues, les politistes ou les philosophes que la question inverse consistant à se demander pourquoi on se révolte. En effet, l’état de non-révolte peut être traité comme un état stable, doté d’une certaine permanence, et peut assez facilement être appréhendé en passant par la description des contraintes, associées à des structures, qui assurent la robustesse de ce que l’on appelle un certain ordre social. La seconde est que la question de savoir pourquoi on se révolte a été le plus souvent appréhendée en cherchant à reconstituer les circonstances au sein desquelles des révoltes se manifestent. Cela de façon à établir, en rapprochant différentes révoltes, des classes de circonstances favorables à l’apparition de révoltes, ce qui revient, peu ou prou, à réactiver une démarche d’allure structurale. Autrement dit, il existerait des conditions structurales que l’on peut qualifier de « normales », dans lesquelles les acteurs acceptent, plus ou moins implicitement, l’ordre tel qu’il est, et puis d’autres conditions structurales, plus rares, qui seraient favorables au développement de révoltes. Mais, pour ces approches, chaque révolte particulière demeure une sorte de mystère sur lequel il n’y a au fond pas grand-chose à dire. Un autre effet, paradoxal, de ce type d’approche si fréquent dans les sciences sociales est la tentation fréquente consistant à chercher à réduire la singularité événementielle de la révolte qui est prise pour objet d’étude, et même à contester qu’il s’agisse vraiment d’une révolte. Nombre de sociologues ou même d’historiens s’ingénient ainsi à montrer que sous l’apparence de la survenue d’un événement qui viendrait modifier profondément l’ordre politique et social existant, ce sont encore des structures, susceptibles d’être ressaisies sur la longue période – comme disait Fernand Braudel – qui sont à l’œuvre. Ce sont toujours les mêmes groupes qui interviennent. Les dominants d’avant la révolte sont toujours les dominants d’après la révolte même s’ils se sont donnés un autre visage. Pour ces analystes, que l’on peut qualifier de pessimistes ou d’optimistes selon que leurs attachements politiques les inclinent vers la gauche ou vers la droite, il n’y a donc jamais rien de nouveau sous le soleil.
Expliquer l’absence de révolte vs. expliquer la révolte : deux cadres théoriques qui s’ignorent l’un l’autre
Je partirai de l’opposition que je viens de poser pour défendre l’idée selon laquelle un des problèmes centraux de la sociologie politique se présente de la façon suivante. Il existe, d’une part, en sociologie politique, des cadres théoriques assez nombreux et assez solides visant à expliquer pourquoi les gens ne se révoltent pas. Ce sont, pour dire vite, les théories du consensus et, surtout peut-être, les théories de la domination. Il existe aussi, d’autre part, des théories à mon sens moins élaborées conceptuellement, visant à expliquer pourquoi les gens se révoltent. Mais ces deux genres de théories se sont développées plus ou moins indépendamment les unes des autres et ont eu tendance à largement s’ignorer.
J’ajouterai que, de façon, il faut bien le dire, assez paradoxale, les théories qui visent à comprendre pourquoi les gens ne se révoltent pas ont été surtout élaborées par des théoriciens de gauche. Cela vaut surtout, bien sûr, pour les théories dites de la domination ou de la reproduction. A l’inverse, les théories visant à comprendre pourquoi les gens se révoltent ont été plutôt élaborées par des théoriciens conservateurs ou, au mieux, socio-démocrates.
Les théories de la domination
Je vais signaler rapidement quelques exemples de cadres théoriques visant à comprendre pourquoi les gens ne se révoltent pas et semblent accepter l’ordre dans lequel ils sont plongés, même s’ils s’y trouvent défavorisés ou exploités. Ces théories ont été souvent associées à une déception, par rapport aux espoirs de révolution en Europe occidentale, cela surtout après l’échec de la Révolution allemande de 1918. Mais aussi à une déception à l’égard du tournant pris par la Révolution soviétique avec la montée du stalinisme. La mise en place de ce genre de théories a été plus tard stimulée par la montée rapide et puissante des mouvements fascistes et par leur capacité à susciter l’adhésion d’une partie de la classe ouvrière. Elles visent à fournir des cadres analytiques permettant de comprendre pourquoi les promesses du marxisme ne se sont, apparemment, pas accomplies (plutôt peut-être que de s’interroger sur ce qu’avait été une mauvaise interprétation du marxisme. On a là un mouvement un peu comparable à ce qu’ont été les eschatologies apocalyptiques qui, au cours des premiers siècles du christianisme, ont cherché à comprendre pourquoi le Christ tardait à revenir pour accomplir les promesses du Royaume).
L’histoire de l’Ecole de Francfort offre de bons exemples de construction de ces théories de la domination et de l’acceptation de la domination. Le tournant pessimiste de la réflexion des philosophes de l’Ecole de Francfort, qui aboutira à laDialective négative d’Adorno, vise à comprendre comment les promesses d’émancipation ont pu être submergées par la montée du fascisme, du nazisme et du stalinisme, avec l’acceptation, au moins passive, d’une partie importante de la classe ouvrière.
Ce pessimisme est renforcé par le malaise que suscite chez nombre de philosophes de Francfort réfugiés aux Etats-Unis la rencontre de la société américaine, dont les classes populaires semblent accepter l’exploitation dont elles font l’objet. Ce phénomène est mis sur le compte de mécanismes psycho sociologiques complexes, conduisant à l’intériorisation par les acteurs des valeurs au nom desquelles ils sont exploités. Les philosophes de Francfort, notamment Adorno et Marcuse, mettent l’accent, plus particulièrement, sur le rôle joué dans la société américaine par l’industrie culturelle, le cinéma, les médias, la culture de masse, etc. et sur des processus d’acceptation de l’autorité qui passent par la répression sexuelle durant la prime éducation. Pour un penseur comme Marcuse, le modèle de domination qui s’est mis en place aux Etat-Unis n’est pas moins totalitaire que ne le sont le fascisme ou le stalinisme même s’il s’effectue par des moyens moins violents et semble compatible avec des idéaux qui se réclament de la démocratie. C’est au cours de ces réflexions que se met en place une interprétation de la violence sociale qui sera reprise et réélaborée par Pierre Bourdieu. Pour comprendre la violence, il ne suffit pas de prendre en compte la violence physique patente, mais aussi la violence symbolique qui aboutit à des résultats similaires, mais de façon dissimulée et avec une acceptation au moins apparente de ceux qui subissent cette violence.
Vingt ans plus tard, un problème similaire s’est posé à la sociologie critique française des années 1960-1970. Au début des années 1960, un thème joue un rôle très important dans la sociologie conservatrice et/ou de gauche sociale-démocrate. C’est le thème de la fin des idéologies, développé notamment en France par Raymond Aron. Et celui de la fin de la lutte des classes. Selon ces théoriciens conservateurs, le monde occidental est entré dans une « société de l’abondance », qui annonce la dissolution progressive des classes sociales (au profit d’une grande classe moyenne) et l’affaiblissement des luttes de classes. Des sociologues, comme l’anglais John Goldthorpe, décrivent ainsi le nouvel ouvrier de la société de l’abondance, qui a abandonné le projet d’émancipation par la révolution, au profit d’efforts visant à s’intégrer à la société sociale-démocrate, combinaison d’étatisme et de marché, par le truchement de l’école, par la mobilité sociale et par l’accès à la consommation.
La sociologie critique, qui se redéploie au cours des années 1960-1970, cherchera des arguments pour contrecarrer ce schème. Elle cherchera à montrer que les inégalités et la domination sont toujours aussi importantes. Mais elle doit aussi expliquer pourquoi ces inégalités et cette domination n’entraînent pas un niveau plus élevé de contestation et de révolte. C’est dans ce contexte de lutte idéologique que se mettent en place les nouvelles théories de la domination qui mettent l’accent sur le rôle joué par les institutions culturelles et, particulièrement, par l’école, sur les processus de diffusion et d’intériorisation de la violence symbolique.
C’est, au moins pour une part, par rapport à ce genre de problème qu’il faut comprendre certains des concepts développés par Pierre Bourdieu, particulièrement à propos de l’école, comme ceux de légitimité, de culture légitime et d’intériorisation de la domination. Pour dire vite, l’un des effets de l’inculcation scolaire serait d’amener les acteurs à intérioriser et même à incorporer les schèmes d’une culture légitime. Or, c’est par l’intermédiaire de cette intériorisation et de cette incorporation de la culture légitime que les acteurs dominés en viendraient à accepter comme normale la domination dont ils font l’objet.
Au cours des vingt dernières années, les théories de la domination ont continué leur parcours, en empruntant cette fois beaucoup à l’œuvre de Michel Foucault. Plutôt qu’à une culture dominante plus ou moins monolithique, ces nouveaux théoriciens de la domination prennent pour objet l’analyse des réseaux des micro pouvoirs qui traversent la société et dont l’enchevêtrement ne constitue pas nécessairement une totalité cohérente. Le maintien de l’ordre dépend alors de la capacité des modes de gouvernance à mettre en place des dispositifs politiques permettant de tirer parti de sources de domination relativement hétérogènes, et d’intégrer des processus s’exerçant à différentes échelles, depuis les échelles globales ou opèrent les instances économiques et financières internationales, jusqu’aux échelles locales où les formes traditionnelles et personnelles d’assujetissement restent dominantes.
Un bon exemple en est le livre que Béatrice Hibou a consacré à la situation en Tunisie sous le régime de Ben Ali, La force de l’obéissance. Economie politique de la répression en Tunisie, publié en 2006. Béatrice Hibou montre dans ce livre comment des dispositifs financiers (la recapitalisation des dettes douteuses par la banque centrale elle-même appuyée par les organismes internationaux) s’associent avec des relations locales traditionnelles de clientélisme et avec un ensemble d’organisations contrôlées par l’Etat pour maintenir une situation de domination, « d’obéissance » acceptée d’une certaine façon par les acteurs comme s’ils avaient intériorisé l’impossibilité de la révolte contre ces mécanismes.
On dispose donc, dans l’organum des sciences sociales développées au cours des cinquante dernières années d’un vaste ensemble de modèles et de schèmes tendant à expliquer pourquoi les acteurs dominés ne se révoltent pas contre la domination qu’ils subissent.
Pourquoi on se révolte : du ressentiment à la frustration relative
D’autres modèles théoriques ont été développés, durant la même période, pour expliquer pourquoi les acteurs se révoltent, pour expliquer les mouvements de contestation et les mouvements révolutionnaires. Mais, pour une bonne part, ces modèles explicatifs sont plutôt mis en place par des sociologues et des politistes conservateurs et/ou sociaux démocrates. Nombre d’entre eux se basent sur une sorte de psychologie sociale et, particulièrement, sur un schème qui est celui du ressentiment, plus ou moins dérivé de Nietzsche mais orienté dans une direction différente et, particulièrement, dans celle qui a été tracée, dans le premier tiers du XX° siècle, par le philosophe et sociologue allemand Max Scheler, notamment dans un ouvrage qui a eu un fort retentissement : L’homme du ressentiment (publié en allemand en 1915 et traduit en français en 1933).
L’idée centrale est celle d’un décalage entre, d’un côté, les aspirations des personnes, entre la représentation qu’elles se font d’elles-mêmes et de leurs capacités, et, de l’autre, les possibilités qui leur sont objectivement offertes dans la société telle qu’elle est, pour réaliser ces aspirations, pour s’accomplir. Selon ces théories, des mouvements de révolte se développent, quand un nombre important d’acteurs ont constitué des aspirations et ont acquis une image d’eux-mêmes et de leurs capacités qu’ils ont très peu de chances de voir se réaliser dans la société où ils se trouvent. Selon ces analyses, les révoltent apparaissent particulièrement dans les situations historiques où une élévation du niveau général de richesse et d’activité est suivie par une phase de déclin. En effet, dans ces situations, les aspirations, que l’élévation du niveau de richesse a suscitées, ne peuvent plus se réaliser (ce schème a inspiré par exemple un ouvrage influent de Ted Gurr : Why Men Rebel, publié en 1970).
Un thème fréquent dans ces analyses est celui de l’excès d’hommes éduqués. Il apparaît semble-t-il au XVII° siècle, en Angleterre, pour expliquer les mouvements révolutionnaires radicaux issus du puritanisme protestant. Les universités auraient alors formé un nombre de pasteurs beaucoup plus important que ce que le système des paroisses permettait d’absorber. Ces pasteurs sans paroisse, c’est-à-dire sans rôle social et sans moyens matériels d’existence, auraient développé un ressentiment contre la société qui, en se radicalisant, les aurait conduits à la révolte. Des modèles similaires ont été invoqués pour expliquer la Révolution française, notamment, alors que la Révolution était en cours, par le philosophe politique anglais Burke. Ces analyses ont été ensuite largement reprises par les historiens de la révolution, conservateurs ou réactionnaires. L’une des causes de la Révolution française aurait été le trop grand nombre de petits intellectuels misérables et pleins de ressentiment dans le Paris de la seconde moitié du XVIII° siècle.
Pourquoi ces analyses peuvent-elles être qualifiées de réactionnaires ? Une première raison est qu’elles voient la cause des révoltes dans les développements de l’éducation. Elles prennent pour cible les systèmes scolaires qui permettent à des enfants issus des classes populaires d’accéder à des niveaux d’éducation et de diplômes auxquels normalement ils n’auraient pas dû prétendre et qui ne leur ouvrent pas la possibilité réelle d’occuper dans la société une place correspondant à leurs aspirations et à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes.
Une seconde raison tient à la façon dont est construite la notion de ressentiment. L’homme du ressentiment - comme dit Max Scheler -, n’est pas révolté parce qu’il aurait des désirs, des aspirations et des valeurs qui seraient différents de ceux que reconnaît la société dans laquelle il est plongé. Il ne veut pas autre chose que ce que lui offre la société telle qu’elle est, vivre autrement, penser autrement. Il possède, en fait, les mêmes valeurs que les groupes dominants et a les mêmes désirs que les dominants. Mais il est révolté parce qu’il ne peut pas réaliser ces désirs. Dans les versions les plus psychologisantes de ces approches, la révolte se manifeste par une haine contre la société qui n’est que la transformation de la haine de soi. Le révolté, mû par le ressentiment, s’attaque aux objets, aux institutions et aux valeurs de la société dans laquelle il vit, non parce qu’il les jugerait inutiles ou nuisibles mais simplement parce qu’il ne peut pas les obtenir. Et cette haine est la transformation d’une haine de soi en tant que le révolté se méprise et se déteste lui-même de ne pas être capable de réaliser ses propres aspirations. Par exemple, incapable d’accéder à la richesse qui lui permettrait d’acquérir les biens qu’il convoite. Ou encore de ne pas être assez intelligent et travailleur pour trouver sa place dans l’institution scolaire et pour réaliser ses aspirations professionnelles.
Ce genre d’analyse est indissociable de l’utilisation qui a été faite, encore une fois en le détournant, d’une autre notion nietzschéenne qui est celle de nihilisme, souvent retraduite dans des termes dostoïevskiens, vaguement inspirés du romanLes Possédés. Ces révoltes seraient nihilistes puisqu’elles ne viseraient pas à mettre en place un nouvel ordre, entendu comme un ordre moral, mais qu’elles auraient pour objectif de détruire toute forme d’ordre et de valeur, et de faire sombrer la dite morale dans un « relativisme » absolu.
Les analyses de ce type ressurgissent régulièrement dans les périodes de crise économique et/ou sociale. Cela sous la plume d’auteurs réactionnaires, mais aussi, souvent, il faut bien le dire, sous celle de politistes, de philosophes ou de sociologues qui se réclament du réformisme de gauche. Outre les explications historiques déjà mentionnées visant à déterminer les causes de la Révolution française, elles ont été abondamment utilisées, dans les années 1880-1914 environ, pour expliquer et condamner les mouvements socialistes radicaux et surtout les courants anarchistes. On les voit ressurgir dans les années 1930-1940 pour expliquer plutôt, cette fois, l’adhésion des « masses » à des idéologies totalitaires, comme le stalinisme, le fascisme et le nazisme. Ce dernier étant compris comme une pure adhésion à la force brute au détriment de toute morale et de toute valeur. (Ce qui est faux. L’historiographie récente a, au contraire, mis l’accent sur le fait que le nazisme reposait bien sur des « valeurs », sur une « morale » - même si ce terme semble incongru dans ce contexte – et aussi sur une sociologie rudimentaire).
Le même genre d’analyse est repris cette fois pour expliquer le mouvement hippie, la révolte des jeunes aux Etats-Unis contre la guerre du Vietnam, puis, au moins pour une part, Mai 68. La révolte de la jeunesse des années 1960-1970 a été ainsi souvent interprétée, à l’époque, comme une révolte de jeunes originaires de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, inquiets de ne pas pouvoir accéder aux positions sociales auxquelles ils prétendent. Ces jeunes étaient ainsi censés s’en prendre à la « société de consommation », simplement parce que leurs aspirations à la consommation étaient entravées. Et, comme par le passé, ce phénomène a été mis en rapport avec le développement de la scolarisation, particulièrement dans l’enseignement supérieur, au cours des années 1960.
J’ajouterai enfin que ce type d’explication de la révolte fait un retour fracassant en France depuis quelques années. J’en donnerai quelques exemples. De nombreux commentateurs ont ainsi présenté la révolte des banlieues de 2005 comme une révolte sans revendications et sans objet politique. Comme une révolte pure, mue par le ressentiment et par le nihilisme. Les jeunes de banlieue s’en seraient ainsi pris aux objets de consommation, comme les voitures, parce que posséder ces objets était pour eux un idéal inaccessible. Ils s’en seraient pris aux écoles, aux gymnases, etc. à toutes ces institutions super que les gens de « bonne volonté » avaient mis en place pour eux - pour leur bien être et pour leur « avenir » -, parce qu’ils se savaient, étant abrutis par la drogue et paresseux, incapables de réussir à l’école, etc. Très récemment, des topos du même genre ont été largement diffusés, dans les journaux, pour expliquer les mouvements de révoltes, qualifiés d’émeutes ou même de jacqueries qui se sont développés en Grande Bretagne. Ils seraient le fait de « bandes », mues non par un refus des modèles, et notamment des modèles de production et de consommation, sur lesquels repose une société qui les rejette, mais par le seul soucis d’accéder à la consommation sans travailler, par le vol et la destruction.
On trouve aujourd’hui, plus généralement, ce même type de schèmes utilisés pour interpréter la résurgence dans la société française d’un esprit libertaire, comme on l’a vu, par exemple, à l’occasion de la persécution policière dont ont fait l’objet les jeunes qui avaient cru bon de fonder, à Tarnac, une sorte de communauté pour vivre à leur façon et pour y mettre en pratique et diffuser leurs idées. Eux aussi, comme les anarchistes du début du XX° siècle, ont été considérés comme de dangereux nihilistes faisant fi de toute valeur et de toute morale (Julien Coupat raconte ainsi, dans un entretien, que les policiers qui les interrogeaient étaient persuadés qu’ils vivaient à Tarnac dans la plus grande promiscuité sexuelle et pratiquaient des orgies).
Plus généralement une des craintes des pouvoirs actuels est de voir se développer une jeunesse vacante, non encadrée par les systèmes d’Etat et non intégrée aux entreprises. Les mêmes responsables politiques, d’un côté, prennent les décisions qui sont responsables du chômage et de la précarité et, de l’autre, s’inquiètent et s’indignent de voir autant de jeunes - et souvent de jeunes intellectuels -, « livrés à eux-mêmes » - comme ils disent – c’est-à-dire non tenus en main par les appareils d’Etat ou par la discipline d’entreprise. Du fait de cette vacance du pouvoir, ils seraient prêts à « toutes les aventures », y compris le « terrorisme ».
La critique d’internet, est souvent associée à ce genre de craintes. Internet serait l’espace où ces jeunes « déboussolés » trouveraient les aliments qui les poussent à la révolte. (C’est, comme on sait, l’un des chevaux de bataille d’Alain Finkelkraut qui est aujourd’hui, avec Luc Ferry, l’un des plus beaux fleurons de la pensée néo-conservatrice française, simple reproduction des néo-conservateurs américains, qui ont été les mentors de Bush).
Un grand nombre des mesures prises par les gouvernement Sarkozy visent, sous apparence de défendre la « sécurité » ou de faire des économies budgétaires, à limiter et à encadrer tous ces jeunes qui sont souvent de jeunes intellectuels ou de jeunes artistes, vivant dans les conditions les plus précaires, et considérés comme potentiellement porteurs d’un esprit nihiliste mettant en péril l’ordre existant ou - comme ils disent - « la société », ou comme ils disent encore « le vivre ensemble ». C’est le cas, par exemple, de la loi de sécurité intérieure dite Loppsi 2. Mais aussi de nombreuses mesures visant à limiter le nombre des thésards ou encore le nombre des intermittents et des compagnies de théâtre. Ou encore, les tentatives, non couronnées de succès, pour remettre en place des dispositifs d’apprentissage, considérés comme plus intégrateurs et moins dangereux que ne l’est la fréquentation de l’école et, surtout, de l’université.
J’ajouterai enfin que l’on trouve actuellement, chez des penseurs bien intentionnés, de gauche modérée ou de droite modérée (ce qui revient souvent à peu près au même), une grande nostalgie à l’égard des anciennes institutions, aujourd’hui disparues ou en déclin, que l’on crédite d’une capacité à encadrer les jeunes et à canaliser leur indignation. Cette dernière est considérée, dans ce cadre, comme un trait en quelque sorte naturel, quasi biologique, de l’adolescence. L’adolescence est, dans ce contexte, vue comme le moment où les personnes doivent abandonner les illusions de la jeunesse pour se résoudre à accepter la réalité telle qu’elle est, c’est-à-dire à se résigner à ce qu’elle soit comme elle est, ce qui est considéré comme le signe même du passage à l’âge adulte. Ces gens bien intentionnés, en viennent ainsi à regretter non seulement l’affaiblissement de l’église catholique, au profit d’aspirations spirituelles jugées oiseuses, de type new age, ou encore écologico profonde, etc. Mais ils viennent aussi parfois, ce qui est plus surprenant de leur part, à manifester une nostalgie implicite à l’égard des vieux partis communistes d’Europe occidentale, qui savaient si bien canaliser la révolte des travailleurs et surtout celle des jeunes, et organiser de grands cortèges protestataires, ce qui, certes, gène la circulation, mais fait quand même moins de dégâts que les émeutes et menace moins les puissances économiques.
Dans ce cadre, il faut mettre un accent particulier sur une thématique idéologique qui, tel un véritable poison, est en train d’envahir la pensée politique française, de l’extrême gauche à l’extrême droite. On peut l’appeler le néo-républicanisme. Cette idéologie consiste, pour dire vite, à reconstruire sur un mode idéalisé et fictif, les valeurs dont s’est réclamée la Troisième République, sans jamais les mettre vraiment en pratique. Comme, par exemple, la laïcité (revendiquée, aujourd’hui, pour légitimer l’islamophobie). Ou encore l’égalité scolaire qui, comme l’a bien montré la sociologie critique des années 1960-1970, était un mythe – celui de « l’école libératrice », associée à l’idéologie du don. Ou encore la grandeur éternelle de l’authentique pensée française (La princesse de Clèves, fleuron de l’ancienne culture dominante, devenue, ce qui est assez paradoxal, un symbole de la lutte contre le pouvoir). Sans parler des multiples interventions, dans le monde du travail et de la production, qui utilisent l’argument du chômage pour remettre au goût du jour une xénophobie comparable à celle qui avait envahi la France dans les années 1930, sous la pression des entrepreneurs politiques tentés par le fascisme.
Peut-on traiter dans un même cadre l’absence de révolte et la révolte ?
J’ai mis l’accent sur l’existence de deux genres de théories qui poursuivent des évolutions quasi indépendantes l’une de l’autre. Les premières, souvent de gauche, qui visent à expliquer pourquoi les gens ne se révoltent pas. Et les secondes, plutôt de droite, qui visent à expliquer pourquoi les gens se révoltent. Ce vers quoi nous devons tendre, c’est à la construction ou à la remise au travail de théories susceptibles d’analyser, avec les mêmes schèmes, les périodes durant lesquelles l’adhésion à l’ordre existant semble acquise, et les périodes marquées par des révoltes d’envergure. Cela de façon à les considérer comme deux moments d’un même processus. Je voudrais proposer, pour finir, quelques pistes allant dans ce sens.
Une première direction consiste à s’interroger sur ce qu’il faut entendre par des termes comme ceux de « réalité » ou de « réalité sociale ». Dans un ouvrage récent (De la critique, publié en 2009), j’ai proposé de prendre vraiment au sérieux l’idée, aujourd’hui dominante en sociologie, selon laquelle la réalité est construite. Dire que la réalité est construite signifie que ce qui se présente à nous comme étant la réalité est un système de contraintes qui n’ont rien en elles-mêmes de nécessaires, alors qu’elles sont présentées par les pouvoirs comme s’il s’agissait de contraintes quasi naturelles (particulièrement dans le domaine de l’économie). La réalité est bien construite. Mais cette construction repose sur un ensemble de schèmes, de formats, de règles, qui, pour un grand nombre d’entre elles, ont une assise juridique.
Parmi ces formats il faut mettre au premier plan toutes ces épreuves, tous ces tests, auxquels nous sommes confrontés presque quotidiennement, particulièrement dans la vie au travail, mais pas seulement. C’est par l’intermédiaire de ces épreuves que, constamment, des jugements, jugés légitimes, sont portés par les autres et, le plus souvent, par des personnes qui détiennent un pouvoir, sur nos capacités, et sur nos actes. Ces épreuves se réclament le plus souvent de la justice, entendue dans un sens méritocratique, si bien qu’il n’est peut-être pas exagéré de dire que les principales attaques à l’égalité sont faites aujourd’hui au nom de la justice, de même que les principales attaques contre les libertés le sont au nom de la sécurité.
Dans ce réseau d’épreuves, les épreuves de sélection jouent un rôle social prépondérant. On pourrait même dire, d’une certaine façon, que toutes ces épreuves sont, sous une forme ou une autre, des épreuves de sélection. Des résultats de ces épreuves dépendent, en effet, les possibilités d’accéder à des positions privilégiées et recherchées, ou, au contraire le fait d’être rejeté et mis à l’écart.
Ces formats, ces règles, ces épreuves, qui sont en quelque sorte les briques sur lesquelles repose la construction de la réalité, soutiennent les attentes et assurent à la vie quotidienne une certaine prévisibilité. Il y a des choses très probables (il est très probable que le train par lequel je quitterai Port Leucate me ramènera à Paris et ne sera pas détourné sur Brest). Il y a des choses possibles et d’autres qui sont considérées comme ayant très peu de chances de s’accomplir, voire comme proprement impossibles. Etre réaliste, ou simplement, avoir, comme on dit, du bon sens, c’est avoir une perception à peu près juste de ce qui distingue le probable et l’improbable, le possible et l’impossible.
Dans les sociétés européennes, depuis la seconde moitié du XIX° siècle c’est largement l’Etat-nation qui a pris en charge cette construction de la réalité. L’Etat est, en dernier ressort, le responsable des épreuves, des formats et des règles sur lesquels repose l’ordre social. Il faut noter que c’est loin d’avoir été toujours le cas. C’est quand se mettent en place les grands Etats-nations que se forme le projet visant à stabiliser la réalité pour une population supposée homogène (ou devant être homogénéisée) sur un territoire borné par des frontières. Ce projet repose à la fois sur les nouvelles institutions politiques de la démocratie formelle, sur le droit, sur les instances judiciaires et de police, et sur une confiance sans bornes dans les pouvoirs de la science. C’est-à-dire, d’un côté, des sciences dites de la nature et, de l’autre, des sciences sociales qui se développent à la même époque. Les correspondances entre la sociologie durkheimienne et l’idéologie républicaine sont, par exemple, une bonne illustration de l’implication des sciences sociales dans le projet étatique. Il faut noter, toutefois, que ce projet proprement démiurgique n’est jamais parvenu à se réaliser complètement (même dans les Etats autoritaires ou totalitaires), du fait, notamment, de la tension entre la logique du territoire, qui est celle de l’Etat, et la logique des flux, qui est celle du capitalisme alors en plein développement. Le capitalisme se joue des frontières.
Toutefois, prendre au sérieux l’existence d’une réalité construite ne signifie pas pour autant que toutes nos expériences s’inscriraient dans ce cadre, ce qui lui donnerait un caractère total voire totalitaire. A la réalité, considérée comme je viens de le faire, il convient d’opposer ce que j’appelle le monde, défini comme étant tout ce qui arrive (et même, d’une certaine façon, tout ce qui est susceptible d’arriver). Par ce terme de monde, il ne faut pas entendre ici l’univers ni même le globe terrestre, comme lorsque l’on parle de globalisation.
Le monde - au sens où j’utilise ce terme - est une ressource largement indéfinie et changeante dans laquelle s’enracinent des multiplicités d’événements et d’expériences. Pour cette raison, tandis que l’on peut faire le projet de tracer un tableau de la réalité, dans une certaine société, à un certain moment de son histoire, il est vain de vouloir cerner les contours du monde, qui est, en quelque sorte par essence, non totalisable. La réalité est construite, mais elle l’est au prix d’une sélection dans la multiplicité des processus, des expériences et des événements qui trouvent leur origine dans le monde. Certains sont reconnus, qualifiés, nommés, organisés de façon à prendre place dans l’ordre de la réalité. Il s’ensuit que chacun d’entre nous vit des expériences et participe à des événements qui s’enracinent dans le monde bien qu’ils n’aient pas fait l’objet d’une inscription dans le cadre de la réalité telle qu’elle est construite.
Ces événements, ces processus et ces expériences sont souvent difficiles à identifier, précisément parce que ceux-là mêmes qui les vivent, ne disposent pas des langages, des formats et des schèmes qui permettraient de les nommer et de les cerner. Mais, néanmoins, ils les vivent. Et ces expériences, celles de l’incompréhension, de l’oppression, du déni, de l’injustice, s’inscrivent profondément dans leurs esprits et dans leur corps. Elles ne leur sont pas étrangères et elles stimulent leurs capacités critiques.
Le reproche principal que l’on peut faire, à mon sens, à la sociologie critique bourdieusienne, dans ses formes standards, est d’avoir donné trop de force aux dispositifs de domination en faisant comme si ils étaient capables de coloniser complètement l’expérience des acteurs et d’inhiber leurs capacités critiques. En caricaturant un peu on peut dire que, selon ces conceptions, les acteurs vivraient dans une sorte d’illusion permanente, et que seul le sociologue serait à même de leur dévoiler la vérité de leur condition. C’est un peu la critique que Rancière fait à Bourdieu. Or, le travail de terrain, mené, particulièrement, dans les situations de disputes, montre que les acteurs sont loin d’être aveugles et qu’ils disposent tous de capacités critiques. Mais ils sont réalistes. C’est-à-dire qu’ils savent qu’il n’est pas en leur pouvoir de changer les contours de la réalité, tout seuls et avec leur seule volonté individuelle. Et ce savoir, qui n’est pas une résignation, les incite à limiter, non pas tant le nombre, que l’extension de leurs critiques. Le garçon de café pourra s’indigner de ce que son collègue ait eu une prime, et pas lui. Mais il ne s’indignera pas, dans les situations ordinaires, du fait qu’il est garçon de café et non professeur d’université ou cadre supérieur d’entreprise. Ou, du moins, il n’en fera pas part publiquement.
Ces remarques permettent peut-être de mieux comprendre le passage entre des moments d’acceptation tacite de la réalité, telle quelle est, dans un certain ordre social, et des moments de révolte où cette réalité est remise en cause. Les périodes d’acceptation sont les périodes durant lesquelles la réalité parvient à faire croire à sa robustesse. Tout se tient, tout semble se tenir. On peut jouer sur de petites différences. Mais on ne peut pas toucher aux grandes différences, parce que les formats sur lesquelles elles reposent, paraissent s’épauler mutuellement. La réalité est la plus forte.
A l’inverse, des périodes marquées par des révoltes peuvent se développer quand la réalité semble se défaire et quand la robustesse de la réalité ne semble plus évidente. Par exemple quand les nombreux mensonges d’Etat se dévoilent au grand jour. Ou quand les promesses des pouvoirs ne sont, de toute évidence, pas tenues. Ou quand, sous l’effet des aventures du capitalisme, et singulièrement aujourd’hui de la finance, des situations, qui semblaient vouées à se poursuivre indéfiniment, s’effondrent en une nuit. C’est sur ces failles de la réalité construite, que la révolte peut prendre appui pour contester l’ordre social et ce que l’on pourrait appeler la réalité de la réalité. Et, du même coup, pour appeler à la construction d’une autre réalité.
Durant ces périodes, les expériences des acteurs qui s’enracinaient dans le monde, et qui ne trouvaient ni leur place ni leurs moyens d’expression dans la réalité existante, peuvent enfin être portées au jour et se rendre manifestes. Mais cela suppose qu’une possibilité soit donnée aux acteurs de mettre en partage leurs expériences. Un ordre dominant est une situation dans laquelle un petit nombre a le privilège de définir les contours de la réalité et d’exercer un pouvoir sur un grand nombre supposé accepter la réalité telle qu’elle est, c’est-à-dire aussi supposé obéir. Mais ce processus, pour réussir, exige que le grand nombre de ceux que l’état de choses existant défavorise, ou exploite, soit maintenu dans la fragmentation. Or, les périodes durant lesquelles la robustesse de la réalité paraît s’affaiblir sont favorables à l’émergence de mouvements au sein desquels l’expérience, vécue par chacun des acteurs comme individuelle, peut être mise en partage. Dire que ces mouvements sont collectifs est insuffisant. Ce sont des mouvements qui s’orientent vers le collectif, qui mettent en place un collectif, constituant un langage, des modes d’action, des dispositifs susceptibles d’établir des formes plus générales au moyen desquelles les expériences individuelles, qui sont par définition, toujours singulières, pourront être comparées, rapprochées et, par là, se transformer en revendications dites alors collectives.
Comme on la bien vu dans le cours de la révolution tunisienne, un événement particulier arrivé à une personne particulière (en l’occurrence le suicide d’un diplômé sans travail) et qui pourrait à ce titre être renvoyé dans l’ordre de la pure singularité biographique, pourra servir de pôle d’attraction et de modèle. Un grand nombre de gens, également opprimés, bien que ce soit toujours de façon légèrement différente, pourront se reconnaître dans cet événement. Cela aurait pu être eux, ou leur frère ou leur fils.
Dans cette perspective, les tâches principales d’un mouvement révolutionnaire sont, d’une part, de susciter des événements propres à mettre à l’épreuve la réalité et, ce faisant, à en dévoiler la fragilité. Et, d’autre part, de rendre possible cette mise en commun des expériences individuelles. De lui donner un langage et des lieux d’expression. Cela de façon à tirer parti des situations favorables qui peuvent se présenter, c’est-à-dire des situations où la réalité existante perd de sa robustesse apparente, soit sous l’action d’un mouvement de protestation (par exemple une grève), soit pour des raisons intrinsèques, qui tiennent aux contradictions du capitalisme. Il faut que les acteurs puissent alors trouver des ressources pour mettre en partage celles de leurs expériences qui s’enracinent dans le monde et prendre appui sur elles pour contester ce que l’on peut appeler la réalité de la réalité, et, par là, pour rendre la réalité telle qu’elle est inacceptable et en construire une autre.
Il demeure néanmoins important, à mon sens, que ces mouvements révolutionnaires, d’un côté contribuent à la mise en place de revendications collectives, mais aussi que, de l’autre, ils n’écrasent jamais sous le poids de la revendication collective la dimension individuelle des expériences qui sont celles des acteurs.
La seule prise en compte des singularités individuelles s’épuise dans le psychologisme et dans l’aide sociale personnalisée. Mais l’insistance mise uniquement sur la dimension collective des processus dont les acteurs subissent la contrainte enferme un autre risque qui est celui de la « langue de bois ». C’est-à-dire d’un discours tout fait, supposé valable pour toutes les situations, quelles qu’elles soient, au prix d’un écrasement ou d’un déni des conditions et des expériences singulières. Lorsque cela devient le cas – et on l’a vu dans le cas des Partis communistes occidentaux des années 1950-1980 –, les acteurs tendent à déserter les arènes politiques et à douter de langages politiques dans lesquels ils ne reconnaissent plus rien de leur propre expérience, en tant précisément qu’elle est la leur et non celle d’un autre. Se tenir entre la construction de systèmes d’équivalences, qui est absolument nécessaire pour résorber la fragmentation, et le respect des situations singulières, est, à mon sens, l’une des difficultés principales qu’un mouvement révolutionnaire doit savoir affronter. Ne jamais oublier que les gens, quand ils se révoltent, ont toujours une longueur d’avance non seulement sur les sociologues mais aussi sur les politiques.
Luc Boltansky
Publié sur Contretemps.eu