Après avoir lu attentivement votre contribution sur le site du NPA, dans laquelle vous mentionnez mon article «ArcelorMittal, Don Arnaud et les moulins de la mondialisation», je souhaiterais que vous mettiez en ligne la réponse suivante.
Bien que vous m’en fassiez la critique, je sais que nous partageons le même souci de crédibilité d’un mot d’ordre. Mais que veut dire crédibilité d’un mot d’ordre dans le contexte actuelpour peu que nous voulions lui donner un écho de masse mais aussi une dynamique anticapitaliste, un caractère transitoire? Mon propos dans cet article était ni de stigmatiser un slogan né d’une lutte ni d’aboutir «à un rejet total de la problématique de nationalisation de Mittal» comme vous l’écrivez à tort en ce qui me concerne. Disons-même au contraire que je cherche à m’intéresser à la problématique de nationalisation de Mittal! Sur le fond et pas simplement par empathie pour une lutte que je trouve moi aussi remarquable. Nationalisation? Chiche! répondez-vous. Et ensuite? Moi je suis plus prudent: «S’il est bien d’avoir cette idée en tête sur le plan revendicatif, il faut aussi en connaître les obstacles possibles, cas par cas, et s’assurer que les conditions existent pour en faire un vrai slogan de masse efficace et crédible. Ce qui n’était pas le cas pour Florange. »
C’est donc cet «ensuite» qui m’intéresse en soulignant les risques de reprendre des slogans qui pourraient s’avérer cruellement impuissants des après-demain. Les mots d’ordre nés spontanément et démocratiquement d’une mobilisation doivent vivre leur vie, bien sûr. Mais nous, en toute réflexion politique que nous disons? Là est le débat.
Je ne vais pas reprendre ce que mon article expliquait en détails, mais simplement revenir sur les deux points de polémique que vous soulevez. Je pointe en effet la difficulté objective, dans le capitalisme actuel, à rendre crédible une revendication touchant aux grands moyens de production circonscrite au seul périmètre national. Un problème de crédibilité vis-à-vis de la grande majorité des salariés qui - ne nous y trompons pas– a une certaine connaissance pragmatique de la globalisation productive. C’est d’ailleurs pourquoi un mot d’ordre, aussi juste moralement qu’il y parait, ne rencontre pas forcément aujourd’hui l’enthousiasme de beaucoup de salariés, non moins révoltés et mobilisés que leurs collègues. Pourquoi donc? Parce que ces salariés savent, à partir de la connaissance professionnelle de l’organisation opérationnelle de leur entreprise, que les sites industriels, les filiales, les centres de coûts et les centres de profits éparpillés ici ou là en Europe sont tous formatés et organisés pour dépendre les uns et des autres. Cette dépendance est-elle irréversible? Parfois elle l’est, d’autre fois moins. Mais elle existe comme une énorme contrainte… de temps. Nationaliser un site ou la partie française d’un groupe, pourquoi pas? Mais dans combien de temps cette entité industrielle, technique, administrative et commerciale, détachée d’un ensemble bien plus vaste, aura-t-elle recouvré une indépendance industrielle, une capacité technologique à fonctionner par elle-même et sur elle-même? Cette difficulté ancienne, mais exacerbée par la mondialisation productive, n’est pas inconnue d’une technicienne du bureau d’étude, d’un agent de maîtrise du service comptable, d’un ingénieur de la supply chain, d’un ouvrier de la logistique. Vous-mêmes n’êtes pas sans questionnement grave sur la nationalisation puisque vous écrivez «La question du contrôle nécessaire des salariés sur les entreprises nationalisées est naturellement fondamentale, mais ne sera pas non plus développée ici». Et, bien pour ma part, j’essaye dans mon article de prendre en compte les tensions qui peuvent exister entre pareil mot d’ordre et l’organisation productive réelle. Je préfère signaler le doute et soulever des questions qui font sens pour une réflexion sur la transition. Je pense qu’il est préférable de partir de ce qu’il y a de nouveau dans l’organisation du capital que de ce qui semble évident et acquis dans nos vieux slogans.
Alors oui l’Europe. Je partage avec vous le constat que les mobilisations sont d’abord nationales (pour le moment pouvons-nous l’espérer?); elles sont même très locales en France avec souvent peu d’échos de masse au plan national. Mais j’ai une question à vous poser, toujours en relation avec ce qui devrait animer un débat sur la rupture systémique: pensez-vous par exemple qu’il soit possible aujourd’hui de délimiter une branche automobile nationale et donc nationalisée? De regrouper la quinzaine de sites Renault et PSA et d’en faire «la» filière auto française et «sous le contrôle nécessaire» des salariés? Moi je réponds par «oui peut-être», que j’assortis d’une série de conditions: que nous ayons au moins dix ans de tranquillité, de financement assuré, de super chômage technique pour faire patienter quelques milliers de salariés en stand bye, de moyens et de possibilités pour continuer à importer toute un série de pièces à plus ou moins forte valeur ajoutée et de véhicules, etc. Parce qu’il faudra bien avoir tout ce temps pour reconstituer un maillage national à même de se substituer à ce qui était internationalisé et déporté dans d’autres sites à l’étranger. Aïe! Pas si facile de croire à de tels délais, n’est-ce pas? Cela change quelque peu la crédibilité du mot d’ordre. Et vous pensez que les salariés en général de n’ont pas cette intuition? Si c’est le cas vous avez tort. D’autant que le succès des positons du FN sur le thème «Une industrie bien franco-française, rien que pour nous» illustre la quête dérisoire par certains d’une réponse manichéenne à ce qu’ils constatent chaque jour dans leur entreprise.
Vous soulignez dans votre texte que l’on ne doit «nationaliser» en 2013 comme ce fut fait en 2001, en raison de critères de gestion adoptés alors par le mitterrandisme. Certes. Mais vous passez bien trop vite sur une autre différence: le fonctionnement du capitalisme et des grandes firmes a changé au cours de ces trois décennies!
Oui, la clef européenne pour sortir de cette contradiction est fort difficile à élaborer et même à imaginer. Mais cette «distance» est le reflet des rapports de forces ultra dégradés depuis 30 ans et de l’incapacité du mouvement ouvrier à prendre la main à chaque crise du système. La réponse européenne demeure plus en rapport avec la réalité des dépendances productives même si elle indique atrocement la distance qu’il nous reste à parcourir.
Par ailleurs, je veux m’inscrire en faux contre toute illusion d’un retour à une industrie «française». D’abord parce que je ne crois pas un instant que l’on peut construire le socialisme sur la base d’une désintégration complète de ce lègue le capitalisme; il nous lègue pour le moment et a minima une organisation industriellement et commercialement intégrée de l’espace européen. Ensuite parce qu’il ne faut pas donner crédit aux pitreries en marinière de Montebourg qui ment aux ouvriers en racontant pareils contes de fée. Et enfin parce que cette musique peut également favoriser une forme primaire de nostalgie digne du programme du FN, sur le retour aux origines. Tout cela nous rend la vie dure? Sans aucun doute. Mais n’en soyons pas surpris. Déjà au tout début des années 70 dans «La réponse socialiste au défi américain», Ernest Mandel signalait (non sans pronostiquer - ah le vieil optimisme des contradictions objectives! - que la chose ne se ferait sans doute pas) qu’une construction européenne allant au-delà du marché commun serait une énorme défaite sociale et politique. J’ajoute ici: en raison des difficultés pratiques et programmatiques que cette construction économique et financière pose aux mouvements sociaux cantonnés nationalement. Crise ou pas de l’euro, émiettement ou pas des institutions européennes, le capital lui a décidéde ce qui correspondait à ses besoins et à ses espaces d’organisation et de mise en valeur. Or, on ne résoudra rien en n’acceptant pas le défi qu’il nous pose. Qu’est-ce que serait une revendication transitoire qui ne prendrait pas en compte le capitalisme réel?
Sachez en tout cas que je suis heureux que ce débat ait (enfin?) lieu
Claude Gabriel