[L’antiracisme est l’une de nos priorités politiques. L’activité du parti, croissante sur ces sujets depuis notre dernier congrès et la formation du groupe non-mixte racisé, a été récemment articulée à une résolution du conseil politique national, proposée par la CNIA et le groupe non-mixte racisé·es, qui a suscité d’importants débats (17 pour, 3 contre, 3 abstentions, 4 NPPV). Nous publions ici une série d’articles qui éclaircissent et approfondissent les débats de notre organisation.]
Il n’existe pas un courant unique de l’antiracisme. On entend souvent parler de deux types d’antiracisme : l’antiracisme « moral » et l’antiracisme « politique ». Il est nécessaire de définir les termes qui ont longtemps agité le débat sur l’antiracisme mais avant tout de comprendre leur contexte historique.
Pour comprendre l’histoire des deux termes, il est nécessaire de s’intéresser à l’histoire des luttes antiracistes. En 1983, du 15 octobre au 3 décembre, des associations antiracistes issues des quartiers populaires ont organisé la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » à la suite de meurtres racistes de jeunes nord-africains (21 au total dont Toufik Ouanes, un enfant de moins de 10 ans), marche abusivement dépolitisée par les médias par sa requalification en « Marche des Beurs ». Devant son succès, le Parti socialiste a créé l’association SOS Racisme, visant à récupérer toute lutte antiraciste et marginaliser l’ensemble du combat antiraciste, au profit de la gauche institutionnelle au pouvoir. SOS Racisme a notamment lancé la campagne Touche pas à mon pote, qu’on peut juger comme paternaliste. Toutefois, la gauche a trahi rapidement dans les années qui ont suivi et abandonné ses promesses : droit de vote des personnes immigrées aux élections locales ou abolition de la « double peine » qui expulse les personnes étrangères condamnées après leur peine purgée.
Retour sur l’utilisation de ces deux termes
Le capitalisme a aussi récupéré l’antiracisme. Les politiques de « diversité » et « d’inclusivité » des entreprises capitalistes sont le symbole de la contradiction entre un antiracisme visant le renversement du capitalisme racial et un antiracisme de façade ciblant le racisme comme étant un mal qu’on peut déconstruire à l’échelle individuelle. En témoigne, par exemple, la marque United Colors of Benetton qui affirme lutter « contre le racisme et pour l’amitié des peuples ».
En 2018, la France a supprimé le mot « race » de la Constitution. La France se pense ainsi indifférente à la race. Pour autant, le racisme a-t-il disparu ?
D’un autre côté, ces dernières années, un mouvement antiraciste s’est reconstitué, à travers notamment les luttes contre les violences policières, héritières des luttes du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), comme à travers les luttes du Comité Adama, du collectif Urgence notre police assassine, du comité Vérité et justice pour Lamine Dieng, du CCIF (devenue CCIE après leur dissolution abusive) et bien d’autres encore. Il y a notamment eu la Marche pour la justice et la dignité lancée en 2015 qui a rassemblé un nombre important de collectifs, ou plus récemment, on peut citer la Marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019. On peut également citer l’émergence de partis dédiés à la question antiraciste, comme le Parti des Indigènes de la République (PIR).
On constate ainsi un clivage important entre des organisations antiracistes « institutionnelles » et d’autres organisations « militantes », qui n’hésitent pas à faire appel à de la conflictualité avec le pouvoir en place. Cette opposition structure deux visions de l’antiracisme.
Antiracisme moral et antiracisme politique : comprendre les deux visions de l’antiracisme
Le premier traite la question du racisme sous un angle principalement individuel et interpersonnel tandis que le deuxième s’intéresse davantage aux structures et aux conditions matérielles d’existence.
Si nous utilisons ici les termes « antiracisme moral » et « antiracisme politique », c’est parce que ce sont les termes usuellement utilisés dans les différentes tendances de l’antiracisme. On peut toutefois regretter que les termes ne soient pas transparents : la question de la moralité traverse les deux types d’antiracisme et le terme « politique » utilisé pour le deuxième terme implique que « l’antiracisme moral » ne le ne serait pas, alors qu’il s’agit d’un positionnement politique différent. La morale est un système de jugements qui s’appuie sur des « valeurs ». En réalité, il serait plus rigoureux de qualifier « l’antiracisme moral » d’antiracisme individuel et « l’antiracisme politique » d’antiracisme matériel. La compréhension de ces deux courants permet de comprendre les stratégies politiques à employer contre le racisme et permet d’élaborer une analyse marxiste de l’antiracisme.
D’un côté, l’antiracisme moral est l’antiracisme le plus répandu, notamment par les institutions. Il s’appuie sur un angle individuel et a tendance à ne traiter que la question du racisme interpersonnel. Une personne serait ainsi raciste à cause de son échelle de valeurs qui serait différente (« c’est mal »).
De l’autre côté, l’antiracisme politique se fonde sur l’idée que le racisme est systémique. Ce dernier s’appuie sur une structure entretenue par le système capitaliste. Comme tout système de dominations, il existe alors une hiérarchie raciale favorisée par les institutions et une société qui l’organise.
S’il existe des manifestations racistes à l’échelle individuelle, il est important d’en comprendre les causes et les manifestations qui émanent d’une structure sociale. Le racisme est un fait social qui dépasse la seule volonté individuelle de l’être ou non.
« Le racisme est moral et individuel »
Cette conception du racisme considère que ce dernier est principalement une haine interpersonnelle fondée sur la « couleur de peau » (ou l’origine ethnique). Elle n’emploie pas le mot « race » puisqu’elle considère que le simple emploi ce mot serait « racialiste » (au sens biologique du terme). Ainsi, seule l’échelle de l’individu est considérée avec un impact limité dans le temps, sur les personnes subissant l’agression raciste. La responsabilité du racisme est donc individuelle. Puisque les structures sociales ne sont pas évoquées, cette manière de penser ouvre la porte à des écueils de type « racisme anti-blanc » souvent employée par l’extrême-droite, qui serait le « racisme inversé » des personnes non blanches.
« Le racisme est politique et systémique »
Cette conception du racisme considère quant à lui un système organisant la société en fonction de la race comme construction sociale. Le racisme est pensé à l’échelle collective, et sans nier l’existence d’un racisme interpersonnel, il impute le racisme à une structure liée à l’organisation de la société par les institutions et le système capitaliste. Il permet aussi de penser le racisme de manière intergénérationnelle sur les groupes sociaux considérés. Ainsi, s’appuyant sur les réalités matérielles du racisme, il est considéré que les personnes perçues racialement comme blanches ne peuvent subir du racisme dans notre société puisqu’elles sont les principales bénéficiaires de la hiérarchie raciale.
Cette manière de penser le racisme rejoint par ailleurs la notion de racisme institutionnel, théorisé à l’origine par Stokely Carmichael, figure du Black Panther Party, et Charles Hamilton dans Le Black Power. Pour une politique de libération aux États-Unis, illustré par le propos suivant : « Quand des terroristes blancs bombardent une église noire et tuent cinq enfants, il s’agit d’un acte de racisme individuel que l’on déplore dans presque toutes les sphères de la société. Mais quand, dans cette même ville […] cinq cents bébés noirs meurent chaque année faute de nourriture, de logements, de soins médicaux, et quand des milliers d’autres sont marqués à jamais et mutilés dans leur corps, leur cœur et leur intelligence, à cause des conditions de misère et de discrimination infligées à la communauté noire, il s’agit alors de racisme institutionnel. »1
Des angles morts de l’antiracisme moral
Prenons ainsi quelques exemples concrets d’angles morts de l’antiracisme moral. À l’école, lorsque des enfants subissent des actes racistes, l’Éducation nationale aura tendance à vouloir uniquement sanctionner les élèves individuellement, sans remettre en cause la manière dont est enseigné le racisme à l’école. Si l’on évoque brièvement les théories biologiques racistes, l’histoire du racisme est peu approfondie. Il ne s’agit que d’évoquer les préjugés et stéréotypes sans évoquer les rapports de pouvoir.
Au travail, quand l’antiracisme moral organise des testings permettant de déceler des discriminations à l’emploi et ainsi sanctionner des employeurs qui refusent d’employer des personnes en raison de leur « couleur de peau », l’antiracisme politique analyse l’exploitation raciale du système capitaliste (par la surexploitation des personnes non blanches et/ou du Sud global), avec l’utilisation de termes comme capitalisme racial.
S’agissant des violences racistes, là où l’antiracisme moral considère les agressions comme des délits ou des crimes haineux isolés ou les personnes mortes à l’hôpital car non blanches comme des faits divers et prône un modèle d’intégration républicain (comme SOS Racisme), l’antiracisme politique creuse les raisons : violences policières, déshumanisation structurelle, syndrome méditerranéen etc.
Une approche marxiste doit dépasser l’antiracisme moral et s’intéresser à l’antiracisme dit politique
Sans nier l’existence du racisme individuel, il est nécessaire d’aller plus loin et de tendre vers un antiracisme politique, qui soit ancré dans le réel. Considérer le racisme comme un problème individuel est ainsi une impasse, car il ne permet pas de penser ce système raciste permis par le capitalisme. L’antiracisme individuel et moral est compatible avec le réformisme alors que l’antiracisme politique nécessite de s’attaquer au racisme structurel organisé par des institutions racistes et un capitalisme racial, il permet de s’en prendre au contrat racial conceptualisé par Charles Mills qui maintient le statu quo racial1.
L’histoire des luttes antiracistes a montré que certaines organisations ont préféré un antiracisme paternaliste et réformiste (comme la campagne « Touche pas à mon pote » de SOS Racisme) à un antiracisme politique contre les violences policières (comme le MIB ou plus récemment les collectifs Vies Volées, Urgence Notre Police Assassine ou le comité Adama) et le racisme d’État.
Plutôt que de débattre de si Pierre, Paul, ou Karen sont racistes, considérons que toute personne blanche contribue au système raciste : en débattre est une perte de temps et peut aboutir à ce qu’on pourrait appeler la « fragilité blanche » comme le dit Robin DiAngelo2. En effet, même les personnes racisées ont tendance à intérioriser des biais racistes, comme l’analysait déjà Frantz Fanon dans Peau noire masques blancs. Il écrit : « Une société est raciste ou ne l’est pas. Il n’existe pas de degrés du racisme ». Angela Davis, quant à elle, affirme : « Dans une société raciste, il ne suffit pas d’être non-raciste, nous devons être antiraciste ».
Il est nécessaire de construire un projet politique antiraciste révolutionnaire, et de s’attaquer au contrat racial collectivement. L’antiracisme moral lui, n’est ni plus ni moins, pour une personne blanche, qu’une sorte de développement personnel, une approche libérale compatible avec le capitalisme. Or, il est nécessaire d’avoir une approche radicale de l’antiracisme, c’est-à-dire traiter le problème à la racine et non seulement traiter ses symptômes.
En tant que marxistes, nous sommes convaincu·es de l’articulation entre la lutte des classes et la lutte antiraciste. Seul l’antiracisme politique permet de réaliser cette jonction en s’intéressant à la question des structures. L’antiracisme moral ne vise pas à abolir les structures de domination, et n’est donc pas compatible avec la lutte contre le système capitaliste. Il ne suffit pas de considérer que le racisme est « mal », il faut s’attaquer à la racine du problème. Or, nous avons vu que racisme et capitalisme sont entremêlés, à travers l’analyse que Marx a fait de l’accumulation primitive du capital. Nous pouvons affirmer que le racisme existait à une époque pré-capitaliste, mais nous savons aussi que le système capitaliste a remodelé le racisme pour l’intégrer pleinement aux fondements de son système d’exploitation.
Le concept de capitalisme racial, comme grille d’analyse liant antiracisme et marxisme, définit « le capitalisme racial comme une formation sociohistorique dans laquelle les significations raciales servent à donner un sens, à structurer et à légitimer trois moments du circuit du capital : la production, le marché et la finance » et précise que « la race sert donc de construction contingente par laquelle les inégalités du capitalisme sont structurées et légitimées ». Sans rentrer dans le débat où l’on prouverait ou non que le capitalisme n’ait pu se développer que grâce à l’oppression ou que pour des « raisons accidentelles » le capitalisme est apparu avec l’oppression raciale, l’enjeu est d’affirmer que le capitalisme et l’inégalité raciale sont partout entremêlés.3
Nancy Fraser affirmait en 2016 ceci, partant du principe que le capitalisme naît d’une « expropriation » reposant sur la racialisation : « La race […] émerge comme la marque qui distingue les sujets libres de l’exploitation dépendants de l’expropriation ».
Cette notion permet par exemple d’identifier un « prolétariat inférieur », qui est fortement occupé par des personnes racisées, souvent issues des premières générations issues de l’immigration et sans-papiers, qui sont chargées d’effectuer le « sale boulot ». Il s’agit donc là d’une surexploitation d’un groupe qui est sur-représenté dans ce prolétariat inférieur.
Notre tâche en tant que révolutionnaires est ainsi de savoir utiliser ces outils théoriques à notre disposition, pour analyser les situations et intervenir au service de luttes concrètes visant à s’attaquer à la classe dominante qui structure ce capitalisme racial, pour l’unité de notre classe.
- 1. Voir page 25, Stéphane Waha : « [le contrat racial est] l’accord tacite qui consiste à maintenir l’idéologie raciste, maintenir l’idée d’une supériorité blanche. »
- 2. Robin DiAngelo explique dans son essai que les personnes blanches des sociétés occidentales ont grandi et vécu dans un environnement qui les protège de tout stress lié à leur statut racial (au sens social du terme). Ainsi, un minimum de stress sur leur position sociale peut déclencher des « mouvements de défense » : colère, peur, culpabilité, silence voire opposition. Elle témoigne de réactions similaires comme celles affirmant « traiter tout le monde de la même façon », qui « ne voient pas les couleurs », se moquant « si vous êtes rose, violet, ou vert » ou évoqueront l’inévitable « j’ai un ami noir ». Ainsi, la société isole les personnes blanches de tout inconfort racial, ce qui provoque de vives réactions quand c’est le cas.
- 3. Voir le volume 3 de la revue Marronnages publiée en novembre 2024, « Capitalisme racial !? ».