Publié le Lundi 10 février 2025 à 12h00.

Cinquante nuances de blanchité

[L’antiracisme est l’une de nos priorités politiques. L’activité du parti, croissante sur ces sujets depuis notre dernier congrès et la formation du groupe non-mixte racisé, a été récemment articulée à une résolution du conseil politique national, proposée par la CNIA et le groupe non-mixte racisé·es, qui a suscité d’importants débats (17 pour, 3 contre, 3 abstentions, 4 NPPV). Nous publions ici une série d’articles qui éclaircissent et approfondissent les débats de notre organisation.]

 

« Comme par hasard ils sont tous de la même couleur que l’cheval blanc d’Henri IV » Bavaz « Mausolée »

Le 13 mai 2019, l’humoriste Fary commençait son discours à la cérémonie des Molières en lançant à l’assistance « Salut, les Blancs », provoquant un mélange de gêne et d’hilarité dans la salle. Par ce geste, il jetait la lumière sur une réalité qui voulait se tapir dans l’obscurité du théâtre des Folies Bergère à Paris. Cette réalité ce n’est pas uniquement la composition du public, mais bien ce que cette composition révèle d’une domination raciale qui ne dit pas son nom. C’est de cette domination qu’il s’agira ici.

 

Blanchité, blancheur, blanchitude

Le terme blanchité est une traduction de whiteness en anglais. On le retrouve par exemple dans l’essai de l’autrice afro-américaine Toni Morrison Playing in the Dark Whiteness and the Literary Imagination. Or on retrouve ce sous-titre traduit par « Blancheur et imagination littéraire ». Néanmoins les deux mots recouvrent deux réalités différentes. La blancheur renvoie à une caractéristique phénotypique : la couleur de la peau. La blanchité c’est tout autre chose. Il s’agit d’un rapport de pouvoir.

Parler de blanchité c’est parler de la façon dont sont organisées, structurées nos institutions avec en leur sein une pyramide des races, telle qu’on la théorisait dans le racialisme du 19e siècle. Avec ceci de différent qu’il s’agit, encore une fois, d’une domination raciale qui ne dit pas son nom. D’où l’importance de bien la nommer.

Les sciences sociales ont parfois été tentées de traduire whiteness par blanchitude, afin de tirer un parallèle avec la négritude d’Aimé Césaire, des sœurs Nardal et de Léopold Sédar Senghor, de la même façon que le terme blackness existe en anglais. Cependant, traduire whiteness par blanchitude c’est précisément en retirer le rapport de domination. La négritude, tout d’abord, est un mouvement littéraire. Ensuite son objet c’est de retrouver une dignité humaine là où elle est niée, c’est de trouver dans sa condition d’opprimé des éléments d’égale humanité face à l’oppresseur. Traduire whiteness par blanchitude, c’est renvoyer dos-à-dos oppresseur et opprimé.

Or, ce parallélisme est un vecteur de la diffusion d’un confusionnisme qui profite à l’extrême droite. Black Pride, Asian Pride, Gay Pride sont tordus en White Pride, de même Black Power et Yellow Power tordus en White Power. En France on retrouve une pareille récupération avec les slogans « Justice pour Adama », « Justice pour Théo » repris en « Justice pour Laura », « Justice pour Thomas », sans qu’il ne soit jamais véritablement question de justice.

 

Les petites lignes dans le contrat

Le philosophe jamaïcain Charles W. Mills ouvre son livre Le contrat racial par une citation : « When white people say ’’Justice’’, they mean ’’Just Us’’ ». (« Quand les Blancs disent ’’justice’’, ils veulent dire ’’juste nous’’ »). Car parmi nos institutions structurées par la blanchité, la Justice tient une place centrale. En France, cela se constate par les difficultés à faire reconnaître le caractère disproportionné de l’usage de la force par la police dans de nombreuses affaires, les difficultés à faire reconnaître le caractère raciste d’agressions ou encore la surreprésentation des personnes non blanches dans les prisons. La justice bourgeoise a pour fonction le maintien d’un ordre qui est celui de la domination blanche.

Par contrat racial, Charles W. Mills désigne l’équivalent racial du contrat social de Thomas Hobbes, John Locke, Jean-Jacques Rousseau et consorts et du contrat sexuel de Carole Pateman. Il s’agit de l’accord tacite qui consiste à maintenir l’idéologie raciste, maintenir l’idée d’une supériorité blanche. Si le contrat social fonde les relations humaines au sein d’une société sur un renoncement à sa liberté en obéissant à des lois pour garantir la sécurité de tous, il faut reconnaître que ce contrat n’est rendu possible que par l’oppression et l’exploitation des femmes (contrat sexuel) et l’oppression et l’exploitation des populations non blanches (contrat racial).

Le contrat racial a connu une existence de jure, une existence inscrite dans la loi. On peut penser au Code noir, ou encore au Code de l’indigénat. Néanmoins, de nos jours, on fait plutôt face à une existence de facto. L’inégalité perdure, que ce soit à l’école, au travail, dans l’accès aux logements, dans la circulation, face à la justice. Mais elle ne dit plus son nom. Par exemple, la loi islamophobe de 2004 est contrainte de s’appliquer à l’ensemble des signes religieux afin de ne commettre aucune discrimination, bien que tout le monde sache que ce sont les signes religieux musulmans qui sont visés. Néanmoins, il peut continuer un racisme de jure, par exemple via la circulaire de l’Éducation nationale interdisant le port de l’abaya et du qamis.

 

Blancs ou Non Blancs, telle est la question

Mais quelles sont donc ces populations non blanches opprimées et exploitées, renvoyées aux couches inférieures de la pyramide des races, parquées sur des terres et des territoires que le capitalisme défavorise et surexploite ? La réponse peut paraître évidente. Mais justement les catégories « Blanc·hes » et « Non Blanc·hes » ne dépendent pas de nos perceptions. D’où la nécessité de ne pas confondre blanchité et blancheur. C’est la position sociale assignée racialement qui détermine l’appartenance à l’une ou l’autre catégorie. Tant et si bien que certaines populations ont pu, à travers l’histoire, être assignée à l’une puis à l’autre. C’est le cas, par exemple, des Italo-américains, des Italiens du Sud, des Portugais notamment à Hawaii ou encore des Irlandais comme le relate Noël Ignatiev dans Comment les Irlandais sont devenus Blancs.

Toutefois, il convient de nuancer ici. Si la distribution des catégories « Blanc·hes » et « Non Blanc·hes » évolue dans le temps, elle évolue aussi dans l’espace. Une même population peut être catégorisée différemment selon qu’elle se situe dans tel ou tel pays. Mais il faut aussi avoir conscience que si les Irlandais·es sont, à un moment de leur histoire, catégorisé·es comme Non Blanc·hes, c’est dans la mesure où on les considère comme étant les n*gres de l’Europe. Cela dit, en soi, la racisation est d’emblée différente pour les populations noires par exemple. Car il y a bien des populations pour qui la catégorisation raciale n’évolue ni au travers des âges ni au travers des lieux. La race, c’est aussi ce qui reste.

Or ce qui est marquant concernant la blanchité comme organisation raciale de la société, c’est son internationalisme. On retrouve ce rapport de pouvoir en dehors des pays occidentaux. Par exemple au Brésil où la peau blanche reste synonyme de pouvoir, en Inde où les standards de beauté sont fonction de la clarté de la peau, en Corée du Sud où l’on recourt à la chirurgie plastique pour s’approcher de traits européens, au Congo où l’on utilise des crèmes pour blanchir sa peau.

Le colonialisme n’a pas fait qu’exploiter des terres et des êtres. Il a imposé une restructuration de sociétés entières avec la blanchité en son cœur afin de maintenir le pouvoir des colons sur les colonisé·es.

 

Et le marxisme dans tout ça ?

L’analyse de Marx de l’oppression britannique sur l’Irlande, les analyses de Lénine de l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme et la question nationale et l’analyse de Trotsky de la question noire aux États-Unis mettent en lumière l’importance pour tout révolutionnaire de tenir une ligne anticolonialiste, anti-impérialiste et de défense du droit à l’autodétermination des peuples. Cette ligne structure aujourd’hui encore notre pensée politique, et c’est heureux. Néanmoins ces analyses n’épuisent pas le sujet de la race. Aussi, le concept de blanchité permet d’affiner notre analyse des conditions matérielles d’existence imposées aux populations non blanches.

En dehors des exemples cités, il permet de comprendre le choc de la boxeuse italienne Angela Carini qui perd face à Imane Khelif (de la même manière que James Jeffries qui perd face à Jack Johnson en 1910). Il permet de comprendre le sionisme comme un suprémacisme juif et le suprémacisme hindou de Narendra Modi comme des calques du suprémacisme blanc.

Les travaux de Charles W. Mills jettent un éclairage supplémentaire sur la mécanique du racisme. S’il y a un contrat racial c’est que la lutte antiraciste de militant·es révolutionnaires consiste à rompre ce contrat, à ne pas céder aux appels à la solidarité blanche. D’autant plus que cette solidarité de race est précisément le moteur du fascisme tant il enterre toute solidarité de classe. De la même manière le concept d’ignorance blanche développé par Mills éclaire la façon dont les populations blanches sont socialisées pour se penser comme maître-étalon, comme centre, comme norme et s’ignorent position sociale. D’où la nécessité de nommer cette position, à l’instar d’un Fary, afin de dénoncer le fait qu’il n’y a de centre que dans la mesure où il y a une périphérie. Cette division raciale de la classe produit des conditions matérielles d’existence inégales, selon que l’on soit considérée comme Blanc·he ou Non Blanc·he.

Les concepts de blanchité, de contrat racial et d’ignorance blanche renforcent notre ligne anticolonialiste et anti-impérialiste. Mais ils n’épuisent pas non plus le sujet de la race. S’ils permettent de saisir avec plus de finesse la mécanique à l’œuvre à un niveau international, ils ne nous permettent pas de nous organiser efficacement contre. La dialectique du centre et de la périphérie doit nous amener à penser notre riposte révolutionnaire depuis les marges. Cette analyse qui a été élaborée par la théorie de la dépendance, s’est prolongée dans les études décoloniales. On y trouve des concepts qui nous affûtent la critique de l’eurocentrisme, de l’État-nation et de l’universalisme comme autant d’émanations de la modernité qui a construit la domination du Nord sur le Sud. Nous pourrions y voir un éloignement de nos propres vues marxistes. Mais une approche matérialiste peut y reconnaître internationalisme, dépérissement de l’État et établissement d’une société sans classe, sans race, ni domination de genre.