Publié le Lundi 10 février 2025 à 08h00.

L’intersectionnalité en marxistes : par-delà l’articulation et la convergence des luttes

[L’antiracisme est l’une de nos priorités politiques. L’activité du parti, croissante sur ces sujets depuis notre dernier congrès et la formation du groupe non-mixte racisé, a été récemment articulée à une résolution du conseil politique national, proposée par la CNIA et le groupe non-mixte racisé·es, qui a suscité d’importants débats (17 pour, 3 contre, 3 abstentions, 4 NPPV). Nous publions ici une série d’articles qui éclaircissent et approfondissent les débats de notre organisation.]

 

L’approche matérialiste à la base de l’analyse marxiste des classes sociales visibilise les rapports sociaux de domination au sein de la société. L’analyse de ces oppressions, qu’elles soient de race, de genre, liées à la sexualité ou encore au handicap interroge leur articulation. Le concept d’intersectionnalité est un outil de lecture de l’imbrication des différentes dominations qui peut être utilisé par une organisation militante comme la nôtre pour affiner ses analyses et élaborer des perspectives d’actions militantes plus pertinentes et efficaces.

L’analyse intersectionnelle est issue des luttes de femmes racisées, autour du black feminism et du mouvement chicana aux États-Unis dans les années 1970. C’est dans différents textes des militantes issues du black feminism que vont se faire les premières théorisations de la corrélation des oppressions de race, genre et classe : les termes d’oppressions « imbriquées » ou « simultanées » soulignent ainsi la charge supplémentaire subie par les femmes racisées, qui est invisibilisée par le féminisme blanc ou hétéronormé1. Dans le manifeste du collectif de Combahee River publié en 19772, les militantes expliquent leur démarche de se constituer en collectif autonome suite au constat du patriarcat auquel elles devaient faire face dans le mouvement Black Power, au racisme dans le mouvement féministe et à l’homophobie qui existait dans le mouvement des femmes noires. Cette déclaration va mettre en avant l’identité particulière des femmes noires lesbiennes à travers ce prisme d’analyse intersectionnel, qui servira également d’instrument de résistance en créant une position commune à partir de laquelle lutter collectivement.

Sur l’héritage de cette pratique de luttes de femmes noires et chicanas, la juriste américaine Kimberlé Crenshaw va décrire les angles morts du traitement juridique des discriminations que subissent les femmes noires aux états)Unis. Puis, en 1991 elle utilisera le terme d’intersectionnalité dans un article3 pour désigner la place spécifique qu’occupent les femmes noires, à l’intersection du racisme et du sexisme, et elle le conceptualise en montrant qu’on ne peut isoler un rapport social de domination d’un autre.

Pour visibiliser l’imbrication des rapports de domination, la démarche intersectionnelle postule l’épistémologie du point de vue : l’expérience vécue et matérielle façonne un point de vue épistémologique spécifique sur le monde social4. Les pratiques militantes qui visent l’émancipation peuvent reproduire des dominations lorsqu’elles érigent l’expérience des dominants au sein du groupe dominé comme exemplaire et représentative, occultant tant les expériences que les intérêts de celleux qui se trouvent à l’intersection de plusieurs rapports de domination5. Au contraire, l’intersectionnalité valorise les expériences minoritaires qui résultent de processus historiques et sociaux tout en liant identité individuelle et collective. En nous poussant à penser la complexité des rapports de domination à partir de multiples angles, cette grille de lecture évite les angles morts dans les stratégies de luttes et rompt avec les oppressions de l’idéologie dominante dans nos pratiques militantes, notamment le réductionnisme à un seul rapport social. En ce sens, une démarche militante intersectionnelle concerne autant notre approche des rapports sociaux que notre praxis militante.

 

Éléments de réponse aux critiques de la stratégie intersectionnelle

L’approche intersectionnelle fait l’objet de nombreuses critiques tant dans le milieu universitaire que militant. Accusé d’être un concept qui serait essentialisant et qui valoriserait l’identité individuelle au détriment de processus sociaux, le concept est également critiqué parce qu’il produirait une hiérarchie des oppressions. Enfin le réductionnisme de classe mène à considérer que la multiplication de rapports de dominations réduirait la centralité de l’exploitation de classe dans les luttes, affaiblissant notre classe.

L’intersectionnalité n’est pas une théorie de la lutte des classes. Toutefois, en tant que grille de lecture des rapports sociaux, elle permet de penser notre tactique. La relationnalité entre les structures de domination et leur interconnexion peut s’appliquer en une forme de convergence des luttes et en poser les conditions mais celle-ci n’est pas le but en soi d’une démarche intersectionnelle. En revanche, le concept d’intersectionnalité vient des luttes contre les rapports de domination et pour une justice sociale6. Dès lors qu’elle se focalise sur les structures sociales, une démarche intersectionnelle ne peut être isolée de la lutte contre ces rapports de domination, même si elle peut justifier des cadres de lutte autonomes. Au contraire, hiérarchiser des luttes revient à invisibiliser des rapports d’oppression et à exclure du champ militant des personnes qui subissent de multiples oppressions alors que l’auto-organisation est indispensable pour appréhender un rapport de pouvoir.

 

Tactique et intersectionnalité

Le programme d’un « féminisme de la totalité »7 répond dès lors à l’objectif d’allier lutte des classes et intersectionnalité : « Dire que le prolétariat est intrinsèquement genré et racialisé, c’est se donner les outils pour penser les luttes antiracistes et antisexistes comme des moments, comme des médiations, de la lutte émancipatrice du prolétariat. […] La mobilisation de la catégorie de totalité permet précisément de dépasser la tension entre, d’une part, l’exigence de penser ensemble les différentes oppressions qui structurent l’expérience sociale et, d’autre part, le maintien d’une séparation plus ou moins rigide entre des ’’systèmes de domination’’ répondant à des logiques distinctes, tant à un niveau pratique que théorique. »8

La référence assumée à Lukács par les autrices et auteurs du recueil permet de pallier une lecture éculée et partiellement erronée de celui-ci. En effet, il s’agit de mettre en évidence ceci : l’antiracisme et l’antisexisme constituent une médiation essentielle à la formation du prolétariat révolutionnaire. Les terme de « moments » et de « médiations » ne doivent pas ici être interprétés de manière instrumentale ou vulgaire : un moment n’est pas une étape, une médiation n’est pas un intermédiaire. L’antiracisme n’est pas un moment historique de la lutte prolétarienne pour le renversement du capitalisme au sens où il pourrait être assigné à une période préparatoire à une « restauration » de l’unité d’une classe qu’on supposerait divisée par les oppressions venues d’en haut. Au contraire, la priorité historique de l’antiracisme constitue bien un moment, une médiation (ou, pour le dire plus simplement, un aspect ou une tâche concomitante) de la constitution révolutionnaire du prolétariat en tant que tel.

En bref, le prolétariat se clive autant qu’il est clivé : dans le prolétariat, des rapports de domination aussi s’exercent, et il n’est en rien une unité idéale immunisée par son rôle historique. Le prolétariat n’existe pas à l’état d’une « forme pure » qui devrait prendre conscience d’elle-même par les luttes et qui serait seulement « latente » en dehors de sa formation révolutionnaire : c’est par le mouvement réel de l’histoire dans lequel il prend sa part que s’éprouve le prolétariat dans sa lutte. La nécessité de l’antiracisme et de l’antisexisme ne vient pas tant de ce que les rapports sociaux de genre et de race ne traverseraient la société que de manière binaire, à travers l’agentivité du Capital (bourgeois) face ou bien à un Prolétariat passif « à la conscience fausse » ou bien à un Prolétariat actif et insigne la résistance héroïque et parfaite par son action organisée. Cete nécessité vient plutôt de ce que le prolétariat est lui-même genré et racialisé, et (re)produit donc lui-même le pouvoir et la domination. 

En reliant l’expérience personnelle et l’analyse structurelle des oppressions imbriquées, sans éluder la signification des expériences vécues, la démarche intersectionnelle permet une forte adaptabilité aux évolutions des oppressions et est ancrée dans la réalité matérielle. Elle vient percuter l’universalisme abstrait qui est particulièrement prégnant dans le contexte français et le sens à donner à l’égalité réelle dans une perspective émancipatrice : la prise en compte des pluralités des dominations est une condition de possibilité d’assemblage d’une classe mobilisée. Or cela ne va pas de soi, la mobilisation de la classe suppose un travail politique collectif. Au lieu de désarmer la classe, le concept d’intersectionnalité vient l’enrichir puisqu’elle est analysée comme un rapport de domination qui se déploie avec d’autant plus de force qu’il s’articule avec d’autres formes de domination. Ainsi, l’analyse marxiste et l’analyse intersectionnelle sont liées dans leur subordination aux structures sociales et à la critique de l’ordre social.

En conséquence, la lutte émancipatrice du prolétariat doit être constituée à partir d’une compréhension précise de sa situation réelle et non par la loi d’airain de l’économicisme. Si l’oppression n’est pas strictement économique et que la lutte contre elle n’est pas non plus réductible à l’économie, alors l’émancipation ne doit, en toute cohérence, pas plus y être réduite. Ainsi, la théorie de la reproduction sociale9, qui permet d’identifier avec beaucoup de précision les mécanismes du maintien de l’exploitation en y intégrant la condition spécifique des femmes, voire des personnes en situation de migration et des minorités racisées (pour le dire très brièvement) devrait ainsi être complétée, plutôt qu’opposée à la démarche intersectionnelle accusée de post-modernisme (c’est, du reste, ce à quoi invite Vogel elle-même dans sa préface à l’ouvrage collectif récent sur la théorie de la reproduction sociale10) :

d’un point de vue théorique, la démarche de Vogel est explicitement placée sous l’autorité d’Althusser et donc du structuralisme. L’une des spécificités du structuralisme marxiste, dont on sait par ailleurs l’éloignement d’avec notre tradition politique, est de réduire le marxisme à la seule explicitation des effets des modes de production pour en déduire les structures générales du politique. Pour Althusser, que cite Vogel, l’œuvre de Marx ne serait ni « de l’économie », ni « de la politique » en propre, mais bien une démarche structurale avant l’heure, de mise en évidence de la structure des modes de production successifs. La question de l’aliénation, qui est au cœur de l’expression vécue de l’oppression dans les démarches intersectionnelles, en est dès lors absente. Par conséquent, ce parti-pris provoque une indétermination radicale quant aux objectifs de l’abolition du capitalisme en effaçant les aspirations concrètes de celleux qui le combattent.

D’un point de vue pratique, Vogel assume une distance radicale avec l’expression militante et directe des féministes, et se propose de regrouper les aspirations des opprimé·es sous la forme d’une « revendication de l’égalité », qui ne serait résolue sans contradiction qu’en rompant avec l’accumulation capitaliste. Une telle lecture de la « lutte des classes », cohérente avec l’analyse structuraliste, est de fait présentée comme homogène avec le processus historique du capitalisme qui produit l’égalité abstraite (par la généralisation de la forme-valeur) et rejoint en réalité les postures marxistes les moins révolutionnaires. Puisque tout découle du capitalisme lui-même,cette analyse ne permet pas à la classe de reprendre confiance en ses propres dispositions, qui lui sont mécaniquement prescrites d’un mécanisme « invisible » et perceptible seulement à l’analyse du théoricien. À l’inverse, l’intersectionnalité s’incarne concrètement dans la classe et met en évidence de véritables ressorts pour la lutte, ce que renonce à faire la théorie de la reproduction sociale.

Bien loin du faux procès qui lui est fait, l’outil intersectionnel ne pose pas comme préalable que seul le point de vue minoritaire permet de questionner les rapports de domination, et ce de manière abstraite. En revanche, le point de vue situé des dominé·e·s permet une compréhension fine d’une société donnée, puisqu’il implique nécessairement en complément la connaissance de la norme majoritaire dominante auquel il est soumis. C’est à partir de ces positions situées aux marges des rapports de pouvoirs qu’un sujet collectif, émancipateur pour toustes (et non seulement pour le groupe majoritairement dominé) peut créer du sens commun qui ne soit pas une abstraction universelle de ce que devrait être le sujet révolutionnaire et ce à partir de coalitions qui ne nient pas les expériences des dominé·es.

Si une analyse intersectionnelle permet de rendre visible l’imbrication entre des sources multiples de domination, elle ne dit rien sur leur fondement : nous devons alors penser comment l’intégrer à une théorie du monde social plus complexe. Cette approche et praxis militante doit en tant que telle déstabiliser les rapports de domination, de même que Butler écrivait sur la déstabilisation du genre dans Gender Trouble, pour produire la dé-subordination des un·es aux autres. Que refuser l’économicisme ne nous amène pas à tordre le bâton : la surexploitation des personnes ne peut être éclipsée de quelque scène que ce soit, et toutes les analyses sur la surexploitation des personnes minorisé·es restent essentielles et cardinales dans notre mise en évidence des coordonnées politiques.

Enfin, dans une perspective plus tactique, la transformation de notre organisation et de nos pratiques militantes est une priorité de telle sorte que nous nous rendions capables, devant l’urgence, d’une intervention appuyée sur l’analyse réelle de la totalité dialectique.

  • 1. Frances Beal, Double jeopardy : to be Black and Female, 1969. Toni Cade Bambara The Black Woman,  1970. Angela Davis, Femmes, race et classe, 1981
  • 2. Combahee River Collective A black feminist statement, 1977.
  • 3. Kimberlé Crenshaw, Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur. Éd. L’Harmattan, 1991.
  • 4. Sarah Mazouz et Éléonore Lépinard, Pour l’intersectionnalité. Éd. Anamosa 2021.
  • 5. idem.
  • 6. S Bilge et P Hills Collins, Intersectionnalité, une introduction. Éd. Amsterdam/Multitudes 2023.
  • 7. Collectif Période, Pour un féminisme de la totalité. Éd. Amsterdam, 2017.
  • 8. idem. p.21, la discussion repose ici sur la notion de consubstantialité apportée par Danièle Kergoat en réponse aux faiblesses de la notion d’intersectionnalité. Nous faisons nôtres les critiques apportées à cette proposition.
  • 9. Lise Vogel, Le marxisme et l’oppression des femmes. Vers une théorie unitaire. Éd. Sociales, 2022. 
  • 10. T. Bhattacharya (dir), Avant 8 heures, après 17 heures, Capitalisme et reproduction sociale. Éd. Blast, 2020.