Publié le Vendredi 10 février 2023 à 08h00.

L’écologie de Marx, chantier inachevé

L’émergence de la question écologique dans les années 1950 a conduit des chercheurs/euses à s’intéresser à la conception de la nature et du rapport humanité-nature dans la pensée de Marx.

Un des premiers travaux à ce sujet fut la thèse d’Alfred Schmidt, « Le concept de nature chez Marx », publiée en 1962. Trente ans plus tard, Schmidt estima avoir trop mis l’accent sur « l’optimisme de Marx et d’Engels en ce qui concerne la libération des forces productives » – et par conséquent sur « la dynamique funeste de domination de la nature qui […] depuis Bacon et Descartes, a toujours été aussi la domination de l‘homme sur l’homme » – et trop peu sur « l’importance objective » de leurs « ébauches d’une critique “écologique” de l’aspect destructeur du développement industriel moderne1 ».

Productivisme d’un côté, critique écologique de l’autre : cette tension traverse la plupart des contributions ultérieures sur les rapports entre Marx, les marxistes et l’écologie. Schématiquement, on peut identifier deux positions extrêmes : la dénonciation du productivisme de Marx, d’une part, l’apologie de son écologie supposée, d’autre part. La première met en exergue les accents productivistes du Manifeste Communiste, de la Contribution à la critique de l’économie politique et des Grundrisse ; la seconde insiste sur le naturalisme des Manuscrits de 1844, sur le concept de métabolisme humanité-nature dans le Capital et l’affirmation du rôle clé de la nature dans la Critique du programme de Gotha. Avec une difficulté dans la difficulté : les positions « productivistes » occupent une position intermédiaire entre les écrits de jeunesse et les écrits de maturité.

« Il serait vain d’opposer, à coups de citations choisies, un Marx ange vert à un Marx démon productiviste », notait Daniel Bensaïd2. En effet, mais l’idée d’un Marx tâtonnant au point de prendre des positions antagoniques sur une question aussi fondamentale que les rapports humanité-nature ne s’accorde pas avec les exigences de rigueur qu’il s’imposait à lui-même. Comment reconstituer le cheminement intellectuel qui l’a mené de son soi-disant « naturalisme » de jeunesse à son « optimisme en ce qui concerne la libération des forces productives », pour ensuite « ébaucher une critique écologique » du destructivisme moderne (pour reprendre les formulations de Schmidt) ?

Un élément de réponse a été apporté par le chercheur Kohei Saito3. Épluchant les « London Notebooks4 », Saïto confirme que Marx avait une vision productiviste, qu’il a déconstruite tardivement. La vision productiviste lui permettait de lutter contre la loi des rendements agricoles décroissants de Ricardo ainsi que contre le « principe de population » de Malthus. Elle semblait confirmée par les travaux de Liebig, avant qu’au début des années 1860, celui-ci abandonne l’idée que les engrais de synthèse compenseraient l’épuisement des sols et dénonce l’impasse de « l’agriculture de prédation ». Ébranlé dans ses convictions, Marx entama un profond travail de révision.

Le livre de Saito est sous-titré « une critique inachevée de l’économie politique ». Mais, au lieu d’explorer les implications de cet « inachèvement » en termes d’élaboration théorique-programmatique, Saito affirme que, pour Marx, « le problème de la crise écologique [est] la contradiction centrale du mode de production capitaliste », et soutient que cette conclusion était déjà tirée dans les Manuscrits de 1844 et les Grundrisse.

Récemment, un doctorant de l’université de Strasbourg, Timothée Haug, a repris l’analyse des London Notebooks avec des conclusions fertiles5. Pour lui, la théorie de la « rupture métabolique » dans le Capital est le produit d’un moment de crise théorique qui a mené Marx à une profonde révolution paradigmatique. Celle-ci implique notamment que la nature « produit » et est « exploitée », et que l’émancipation doit se définir en termes de « gestion rationnelle du métabolisme humanité-nature » plutôt qu’en termes de « libération des forces productives ». « L’écologie de Marx » apparaît alors pour ce qu’elle est : un chantier inachevé. Cela incite à creuser trois questions : le lien entre exploitation de la nature, exploitation du travail et oppression patriarcale ; le lien entre mécanismes capitalistes de chosification et la surexploitation des animaux non humains ; le lien entre émancipation, machines et réduction du temps de travail.

  • 1. Alfred Schmidt, « Le concept de nature chez Marx », PUF 1993.
  • 2. Daniel Bensaïd, « L’écologie n’est pas soluble dans la marchandise », in Contretemps, Ed. Textuel, n° 4, mai 2002.
  • 3. Kohei Saito, « Karl Marx’s Ecosocialism. Capital, Nature and the Unfinished Critique of Political Economy », Monthly Review Press, 2017 (traduction française chez Syllepse).
  • 4. Cahiers de notes prises par Marx à partir de 1860 et publiés récemment.
  • 5. « La rupture écologique dans l’oeuvre de Marx. Analyse d’une métamorphose inachevée du paradigme de la production », https://www.theses.fr/20…