Publié le Samedi 8 janvier 2011 à 22h21.

Crise financière, acte II (par Nicolas Béniès, Contretemps n°7)

La Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Irlande (Eire), l’Italie… sont en crise. La spéculation bat son plein sur la dette des Etats. Elle signe l’acte 2 de la crise financière, commencée en août 2007 et longtemps niée par les gouvernements. Ses causes se trouvent dans les modalités de la solution mise en œuvre par les Etats pour «sauver» le système financier.

L’entrée dans la crise systémique en août 2007

Rappelons que la crise d’août 2007 1 s’était traduite par la baisse brutale des cours des titres sur toutes les places financières, avec comme facteur déclencheur, les subprimes, les dettes des ménages américains titrisées et «structurées» dans des produits financiers spécifiques dont l’innovation revenait aux banques. Ces produits structurés dits SIV (Structured Investment Vehicle) avaient comme objectif de diffuser le risque pour le neutraliser. Dans un premier temps ces modèles mathématiques ont fonctionné. Mais la diffusion du risque a révélé des effets non prévus: elle organise une sorte de solidarité entre tous les acteurs financiers, qui subissent les contre-coups de cet effondrement.

Les banques avaient, dans le contexte de la dérèglementation financière des années 1980, changé de métier. Elles n’étaient plus l’intermédiaire financier obligé: toutes les opérations financières ne passaient plus par elles, mais par les marchés financiers. Du coup, elles sont devenues les conseillers des grandes entreprises pour l’introduction de leurs titres sur les marchés financiers, cautionnant l’émission de ces mêmes titres.

Lorsque les ménages américains ont été dans l’incapacité de payer les intérêts de leur dette, toute cette construction financière s’est écroulée, et les banques se sont trouvées en première ligne. L’obligation légale leur a été faite de mettre dans leur bilan – alors que toutes les opérations de conseil sont «hors bilan» – les titres en question au prix du marché, soit dévalorisés. Certains de ces titres ont été considérés comme «illiquides», autrement dit d’une valeur égale ou proche de zéro. Mises dans l’incapacité d’absorber tous ces titres, elles ont affiché des pertes gigantesques.

Face à cette situation, le «chacun pour soi» s’imposait. Chaque banque, considérant que sa voisine pouvait faire faillite, et ignorant à quel niveau chacune était engagée sur le marché des subprimes, refusait de prêter. Or, le système bancaire fonctionne au jour le jour suivant un système de compensation: la banque qui a des liquidités prête à celle qui en a besoin pour faire face à ses échéances. Le «gel» de la compensation devait entraîner les faillites des banques dans l’incapacité d’honorer leurs dettes au jour le jour. Les Banques centrales – la FED comme la BCE – sont venues, dans un premier temps, au secours des banquiers en prenant la place du système de compensation défaillant. Elles ont dégagé des «lignes de crédit» pour éviter la vague de faillites qui s’annonçait.

Dans le même temps, les gouvernements des pays anglo-saxons – Grande-Bretagne, Etats-Unis –, pourtant considérés comme les plus libéraux, sont massivement intervenus pour sauver chaque banque, y compris au prix de la nationalisation, comme ce fut le cas pour la Northern Rock au Royaume-Uni ou Fannie Mae et Freddie Mac aux Etats-Unis: ironie d’une histoire économique qui pourtant n’en manque pas! L’explication est à chercher dans la dépendance, croissante, de l’économie à l’endettement. Pour donner un point de référence: les ménages britanniques sont endettés à hauteur de 173%, les américains de 130%, et les français de 73%. Pour éviter l’effondrement, il fallait donc, et rapidement, sauver le système financier.

Le 15 septembre 2008 a marqué une étape importante à la fois dans la réalité de la crise et dans sa prise de conscience. Il existe un avant et un après la faillite de Lehman Brothers, grande banque américaine que le gouvernement étasunien a refusé de secourir, sans doute pour une multitude de raisons dont l’une fut vraisemblablement de faire un test grandeur nature. La réussite fut totale: un tsunami financier et économique mondial. La banque était présente dans la plupart des pays, dans des secteurs industriels – c’est elle qui gérait le Fonds de réserve des retraites en France – et bien sûr dans la finance mondialisée. Le choc brutal a nécessité une intervention quantitativement plus importante des Etats pour éviter les effets en chaîne de cette faillite.

La réaction s’est effectuée dans un cadre national. Après des années de négation de la place et du rôle de l’Etat-Nation, celui-ci effectuait un retour pour aider ses capitalistes, y compris contre les capitalistes des autres nations. Un certain bluff idéologique accompagnant la «mondialisation» avait vécu. On en avait appelé à cette dernière pour justifier les politiques de régression sociale pays par pays, avec leur cortège de dérèglementation, de privatisation, d’ouverture des frontières. La concurrence libre et non faussée, vulgate du libéralisme économique, se présentait comme le dogme sur lequel reposait toute cette construction au service de l’efficience des marchés. Le prix de marché devait indiquer l’avenir, construire les orientations du futur. Ladite ouverture des frontières devait assurer – c’était la base idéologique de la création de l’OMC le 1er janvier 1995 – le développement de tous les pays et le bonheur de tous. Cette idéologie s’est brisée sur les rochers de la crise systémique du capitalisme. Cette crise de légitimité de l’idéologie libérale n’est pas la moindre de celles que vit le capitalisme.

Aux Etats-Unis, la réflexion est engagée visant à reconstruire une théorie économique déterminant d’autres bases que l’efficience des marchés. Cette critique – même venant du Prix Nobel Joseph Stiglitz –, jusque à la faillite de Lehman Brothers, était inaudible. Aujourd’hui, elle est largement partagée. De manière logique elle provoque une sorte de «retour de Marx», même si les économistes américains tournent plutôt leur regard du côté de Darwin ou des neurosciences. Cette crise idéologique ouvre largement le champ des possibles et oblige à un débat renouvelé, d’une part sur les concepts et la méthode de l’économie politique, et d’autre part sur les politiques économiques elles-mêmes. Pour comprendre le monde et avoir une chance de le transformer, il est nécessaire d’aborder l’économie en lien avec toutes les autres sciences sociales: le fait politique est la synthèse de toutes les sciences sociales.

La crise systémique – incluant des crises plurielles – fait la démonstration que l’Etat-Nation, malgré la transnationalisation des firmes et les changements dans la division internationale du travail, reste la forme d’organisation des capitalistes. Marx le soulignait déjà: le «chacun pour soi» est une réaction habituelle dans les situations de crise ouverte. Le retour de l’Etat-Nation a libéré un espace pour une nouvelle dimension de la crise systémique, jusque-là latente, celle de l’euro et en conséquence celle de la construction européenne.

Des solutions provisoires facteurs de crise

Après le 15 septembre 2008, pour répondre à l’approfondissement de la crise financière, les Etats sont donc intervenus, dégageant des sommes fabuleuses pour venir en aide à leurs banquiers, assureurs, industriels. Pour le seul système financier, il s'agit de sommes de l’ordre de 20% du PIB, de la création de richesses. Le gouvernement américain a décidé de sauver de la faillite le premier assureur mondial, AIG, pour éviter les effets, en plus grand, de la faillite de Lehman Brothers. Plus d’une centaine de milliers de dollars ont été déversés dans ce tonneau des Danaïdes. Partout ces mesures ont été présentées comme des plans de relance, alors qu’elles ne changeaient en rien la donne macroéconomique, mais permettaient aux institutions financières de continuer à exercer leur nouveau métier – celui de spéculateur sur les marchés financiers (via les traders de belle réputation) –, sans renouer avec leur métier traditionnel, seul changement qui aurait pu jouer un rôle positif pour le retour de la croissance économique. Ces aides, comme les crédits alloués par les banques centrales à des taux d’intérêt peu élevés – 1% pour la zone euro, vraisemblablement moins aux Etats-Unis –, ont permis de lutter contre le risque de faillite à court terme. Mais la crise financière n’était pas une crise de liquidités, mais une conséquence de la crise de solvabilité et de profitabilité. Si les banques ne se prêtaient plus les unes aux autres, ce n’était pas par manque de liquidités – elles existaient – mais à cause du doute sur la solvabilité. Si ces mêmes banques ont refusé de prêter globalement aux entreprises – ce que leur demandaient tous les ministres de l’Economie et des Finances –, c’était également à cause d’un doute sur la profitabilité à venir (si les pertes sont au rendez-vous, comment les capitalistes industriels pourront-ils payer les intérêts de la dette?). Enfin, pourquoi prêter davantage aux ménages – déjà endettés – si personne ne prévoit que le pouvoir d’achat pourrait augmenter? L’augmentation rapide du chômage est venue aussi accentuer cette perte de confiance dans la capacité des ménages à faire face au service de leur dette. Les encours de crédits bancaires ont ainsi logiquement diminué pendant l’année 2009.

Les Etats ont refusé la voie de la réglementation, seule à même de changer la donne. Le contexte ne changeant pas, les agents économiques subissent le poids de la même logique, qui est celle du système. Dans son discours du 22 octobre 2008, le président de la République française, Nicolas Sarkozy, avait préconisé «la moralisation du capitalisme financier», avec comme mesure phare la suppression des agences de notation: excellente idée qui n’a pas trouvé la voie de sa réalisation! Ainsi le système en crise a poursuivi sa route, en accéléré, vers… une crise plus profonde encore.

Que pouvaient faire les banques de leurs liquidités? Spéculer sur les marchés financiers pour augmenter leur bénéfice à court terme! Et ce avec toutes les conséquences négatives sur l’économie. Ainsi les «solutions» – les «aides» individualisées aux banquiers, aux assureurs, toute cette intervention micro économique –, ont réussi à reporter le risque de faillite des banques. De ce point de vue ces plans ont semblé répondre à la crise. En fait, ils ont permis un sursis. Tout en ouvrant la porte au deuxième round de cette crise, portant sur la dette souveraine. La Grèce, apparaissant comme le maillon faible, s’est trouvée au centre de la spéculation.

Un monde incertain et en sursis

Pour s’épargner ce deuxième round, il aurait fallu changer totalement la donne, «remettre la finance à sa place» 2, c’est-à-dire au service de l’industrie 3. Faute d’interventions des Etats sur la structure de l’économie, les banquiers, ni nationalisés ni mis au pas, ont laissé libre cours à leurs habitudes malgré tous les scandales, celui de Madoff comme celui de la Société Générale (plus que du seul Kerviel).

Comme tous les opérateurs financiers – les fonds d’investissement, les fonds de pension, les hedge funds pour citer les sociétés uniquement financières –, elles ont spéculé sur la dette souveraine, celle des Etats, seul domaine qui permettait d’engranger des bénéfices spéculatifs. Dette des Etats provenant en partie de l’aide apportée aux banques pour éviter leur faillite. Le reste est issu des besoins de financements 4 au jour le jour. La réponse aurait pu être – comme ce fut le cas pendant les Trente Glorieuses, ou récemment en Grande-Bretagne – la «monétisation» des déficits. La banque centrale, institut d’émission, peut créer de la monnaie – la fameuse «planche à billets» – pour couvrir ces besoins de financement. C’est une alternative aux emprunts sur les marchés financiers: la création de moyens pour faire baisser le niveau d’endettement sans recourir aux politiques d’austérité drastique, qui ont comme effets évidents d’approfondir la récession, et même de la programmer. L’autre moyen pour diminuer la dette est de la «restructurer», soit en français de l’annuler. Les Etats, s’ils sont solidaires – dans le cadre de la zone euro par exemple –, sont en capacité de le faire. C’est une solution qui est de plus en plus évoquée, effrayant les banques qui se trouveraient prises dans la spirale d’une spéculation à la baisse les menaçant directement et pouvant conduire à leur faillite.

Pour l’heure, il n’en est pas encore réellement question. C’est une arme de chantage que le gouvernement grec a déjà utilisée, tout en mettant en œuvre une politique d’austérité sous l’égide à la fois de l’Union européenne et du FMI.

Tous, ou quasiment tous les économistes mettent en garde les gouvernements sur l’imbécillité de ces politiques déflationnistes dans un environnement marqué par la déflation, la baisse des prix due à la récession elle-même, présente dans toutes les économies capitalistes développées. La faible reprise, aux Etats-Unis, en Allemagne, en France et dans quelques autres pays, ne saurait faire illusion. Un titre de La Tribune (30 juin 2010) résume bien la situation: «La reprise s’essouffle avant même les plans d’austérité», et de lister la stagnation de la confiance des industriels, la chute du moral des consommateurs américains… On pourrait y ajouter l’augmentation du chômage, de la précarité, la baisse du pouvoir d’achat, la dégradation des conditions de travail et la montée de l’incertitude généralisée…

Le gouvernement français a présenté son plan d’austérité – le nom est tabou, il ne faut même pas parler de «rigueur» – comme un «geste vers les marchés financiers», pour conserver ces fameux trois A – AAA – décernés par les agences de notation qui jugent à la fois les entreprises, les Etats et les produits financiers. Leur rôle de régulation leur a été octroyé par les Etats lors de la vague libérale de déréglementation des années 1980, et il ne leur a pas été repris depuis l'entrée dans la crise, malgré toutes les critiques formulées contre ces agences qui sont payées par ceux-là mêmes qu’elles doivent noter (un système qui appelle la corruption).

Les trois A se traduisent par des taux d’intérêt faibles sur les marchés financiers, condition pour ne pas augmenter le service de la dette. Ces taux, pour l’Allemagne et la France en ce qui concerne la zone euro, sont aux alentours de 3%, avec une légère dégradation de la note de la France au milieu de l’année 2010 qui laisse penser que la spéculation sur les dettes souveraines ne fait que commencer. La spéculation s’est attaquée, après la Grèce, aux autres PIIGS – acronyme utilisé par les opérateurs sur les marchés financiers pour Portugal, Italie, Irlande, Grèce et Espagne – afin de faire monter la prime de risque, augmentant de ce fait les taux d’intérêt pour ces pays. Le poids du service de la dette devient trop lourd, obligeant à un refinancement rapide et à une augmentation des intérêts versés aux souscripteurs de ces obligations d’Etat, normalement sans risque.

Un Etat ne peut faire faillite, même si la chancelière allemande pense le contraire en prônant une législation pour déclarer un Etat en faillite. Quel tribunal pourrait se charger de cette tâche? Il faudrait créer une juridiction internationale de tribunaux de commerce. On voit toute la dimension de démagogie – et de mépris vis-à-vis des pays du Sud de l’Europe – que charrient ces propositions. Une «faillite» économique pourrait exister, comme ce fut le cas pour les pays d’Asie du Sud-Est – ou, auparavant, le Mexique en 1982 –, si un pays se trouvait dans l’incapacité d’honorer sa dette, à la fois privée et publique, faute de nouveaux capitaux. Il est question de «quasi-faillite» en fonction des réactions qui s’organisent au niveau mondial pour éviter l’explosion du système financier. De ce fait même ladite faillite – la disparition, le dépôt de bilan – est un chiffon rouge agité pour diaboliser la dette et en faire la seule question de l’heure, en dissimulant les enjeux sociaux.

Il est possible, en revanche, à un Etat ou à plusieurs de refuser de payer la dette, en la restructurant, solution qui accroît la méfiance réciproque des banques. La BRI – Banque des règlements internationaux – note qu’«à la fin décembre 2009, les banques situées dans la zone euro détenaient 62% des créances bancaires sur l’Espagne, la Grèce, l’Irlande et le Portugal, et les banques françaises et allemandes sont les plus engagées 5».

Les agences de notation 6 ont dégradé les notes de la Grèce à BB faisant accéder ses obligations au rang peu enviable de junk bond, d’obligations pourries obligeant, de par la loi, les compagnies d’assurance-vie à se séparer de ces titres. Elles les ont donc vendus, renforçant la méfiance à l’égard de la dette grecque. Puis ont suivi l’Espagne, en proie à une crise profonde, à la fois financière et immobilière mais aussi économique, le Portugal…

Le résultat: un éclatement de la zone euro. Les taux d’intérêt à dix ans connaissent une variation qui va de moins de 3% à plus de 10% dans les moments de tension, en passant par 5% pour d’autres. Plus aucune politique monétaire unique n’est possible dans cette zone, et la BCE est dans l’incapacité d’en mettre une en œuvre. Du coup, elle ne change pas ses taux d'intérêt et se cantonne en une prudente réserve, tout en intervenant aux marges du Traité de Lisbonne en rachetant les obligations grecques sur la marché secondaire, une sorte de financement indirect. Elle ne finance pas la dette grecque. Si elle le faisait, il faudrait qu’elle achète des obligations qui viennent d’être émises sur le marché primaire. Elle joue donc un rôle de soutien du marché obligataire, afin d’éviter une baisse trop importante des obligations émises pour financer la dette précédente.

C’est une des contradictions de la spéculation sur la dette souveraine. En faisant augmenter les taux d’intérêt 7 pour les obligations nouvellement émises, on fait baisser le cours des obligations précédentes. Pour prendre un exemple: si les obligations précédentes étaient émises au taux d’intérêt de 4% et que les nouvelles le sont à 10%, le possesseur de l’obligation à 4% a intérêt à la vendre pour acheter celle à 10%. Comme tout le monde fait logiquement la même chose, cette opération microéconomique peut provoquer une baisse générale et un krach obligataire.

La deuxième contradiction de cette spéculation tient à la position des banques. Dans le même temps elles bénéficient de la spéculation et sont très engagées dans le financement de la dette grecque et des autres Etats de la zone euro. De ce fait les banques françaises, allemandes ou américaines (Goldman Sachs en particulier, qui gère les émissions des obligations souveraines grecques) peuvent se trouver menacées. Une défaillance, soit de la dette publique, soit – on l’oublie dans les commentaires – de la dette privée, et c’est la faillite faute de possibilité de se refinancer.

On retrouve, dans ce deuxième round, les caractéristiques du premier. Les banques, ne sachant pas à quel niveau chacune d’entre elles est engagée dans la dette grecque – publique et privée –, ne se font plus confiance et le système de compensation au jour le jour est en passe d’être «gelé». Le risque de faillite renaît. Pour éviter ce risque, les Etats sont intervenus, soi-disant pour «aider la Grèce» et sauver l’euro, en fait pour éviter cet effet de panique. Pour la même raison, la BCE a alloué, début juillet 2010, 131,9 milliards aux banques de la zone euro pour qu’elles puissent rembourser le prêt précédent de la BCE de 442 milliards d’euros alloué aux 1121 banques, à un taux d’intérêt de 1%. Et l’euro continue sur sa tendance baissière. Cette baisse ne peut pas avoir d’effets positifs. Les exportations et les importations sont principalement destinées aux autres pays de la zone ou de l’Union européenne. Seule l’économie allemande pourrait en bénéficier.

Début d’éclatement de l’Union européenne

Devant la crise de la dette souveraine qui secoue la zone euro, la réponse de l’UE – et de l’Allemagne, donc de la droite au pouvoir, puissance économique dominante de la zone – a été, contre toute attente, le durcissement des critères du Pacte de stabilité devenu le guide unique de toutes les politiques économiques. Les ratios des déficits publics et de la dette publique rapportés au PIB ne doivent pas dépasser 3% et 60% respectivement. En 2010, aucun Etat, y compris l’Allemagne, ne respecte ces critères. Ils sont en eux-mêmes porteurs de tendances centrifuges. Apparemment, tous les gouvernements mènent la même politique – l’austérité renforcée passant par la baisse de la 8 dépense publique –, mais chacun chez soi, sans définition d’une politique commune. Le «chacun pour soi» est désormais imposé par la chancelière allemande et sa coalition de droite libérale, qui défend son intérêt et celui de ses capitalistes et, doutant de l’avenir de l’UE, joue cavalier seul. Les sondages indiquent au sein de l’opinion un mouvement vers le retour au mark devant l’échec de la monnaie unique et des sommes astronomiques dépensées soi-disant pour aider les pays «faibles». Il faut rappeler que 110 milliards d’euros ont été débloqués au plus fort de la crise de la Grèce et un fonds européen de 750 milliards a été créé pour répondre à la spéculation. Toutes ces mesures ne répondent en rien à la dimension de la crise actuelle.

En effet personne n’est dupe. L’attaque sur les dettes souveraines exprime une crise de la monnaie unique. Les rédacteurs du Traité de Maastricht – repris par le Traité de Lisbonne – avaient conçu la monnaie unique comme le pas supplémentaire pour le Marché unique, qui devait exister comme le résultat des 300 propositions du Livre blanc de la Commission européenne, présidée à l’époque par Jacques Delors, connu sous le nom d’Acte unique et voté comme tel par les parlements nationaux. Au 1er janvier 1993, date de fin de la mise en œuvre des 300 propositions, il manquait 20% de réalisations portant, et ce n’est pas anodin, sur l’harmonisation des fiscalités, indirectes en particulier. Aucun bilan n’a été tiré. La fuite en avant supposait d’aller à marche forcée vers la monnaie unique. Il était possible, la proposition en avait été faite, de commencer par une monnaie commune faisant cohabiter pendant un temps euro et monnaies nationales, pour se donner le temps d’une véritable construction politique appelant des élections démocratiques et un modèle social de référence afin d’éviter la mise en concurrence des systèmes sociaux et donner une légitimité à cette nouvelle entité supra étatique.

En lieu et place, la monnaie unique a été gérée par une BCE indépendante de tout pouvoir politique, antidémocratique par définition, et incapable, de par le traité même, de répondre aux situations de crise. Son seul objectif étant la stabilité des prix, dogme issu en ligne directe de l’idéologie libérale la plus éculée qui fait de la monnaie un simple voile posé sur les échanges. Sans l’avouer clairement et en louvoyant, Jean-Claude Trichet, le président de la BCE, s’est trouvé contraint de créer de la monnaie pour sauver les banques et les assureurs, puis de racheter des obligations de l’Etat grec. Cette intervention a suscité une controverse en Allemagne, pointant la nationalité de Trichet. Des journaux allemands ont cru voir un complot porté par la France: Trichet, Strauss-Kahn (directeur du FMI), Lamy (directeur de l’OMC) seraient d’accord pour organiser une cabale contre l’Allemagne… Situation qui témoigne du degré de cohésion de cette UE!

La crise de l’euro était inscrite dans son statut de monnaie sans Etat. Depuis le cours forcé des monnaies et la disparition des métaux précieux comme monnaie de référence, la force d’une monnaie dépend de la puissance de son Etat. Sans Etat, la monnaie perd sa légitimité. Jusqu’à présent le système fonctionnait sur l’assimilation euro et Allemagne, la force de la monnaie dépendant à la fois du dollar et de la puissance de l’économie allemande. Depuis la crise dite de la dette souveraine le gouvernement allemand ne fait qu’exprimer des doutes sur l’euro, et demande que les pays défaillants soient exclus de la zone euro.

La création d’un «gouvernement économique» de la zone ou de l’ensemble de l’UE est un débat qui, tel le phénix, ne cesse de renaître sans trouver de concrétisation. Et pour cause. Il n’est pas en prise avec les traités.

Les défenseurs du Traité de Lisbonne – adopté de manière antidémocratique – devraient s’interroger sur son échec. Comment construire des solidarités avec un tel traité qui fait des critères du Pacte de stabilité le nec plus ultra de l’intervention politique? Comment lutter contre la crise en pratiquant une austérité renforcée, facteur en elle-même et par elle-même de forces centrifuges aggravées?

Le débat sur la politique économique à suivre sépare les grandes puissances. Les Etats-Unis de Barak Obama, bénéficiant de leur statut de superpuissance, prônent une politique de relance et font la leçon aux Européens, tandis que l’Allemagne d’Angela Merkel défend à la fois une politique d’austérité renforcée et la réglementation des banques et des marchés financiers internationalisés, avec le souci de défendre les intérêts de ses capitalistes industriels. L’Allemagne – comme le Japon – a toujours eu un temps de retard, en fonction de son histoire, quant à la dérèglementation financière. Dans la crise actuelle, ce retard est un avantage. Ce conflit explique l’échec du G20 de fin juin 2010.

La logique économique est du côté d’Obama. Pour combattre la récession, il faut une vraie politique de relance qui passe par l’augmentation des salaires et le retour du plein emploi, et par la réduction du temps de travail. Dans cette optique, plutôt que de déstructurer le système de retraites, il faudrait augmenter les pensions pour alimenter le marché final tout en haussant les dépenses de l’Etat pour financer les services publics qui permettent la satisfaction des besoins collectifs sans passer par la valorisation d’un capital.

Du côté de la crise financière, laisser les banquiers décider individuellement de leur intervention, c’est ouvrir la porte à la poursuite de cette crise. De plus en plus de voix s’élèvent pour réclamer la nationalisation des banques, seul moyen d’asseoir une réglementation réelle. Cette nationalisation devrait donner naissance à un pôle financier public fonctionnant comme un service public 9.

De telles mesures ouvriraient la voie à un début de solution de la crise écologique profonde dans laquelle le monde s’enfonce. Elles financeraient un service public de l’environnement, d’abord national puis européen.

Ces solutions s’inscrivent dans la nouvelle donne mondiale en voie de se mettre en place. Le processus de mondialisation connaît une inversion depuis l’entrée dans la crise. Il est possible, comme le fait Patrick Artus 10, de parler de «déglobalisation», un mouvement à la fois illustré par le retour de l’Etat-Nation, par l’absence de constitution d’un capitalisme supra national – européen en particulier – et par la nécessité pour le capitalisme industriel de se débarrasser du poids encombrant du capitalisme financier. C’est donc tout le régime d’accumulation qui se voit mis en question, régime souvent qualifié jusqu’à la crise d’août 2007 de «régime d’accumulation à dominante financière». La naissance d’une nouvelle architecture apparaît nécessaire pour révolutionner de nouveau le capitalisme et lui permettre de se régénérer. Une révolution qui passe par la case augmentation du profit via la surexploitation des salariés. Là est la logique des attaques actuelles. Il s’agit à la fois de consolider une société de la concurrence de tous contre tous (et contre toutes), de la guerre entre les générations – et c’est bien là que gît le lièvre de cette contre-réforme conservatrice du gouvernement français –, et entre les «communautarismes». Il s’agit donc d’infliger une défaite à tout le mouvement ouvrier, à la fois pour le court terme – gagner l'élection présidentielle pour Sarkozy – et pour le moyen terme. Le gouvernement exprime la logique de sa classe sociale et il mène la guerre de classe, dans un contexte de vacuité idéologique. La crise de représentation du monde de la part des gouvernements de droite – et des capitalistes – ne permet pas de penser, d’imaginer d’autres politiques économiques.

Robert Reich, économiste du travail et ancien ministre du Travail de Clinton, exprime, dans les colonnes de La Tribune 11 l’impossibilité d’une politique d’inspiration keynésienne telle qu’elle était mise en pratique dans les années 1930 et dans l’après Deuxième Guerre mondiale. Il propose «trois principes majeurs». Le premier porte sur l’absence de nécessité de lutter contre les déficits à court terme. Ils peuvent «s’avérer nécessaires pour tirer l’économie mondiale hors de la Grande Récession 12» tout en faisant la différence entre les PIIGS et les autres pays de l’UE, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France. Le deuxième porte sur l’endettement qui doit financer les investissements publics tout en baissant les dépenses sociales considérées par lui comme «improductives», une grande rupture par rapport à la pensée keynésienne. Enfin, il met en cause le système inégalitaire comme responsable de la crise – à juste raison – tout en prônant le retour de la classe moyenne, en réduisant les écarts de revenus, pour alimenter la demande tout en réduisant les actifs spéculatifs. Les contradictions sont à plusieurs niveaux dans ces propositions. Comment recréer une classe moyenne alors que toutes les politiques menées ces trente dernières années l’ont laminée? Comment alimenter la demande finale si le pouvoir d’achat des salaires n’augmente pas et si le chômage ne diminue pas? Il faudrait augmenter les dépenses sociales, ce qu’il se refuse à envisager.

Si l’on veut comprendre la logique des gouvernements de l’UE, qui sous-tend leur politique économique, il faut la situer uniquement sur le terrain social. Selon celle-ci, seule la défaite de la classe ouvrière peut permettre d’augmenter l’exploitation des salariés et hausser le taux de profit… y compris au prix d’une récession renforcée, voire d’une dépression, comme l’expérience des années 1930 le confirme. Les gouvernements sont obnubilés par le libéralisme, par le raisonnement microéconomique – au niveau de la firme et de ses contraintes –, un libéralisme qui même en crise continue d’exercer sa domination faute d’autre idéologie, et par le souci de mener la lutte des classes suivant les considérations d’un Medef, et plus généralement d’un patronat incapable de voir au-delà de son pouvoir à court terme.

A la différence des Etats-Unis, où au niveau des élites le débat se situe sur le terrain de la sortie de la crise du point de vue du capitalisme, en Europe le mouvement ouvrier pourrait promouvoir des solutions anticapitalistes permettant de lutter dans le même temps contre les crises économique, sociale, écologique, culturelle… De telles mesures possèdent en effet une crédibilité économique plus importante que des politiques d’austérité guidées par une volonté d’affrontement social, y compris contre toute logique économique.

La contradiction du capitalisme dans la crise systémique est bien là. Pour sortir de la récession, pour renouer avec la croissance, il faudrait une politique de relance qui renoue avec la forme sociale de l’Etat, contradictoire avec la nécessité de hausser le profit à court terme qui va de pair avec un capitalisme financier exerçant toujours son hégémonie. Cette politique d’augmentation des salaires, des retraites, comme la défense et l’élargissement des services publics, donnerait une nouvelle impulsion aux luttes des classes et renforcerait les capacités de résistance du mouvement ouvrier. Il pourrait présenter ses solutions et avoir une plus grande possibilité et capacité à les imposer. Autrement dit, la réponse économique adaptée à la crise actuelle ne peut que fortifier le mouvement ouvrier dans son programme de transformation sociale. Il trouverait là une possibilité de refonder un projet socialiste.

La crise systémique dans laquelle le capitalisme est entré en août 2007 n’a pas fini d’exercer ses effets. Les crises sont plurielles et se renforcent les unes les autres. Le début de crise de la construction européenne en fait partie. Elle est loin d’être terminée. Elle oblige à concevoir l’architecture d’une autre Europe, dimension nécessaire pour répondre à la crise. La sortie de l’euro pour la France, a fortiori pour la Grèce, se traduirait par une crise plus importante encore, dans le contexte actuel de recrudescence de la crise financière et économique. Avec des licenciements pour hausser le taux d’exploitation – faire baisser le coût du travail – pour répondre à cette nouvelle donne se traduisant par une énorme chute de la monnaie redevenue nationale. La dévalorisation de la monnaie ne sera pas un avantage compétitif, la France, et moins encore la Grèce, ne disposant pas des industries capables de s’imposer au niveau mondial, et il convient de surcroît de ne pas oublier la transnationalisation des firmes. Le seul pays où cette option est visiblement étudiée, et qui pourrait le réaliser sans dommage pour lui, est l’Allemagne. Le retour au mark poserait ce pays comme une grande puissance. Mais signifierait la destruction de toute la construction européenne. La monnaie unique, dernier avatar de cette architecture libérale, est devenue le maillon faible qui peut entraîner dans sa chute tout l’édifice.

Ainsi se trouve posée, également à ce niveau, la nécessité d’alternatives au capitalisme. Lorsque les gouvernements s’attaquent à toutes les solidarités collectives, à tous les acquis sociaux des luttes ouvrières, y compris ceux acquis au XIXe siècle, il ne lui reste, pour assurer la cohésion sociale, que la répression. Il y a urgence à défendre et les libertés démocratiques et les acquis sociaux, en recherchant des formes de solidarité européenne. Les luttes sociales montrent la voie. Elles ne suffisent pas. La politique doit reprendre toute sa place.

Nicola Benies. Pour s'abonner à la revue Contretemps : http://www.contretemps.eu/node/56

Notes

1 Voir mon Petit manuel de la crise financière et des autres, Syllepse, 2009.

2 Comme le titre Alternatives Economiques de juillet 2010.

3 Ce serait l’objet d’une autre réflexion. Actuellement, l’industrie signe son retour comme lieu essentiel de la création de richesses. Toutes les idéologies prônant les groupes sans usines, avec seulement des bureaux de recherche, ont vécu…

4 Et non pas des déficits comme on l’affirme trop souvent. Le déficit est un résultat à un moment donné, à la fin de l’année en général. C’est un résultat comptable qui ne signifie rien quant au montant de la dette. Les Etats, comme les entreprises, ont besoin de financer leurs dépenses à un moment donné et recherchent les crédits nécessaires. Il pourrait se faire que le déficit soit égal à zéro – ce serait très exceptionnel – et que l'endettement augmente…

5 Informations reprises dans Alternatives Economiques de juillet 2010. Voir aussi, dans ce même numéro, l’article de Jacques Adda.

6 Il est même question d’un «marché mondial de la notation» dominé par les «trois sœurs», trois acteurs privés, Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch.

7 Via la spéculation sur le marché des CDS (Credit Default Swaps). Ces produits financiers sont des produits d’assurance contre le risque de défaut de paiement d’un emprunteur. Ils sont aussi cotés sur un marché spécifique. La hausse de ces CDS se traduit par la perte de confiance envers l’emprunteur, et sa note est dégradée par les agences de notation. Les spéculateurs contre la dette grecque les ont donc joués à la hausse pour dégrader la Grèce et ainsi ouvrir la porte à l’augmentation des taux d’intérêt. Le ministre des Finances allemand a proposé de supprimer ces CDS pour les dettes souveraines.

8 Le glissement du pluriel – les dépenses publiques –, au singulier – la dépense publique –, est révélateur de la volonté de s’attaquer à l’ensemble des dépenses sociales sans analyser leur raison d’être et leur nécessité.

9 Cf. Petit manuel de la crise financière et des autres, op. cit.

10 In Pourquoi il faut partager les revenus, co-écrit avec Marie-Paule Virard, La Découverte, 2010. Ils font la démonstration que la seule voie à suivre pour sortir de la crise c’est… l’augmentation des salaires!

11 Du 2 juillet 2010, en préparation de leurs «rencontres économiques» annuelles. Olivier Pastré estime qu’il faut dessiner «l'esquisse d’une nouvelle croissance» partant de l’hypothèse juste dans la crise systémique que le régime d’accumulation doit totalement se transformer. Cette «révolution» suppose de rompre avec l’internationalisation des marchés financiers… Des réflexions commencent à émerger sur une nouvelle donne qui inclurait la définition de nouvelles politiques économiques. Il semblerait bien que les gouvernements aient quelque retard à l’allumage.

12 Les majuscules sont de lui. Une autre manière de dire «crise systémique».