Entretien. Enseignant-chercheur en sciences politiques à l’université d’Évry-Val-d’Essonne, Olivier Le Cour Grandmaison vient de sortir un nouveau livre, l’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies (1). Nous l’avons rencontré à cette occasion. Le livre commence par une surprenante description du désastre sanitaire qui accompagne les débuts de la colonisation. Peux-tu en donner quelques éléments et explications ?Les causes de ces désastres sanitaires, constatés par de nombreux médecins qui occupent souvent des responsabilités importantes au sein de l’institution médicale et/ou militaire, sont multiples. Elles sont liées au retard de la médecine et de l’hygiène coloniales françaises comparées à celles de la Grande-Bretagne qui est à l’époque très en avance dans ces domaines, notamment en raison de sa longue expérience impériale en Inde. À cela s’ajoute le conservatisme, souvent dénoncé par les médecins et certains officiers supérieurs, de la hiérarchie militaire, et un mépris certain pour la vie des soldats du rang. De là ces désastres fort coûteux sur le plan humain et parfois même susceptibles de retarder des opérations militaires pourtant jugées essentielles par les autorités politiques. C’est le cas, par exemple, en 1881 : alors que la France s’apprête à envahir la Tunisie, plusieurs divisions sont réunies à Marseille et Toulon dans des conditions sanitaires pour le moins mauvaises. Bilan : Plus de 800 décès et 5 000 malades ! Rappelons enfin que jusqu’en 1910, les armées françaises comptent plus de vétérinaires pour soigner les chevaux que de médecins pour soigner les soldats. À la veille de la Première Guerre mondiale, 700 praticiens aux armées manquent toujours à l’appel.Face à ce « désastre », quelles mesures d’auto-protection va mettre en œuvre le pouvoir colonial pour « protéger » ses forces coloniales ?Une telle situation est à l’origine de la mobilisation individuelle et collective des médecins qui vont batailler pour imposer de nouvelles règles d’hygiène dans un contexte où, si l’on connaît les mécanismes de transmission de certaines maladies, comme le paludisme par exemple, nul ne sait comment le soigner. Faute de guérir, il faut donc prévenir de toute urgence, en multipliant les prescriptions relatives à l’alimentation, au logement des soldats et aux casernes, aux vêtements et à l’organisation des opérations militaires elles-mêmes. Enfin, dans le cadre d’une division raciale du travail élaborée par les médecins, entre autres, les forces armées dans les colonies vont recourir à de nombreux soldats « indigènes » pour assumer les tâches les plus rudes : travaux du génie, notamment, afin de préserver la santé des militaires français et leur efficacité lors des combats.Au-delà des troupes appelées à servir en outre-mer, ces mesures préventives concernent aussi la société coloniale dans son ensemble. Elle est traitée comme un vaste corps physique, sexuel, économique, social, urbain et politique, qu’il faut protéger d’un environnement naturel et humain jugé extrêmement dangereux sur le plan sanitaire. Chaque partie de ce vaste organisme, indispensable à sa vie comme à son développement – hommes, femmes, voies de circulation, maisons, cimetières, quartiers d’habitation –, doit obéir aux « lois de l’hygiène » pour bénéficier ainsi d’une sécurité sanitaire optimale et indispensable au succès de la colonisation. Comme l’écrivent de nombreux médecins, « l’indigène est un réservoir à virus », et il faut donc s’en éloigner pour se protéger des nombreuses maladies qu’il est susceptible de transmettre.De telles conceptions sont au fondement de nombreuses prescriptions. Elles concernent les relations sexuelles interraciales, par exemple, qui sont alors proscrites afin de protéger « l’homme blanc » des maladies vénériennes. Ces prescriptions sont également au principe de l’organisation ségréguée des principales villes coloniales qui doivent comprendre des quartiers européens et des quartiers « indigènes » nettement séparés. En matière d’urbanisme, les enjeux sont également sécuritaires – assurer au mieux la protection des biens et des personnes des Européens – et politiques – inscrire dans l’organisation même de la ville l’ordre colonial comme ordre colonial hiérarchisé au sommet duquel se trouve le Blanc. Là encore, les pratiques coloniales de la Grande-Bretagne ont été autant de modèles pour les hygiénistes et les urbanistes français. Enfin, et pour des motifs identiques, cette ségrégation s’étend aussi aux hôpitaux construits en outre-mer.Dans la continuité d’un de tes ouvrages précédent, Coloniser, Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial (2), tu reviens sur les violences faites aux « indigènes », mais moins en termes d’affrontements, de barbarie militaires, que de « vie quotidienne », notamment dans le cadre de la division raciste du travail. Quelques illustrations ?En ce qui concerne les modalités de l’exploitation coloniale, l’analyse précise des conceptions et des pratiques révèle des violences extraordinaires liées aux méthodes employées. Je pense en particulier au travail forcé imposé à l’ensemble des populations civiles du Congo français. L’exemple alors célèbre est celui de la construction de la ligne de chemin de fer destinée à relier Brazzaville à Pointe-Noire sur la côte atlantique. 17 000 morts « indigènes » lors de la construction des 140 premiers kilomètres et des taux de mortalité de 57 % dans certains camps de travail établis pour réunir la main-d’œuvre indispensable à la réalisation de ce chantier. Je précise que ce dernier chiffre est celui qui a été rendu public par le ministre des Colonies de l’époque, André Maginot. Quant à l’entreprise chargée de cette « glorieuse » construction, il s’agit de la Société de construction des Batignolles, connue aujourd’hui sous le nom de Spie-Batignolles, l’un des plus grands groupes du BTP français. Il y a peu, l’un des anciens PDG, Jean Monville, vantait encore les réalisations remarquables de son entreprise lors de « l’aventure outre-mer »...Dans la conclusion, tu évoques largement le livre de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres. En quoi illustre-t-il ton propos ?Ce texte de Conrad est à l’époque connu de tous ceux qui s’intéressent aux colonies. Ce n’est pas un hasard si André Gide dédie son livre Retour du Congo à cet écrivain. Avant beaucoup d’autres, Conrad a découvert l’extraordinaire brutalité quotidienne de l’exploitation coloniale, le mépris raciste qui la légitime et les conséquences dramatiques de cette exploitation : des morts par dizaines de milliers, des régions entières abandonnées par leurs habitants autochtones qui fuient les réquisitions, les déportations et le travail forcé. Contrairement à beaucoup de ses contemporains, Conrad n’euphémise pas ces pratiques. Au contraire, grâce à une investigation littéraire, il les dévoile avec une précision remarquable. À l’heure où, en France, sévit de nouveau un révisionnisme colonial allègre, Au cœur des ténèbres rappelle utilement ce passé meurtrier.
Propos recueillis par Robert Pelletier1 – Fayard, 2014, 23 euros2 – Fayard, 2005, 22 euros« Les Blancs ne communiquent avec les Noirs ou les Jaunes que pour les asservir ou les massacrer. Les peuples que nous appelons barbares ne nous connaissent encore que par nos crimes. (…) allons-nous armer sans cesse contre nous en Afrique, en Asie, d’inextinguibles colères et des haines insatiables et nous préparer pour un avenir lointain sans doute, mais assuré, des millions d’ennemis ? »
Anatole France (1906), mis en exergue dans la conclusion d’un précédent ouvrage d’Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial.