Du 8 au 10 mars, à l’invitation du parti politique Lijevi (La Gauche), Olivier Besancenot était en Bosnie.
Mladen, un camarade du groupe militant Iskra (l’Étincelle) conduit notre petite délégation pour ce petit périple à Tuzla. En chemin, il évoque les grands dégâts provoqués par vingt ans de libéralisme forcené sur l’économie des Balkans : accroissement des inégalités, de la pauvreté, du chômage (de 40 à 45 % en Bosnie), privatisations des services publics et de l’industrie… Sur la guerre, Mladen est plus taiseux et insiste pour parler au passé. Il précise, dans un sourire, que son passeport est slovène, que sa mère est croate et son père serbe.Au cœur de la ville : magasins fermés, voirie délaissée, immeubles détériorés dans lesquels les habitants vivent pourtant, bâtisses et murs qui parlent de « tout le bien » qu’inspirent l’ancien gouvernement à la population. L’immeuble du gouvernement du canton de Tuzla, lui, a été mis à sac puis brûlé par des manifestants le 7 février dernier, point culminant de trois journées de contestation rassemblant plus de quinze mille personnes. Un énorme graffiti proclame la « révolution » et pointe les « nationalistes, voleurs »...
Une démocratie directe sans gouvernementIl n’y a plus de gouvernement en Bosnie depuis un mois et cela ne semble inquiéter personne. Une telle vacance de pouvoir donnerait des vapeurs à n’importe quel politicien d’ici ou d’ailleurs mais que n’importe quel passant de la rue peut vous expliquer patiemment, sans crainte, et avec conviction.Gordan, 35 ans, un des militants les plus anciens de Lijevi, nous explique l’expérience originale de démocratie directe qui a émergé à Tuzla après les manifestations et la chute du pouvoir. En l’absence de gouvernement, un Plénum, assemblée populaire ouverte à toute la population de la ville, se réunit régulièrement dans une salle communale – au début quotidiennement, aujourd’hui deux fois par semaine – pour traiter des problèmes courants et des sujets politiques. Ce plénum regroupe entre sept cents et mille personnes. Les interventions sont brèves et minutées, les chefs en herbe tenus à distance. Seuls des médiateurs sont chaque fois désignés pour assurer la bonne marche de la réunion. Les thèmes sont multiples : emploi, industrie, services publics, éducation, culture, corruption, violence… Douze commissions ont été mises en place pour travailler sur les sujets jusque-là traités par les ministères. Une autre est chargée des relations avec les travailleurs. Trois groupes de travail s’occupent des médias, des aspects juridiques et de la logistique.
La légitimité du contre-pouvoirLe Plénum a exigé du Parlement qu’il nomme rapidement un gouvernement technique, s’opposant à ce que le Premier ministre soit issu de sa propre assemblée et préférant rester indépendant du jeu politique traditionnel pour ne pas être instrumentalisé. Le Plénum se vit d’abord comme un contre-pouvoir puissant et légitime. Son objectif : que les solutions qu’il élabore soient appliquées à la lettre par le futur gouvernement, sous peine de le faire tomber une nouvelle fois en cas de non-respect du mandat. Une sorte de droit de veto institué par la démocratie directe.Dans la commission en relation avec les travailleurs, à laquelle nous assistons, la question de la remise en marche de l’usine de détergent Dita est abordée. Cette entreprise, privatisée quelques années plus tôt, a cessé son activité, permettant à ses dirigeants de s’enrichir copieusement, de manière frauduleuse. Le débat est long : faut-il aider les travailleurs à acheter les actions de l’entreprise, faut-il décréter l’annulation des dettes de Dita vis-à-vis de ses fournisseurs, comment confier la propriété de l’usine à ses travailleurs ? Depuis 2011, les salariés, au nombre de cent vingt aujourd’hui contre mille jadis, ne sont plus payés et se relaient par petits groupes coordonnés pour protéger l’usine contre les vols ou les tentatives de sabotage.
La question sociale au cœur de la BosnieUne camarade, Tijana, rapporte que, au-delà des villes de Tuzla et de Sarajevo, c’est toute la Bosnie qui s’embrase. À Mostar, par exemple, la lutte a pris une tournure symbolique. D’un côté et de l’autre du fleuve se font habituellement face deux communautés, croate et bosniaque. Cette fois, la révolte a unifié les deux groupes, n’épargnant ni les locaux gouvernementaux bosniaques ni les croates. Bien sûr, les questions nationales n’ont pas disparu, elles demeurent présentes, sourdes et latentes. Mais pour l’heure, la question sociale les jugule et les transcende, pour la grande fierté de cette nouvelle génération qui dit observer avec une certaine angoisse le contre-exemple ukrainien.Tuzla vit au rythme d’une expérience sociale et politique qui se cherche à haute voix et redécouvre probablement une velléité autogestionnaire enfouie dans les nappes phréatiques de la mémoire collective yougoslave. Elle est la capitale de l’Europe qui nous manque : une Europe des travailleurs et des peuples à construire sur les décombres de l’Union européenne, de ses traités et de sa représentation économique et politique actuelle.
Olivier Besancenot