Les explications de Jean-Arnault Dérens, co-rédacteur en chef du Courrier des Balkans1.
On semble à nouveau au bord de l’explosion en Bosnie-Herzégovine. Comment en est-on arrivés là ?
Depuis la signature des accords de paix de Dayton, en 1995, la Bosnie-Herzégovine est un pays divisé en deux « entités », la Republika Srpska (RS) et la Fédération croato-bosniaque, elle-même divisée en dix cantons, à prédominance tantôt bosniaque (de culture musulmane), tantôt croate. En réalité, le pays est mis en coupe réglée par trois oligarchies ethnonationalistes, qui ont tout intérêt à jouer la carte des tensions pour mobiliser l’opinion publique et détourner l’attention des problèmes économiques et sociaux qui rongent le pays. Depuis l’été, Milorad Dodik, membre serbe de la présidence tripartite du pays, a relancé l’hypothèse d’une sécession de l’entité serbe. Le 10 décembre, le Parlement de la Republika Srpska a voté des lois qui pourraient aboutir, dans un délai de six mois, à la création d’institutions séparées et même de forces armées propres à l’entité serbe. En clair, un processus de sécession est effectivement engagé. C’est dans ce contexte que s’inscrivait la parade du 9 janvier, organisée pour célébrer les trente ans de la RS, proclamée le 9 janvier 1992, quelques semaines avant que le pays ne bascule dans la guerre.
Pourquoi Milorad Dodik a-t-il choisi ce moment-là ?
D’une part, même s’il semble toujours être le « patron » tout-puissant de l’entité serbe, Milorad Dodik se sait menacé : ces dernières années, de puissants mouvements citoyens ont contesté son système autoritaire et clientéliste et son parti a même perdu le contrôle de la mairie de Banja Luka, la principale ville de la RS, lors des élections municipales de novembre 2020. Alors que des élections générales sont prévues à l’automne 2022, Dodik relance les provocations nationalistes pour essayer de rester au pouvoir. D’autre part, il sait que la « communauté internationale », très divisée, est incapable de réagir : il compte sur de précieux alliés au sein même de l’Union européenne, comme le Hongrois Viktor Orbán.
Et les nationalistes croates jouent aussi leur partition ?
Oui, ils rêvent toujours de la création d’une « troisième entité ethnique », qui serait purement croate. Ils veulent imposer une réforme électorale, qui renforcerait le caractère ethnique du vote. Il existe une totale convergence tactique entre les deux nationalismes.
Jusqu’où cette crise peut-elle aller ? Une nouvelle guerre est-elle possible ?
Une guerre semble peu probable, car personne n’y a intérêt, mais aussi parce que le pays se vide de sa population. Les jeunes, diplômés ou non, s’exilent massivement dans des pays comme l’Allemagne, à la fois en raison de la situation économique catastrophique, mais aussi par lassitude de la corruption et d’un clientélisme systématique : il faut bien souvent avoir la carte d’un des partis nationalistes pour trouver du travail, inscrire ses enfants à l’université, etc. Or, on ne peut pas faire la guerre dans un pays dont tous les jeunes sont partis.
La Bosnie-Herzégovine connaît aussi de nouvelles formes de mobilisations sociales.
En effet, en 2014, le mouvement des plenums, qui contestait les privatisations et proposait des formes originales de démocratie directe, a secoué le pays, en dépassant les barrières « ethniques ». Il a été réprimé et étouffé, mais de nouvelles mobilisations se développent, notamment pour la défense des communs, comme les rivières sauvages, menacées par d’innombrables projets de micro-centrales hydroélectriques, qui sont surtout des opérations de blanchiment d’argent et de greenwashing, souvent avec la bénédiction de la Commission européenne… Le droit à l’eau ou le droit à la ville mobilisent les citoyens de toute origine, mais ces mouvements peinent à trouver une traduction politique, car le système institutionnel est complètement verrouillé au plus grand profit des oligarchies nationalistes.
Propos recueillis par Catherine Samary
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