Publié le Lundi 28 février 2011 à 10h55.

Du monde arabe à l'Amérique latine: que se passe-t-il avec la Libye?

Nous avons le sentiment qu'un grand processus d'émancipation mondial peut être avorté par l'implacable férocité de Kadhafi, l'intervention états-unienne et le manque de clairvoyance de l'Amérique latine. Nous résumerons ainsi la situation: dans une zone du monde à nouveau liée par de fortes solidarités internes, de laquelle on n'attendait que léthargie ou fanatisme religieux, a surgi une vague de soulèvements populaires qui menacent de faire tomber, l'un après l'autre, tous les alliés des puissances occidentales dans la région.

Indépendament des nombreuses différences locales, ces soulèvements ont quelque chose en commun qui, sans doute aucun, les distinguent radicalement des « révolutions colorées », rose ou orange, promues par le capitalisme dans l'ex-Union soviétique. Elles exigent la démocratie, certes, mais loin d'êtres fascinées par l'Europe ou les États-Unis, elles sont les dépositaires d'une longue, profonde et radicale tradition anti-impérialiste forgée en Palestine et en Irak.

Dans ces soulèvements populaires arabes, il n'y a pas de socialisme, mais il n'y a pas non plus d'islamisme, ni non plus – et c'est le plus important – de séduction européocentrée. Il s'agit en même temps d'une révolte économique et sociale et d'une révolution démocratique, nationaliste et anticoloniale, ce qui offre immédiatement, quarante ans après leur défaite, une chance inespérée pour les gauches socialistes et panarabistes de la région.

L'Amérique latine progressiste, dont les processus d'émancipation pionniers constituent l'espérance de l'anti-impérialisme mondial, doit aujourd'hui soutenir sans réserve le monde arabe et couper l'herbe sous le pied aux puissances occidentales, débordées par les événéments. Kadhafi offre maintenant à ces puissances l'opportunité d'un retour – militaire, sans doute, mais surtout propagandiste – en leur permettant de se présenter comme les paladins des droits humains et de la démocratie.

Ce discours est peu crédible dans cette région du monde, où Fidel Castro et Hugo Chavez jouissent d'une énorme popularité. Mais si l'Amérique latine s'aligne, de manière active ou passive, au côté du tyran libyen, non seulement les processus en cours – tellement contagieux qu'ils ont des conséquences en Europe et jusqu'au Wisconsin – se verront irrémédiablement stoppés, mais en outre, il se produira une nouvelle fracture dans le camp anti-impérialiste que les États-Unis, toujours vigilants, saisiront afin de récupérer le terrain perdu.

Une telle chose est déjà en train de se produire, comme résultat d'une combinaison de méconnaissance et d'un anti-impérialisme schématique et sommaire. Les peuples arabes, qui reviennent sur la scène de l'histoire, ont besoin du soutien de leurs frères latino-américains, mais c'est surtout les rapports de forces mondiaux qui ne peuvent permettre la moindre hésitation de la part de Cuba et du Venezuela car, autrement, ce sont ces pays et avec eux toute l'Amérique latine et l'espoir d'une transformation à l'échelle planétaire qui en souffriront.

On peut alléguer que nous savons peu de choses sur ce qui se passe en Libye et nourrir des soupçons sur les condamnations occidentales, médiatiques et institutionnelles de ces derniers jours. Nous sommes bien d'accord. Les impérialistes sont très intelligents. Ayant des intérêts concrets dans la région, ils ont défendu jusqu'au bout leurs dictateurs, mais quand ils ont compris que cela devenait insoutenable, ils les ont laissé tomber pour choisir une autre stratégie: appuyer des processus démocratiques contrôlés, sélectionner des minorités postmodernes comme moteur de changements limités et déployer sans pudeur, sachant que la mémoire est courte, une nouvelle rhétorique démocratique.

Il faut bien sûr s'opposer à n'importe quelle ingérence occidentale, mais nous ne croyons sincèrement pas que l'OTAN va envahir la Libye. Ce qui semble exact en revanche, c'est que cette menace, à peine esquissée, a comme conséquence immédiate d'embrouiller et de diviser le camp anti-impérialiste, et cela jusqu'au point de nous faire oublier quelque chose que nous devrions pourtant savoir: qui est Kadhafi. L'oublier peut produire au moins trois effets terribles: briser les liens de solidarité avec les mouvements populaires arabes, donner une légitimité aux accusations contre le Venezuela et Cuba et redonner au contraire un verni de légitimité aux discours démocratiques impérialistes, aujourd'hui pour le moins en mauvais état. Ce qui constituerait, sans nul doute, un triomphe pour les intérêts impérialistes dans la région.

Kadhafi a été pendant ces dix dernières années un grand ami de l'Union européenne, des États-Unis et de leurs dictateurs alliés dans la région. Il suffit de rappeller les déclarations de soutien incendiaires du Caligula libyen en faveur du dictateur Ben Ali, dont les milices ont certainement été approvisionnées en armes et en argent par Tripoli après le 14 janvier. Il suffit de rappeller également la docile collaboration de Kadhafi avec les États-Unis dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ». La collaboration politique s'est accompagnée de liens économiques étroits avec l'UE, et notamment l'Espagne, la vente de pétrole à l'Allemagne, l'Italie, la France et les États-Unis, parallèlement à l'ouverture du pays aux grandes multinationales occidentales (l'espagnole Repsol, la britannique British Petroleum, la française Total, l'italienne ENI ou l'autrichienne OM). Sans parler des juteux contrats avec les grandes entreprises de construction européennes. En outre, la France et les États-Unis n'ont cessé de fournir les armes qui servent aujourd'hui à tuer son propre peuple, notamment par des attaques aériennes, suivant ainsi l'exemple de l'Italie coloniale en 1911.

En 2008, l'ex-secrétaire d'État Condoleeza Rice l'a très clairement exprimé: « La Libye et les États-Unis partagent des intérêts permanents: la coopération dans la lutte contre le terrorisme, le commerce, la prolifération nucléaire, l'Afrique, les droits de l'Homme et la démocratie ».

Quand Kadhafi a visité la France en décembre 2007, Ayman El-Kayman a résumé ainsi la situation: « Il y a près de dix ans, Kadhafi a cessé d'être pour l'Occident démocratique un individu peu recommandable. Afin d'être retiré de la liste des États terroristes dressée par les États-Unis, il a reconnu sa responsabilité dans l'attentat de Lockerbie. Pour normaliser ses relations avec le Royaume Uni, il a donné les noms de tous les républicains irlandais qui s'étaient réfugiés en Libye. Pour normaliser celles avec les États-Unis, il a donné toutes les informations sur les Libyens suspectés de participer au Djihad avec Ben Laden et a renoncé à ses “armes de destruction massive”, en plus de demander à la Syrie de faire de même. Pour normaliser ses relations avec l'Union européenne, il s'est transformé en gardien de camps de concentration où sont internés des milliers d'africains qui tentent de gagner l'Europe. Pour normaliser ses relations avec son voisin Ben Ali, il lui a remis des opposants réfugiés en Libye ».

Comme on le voit, Kadhafi n'est ni un révolutionnaire, ni un allié, ne serait-ce que tactique, des révolutionnaires du monde. En 2008, Fidel Castro et Hugo Chavez (ensemble avec le Mercosur) ont dénoncé à juste titre la « Directive de la Honte » européenne qui renforce la déjà très sévère persécution des sans papiers. De tous les crimes de Kadhafi, celui qui est sans doute le plus grave et le moins connu est sa complicité avec la politique migratoire de l'UE, et particulièrement italienne.

Celui qui souhaite une ample information sur cette question peut lire « Il Mare di mezzo », du courageux journaliste Gabriele del Grande, ou consulter sa page Internet, « Fortresseurope », où sont compilés certains documents effrayants. Déjà en 2006 Human Rights Watch et Afvic dénonçaient les arrestations arbitraires et les tortures dans les centres de détention libyens financés par l'Italie. L'accord Berlusconi-Kadhafi de 2003 peut être lu intégralement sur la page web de Gabriele del Grande et ses conséquences se résument de manière succinte et douleureuse dans le cri de Farah Anam, qui s'est échappée d'un camp de la mort libyen; « Je préfère mourir dans la mer que de revenir en Libye ». Malgré les plaintes, qui évoquent de véritables pratiques d'extermination – ou sans doute à cause d'elles, car elles démontrent l'efficacité de Kadhafi comme gardien de l'Europe – la Commission européenne a signé en octobre dernier un « Agenda de coopération » pour la « gestion des flux migratoire » et le « contrôle des frontières », valable jusqu'en 2013 et accompagné par la remise à la Libye d'une somme de 50 millions d'euros.

La relation de l'UE avec Kadhafi frise la soumission. Berlusconi, Sarkozy, Zapatero et Blair l'ont tous reçus à bras ouvert en 2007 et Zapatero lui-même s'est rendu à Tripoli en 2010. Même le roi d'Espagne Juan Carlos s'est déplacé dans la capitale libyenne en janvier 2009 afin de faire la promotion des entreprises espagnoles. D'autre part, l'UE n'a jamais hésité à s'humillier, elle s'est excusée publiquement le 27 mars 2010 au travers du ministre espagnol des Affaires étrangères de l'époque, Miguel Ángel Moratinos, pour avoir interdit à 188 citoyens libyens l'entrée en Europe à cause du conflit entre la Suisse et la Libye pour l'arrestation du fils de Kadhafi à Genève, accusé d'avoir maltraité son personnel domestique. Pire encore: l'UE n' a pas émis la moindre protestation quand Kadhafi a mené des représailles économiques et commerciales contre la Suisse, ni lorsqu'il a lancé un appel à la « guerre sainte » contre ce pays, ni quand il déclara publiquement son désir qu'elle soit « rayée de la carte ».

Et, si aujourd'hui, ces amis impérialistes de Kadhafi – qui voient bien comment le monde arabe est en révolte sans qu'ils puissent y mettre un terme – condamnent la dictature libyenne et parlent de démocratie, alors nous n'avons aucune raison d'hésiter.

Au lieu de cela, certains appliquent une vision particulière de la lutte anti-impérialistes, avec des théories du complot et une paradoxale méfiance envers les peuples. On demande du temps pour que se dispersent les nuages de poussière soulevés par les bombes lancées depuis le ciel  – afin d'être certains qu'il n'y a pas en dessous un cadavre de la CIA. Et cela quand on n'appuie pas directement, comme le fait le gouvernement du Nicaragua, un criminel dont le contact, même lointain, ne peut que salir pour toujours n'importe quelle personne qui se proclame de gauche ou progressiste. Ce n'est pas l'OTAN qui bombarde actuellement les Libyens, mais bien Kadhafi. « Fusil contre fusil » telle est la chanson de la révolution; « missile contre civil », voilà quelque chose nous ne pouvons pas accepter et avant de nous poser la moindre question, nous devons condamner cela avec toute notre énergie et indignation. Mais posons nous également des questions, quoique les réponses que nous avons déjà – aussi peu nombreuses soient-elles – suffisent amplement à montrer de quel côté doivent être en ce moment les révolutionnaires du monde entier.

Espérons que Kadhafi va tomber – et de préférence aujourd'hui plutôt que demain – et que l'Amérique latine comprenne que ce qui se passe en ce moment dans le monde arabe a beaucoup plus à voir, non pas avec des plans machiavéliques de l'UE et des États-Unis (qui sans aucun doute tentent de manœuvrer dans les coulisses), mais bien avec les processus ouverts dans Notre Amérique, celles de tous, celle de l'ALBA et de la dignité, initiés depuis le début des années 1990, suivant en cela l'étoile de Cuba allumée en 1958.

La chance est grande, et elle pourrait être la dernière, d'inverser définitivement les rapports de forces actuels et d'isoler les puissances impérialistes dans un nouveau cadre global. Ne tombons pas dans un piège trop facile. Ne méprisons pas les arabes. Ils ne sont pas socialistes, mais au cours de ces derniers mois, de manière inéspérée, ils ont mis à nu l'hypocrisie de l'UE et des États-Unis, ils ont exprimé leur désir d'une démocratie authentique, loin de toute forme de tutelle coloniale. Ils ont ouvert un espace qui permet de mettre en difficulté, à partir de la gauche, les tentatives de sauvetage du capitalisme.

C'est l'Amérique latine de l'ALBA, celle du Che et de Playa Giron, dont le prestige dans cette région était encore intact hier, qui doit soutenir le processus avant que l'horloge du monde commence à revenir en arrière. Les pays capitalistes ont des « intérêts », les pays socialistes seulement des « limites ». Beaucoup de ces intérêts étaient avec Kadhafi, mais aucune de ces « limites » n'a rien à voir avec lui. C'est un criminel doublé d'un imposteur. S'il vous plaît, camarades révolutionnaires d'Amérique latine, les camarades révolutionnaires du monde arabe vous demandent de ne pas le soutenir.

Santiago Alba Rico et Alma Allende. Publié sur www.rebelion.org . Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be