Gilbert Achcar revient dans cet entretien réalisé le 11 octobre 2023, sur le 7 octobre, sa signification dans la guerre qui oppose Israël aux PalestinienNEs et les éléments auxquels ces dernierEs sont confrontéEs pour gagner.
L’Anticapitaliste : Quels scénarios possibles vois-tu à partir de la situation où l’on se trouve (au 11 octobre) ? C’est-à-dire une attaque de très grande ampleur du Hamas, très bien organisée, qui implique une défaillance que tout le monde constate de tout le dispositif sécuritaire et de renseignement israélien, qui établit la preuve de l’échec total et durable des politiques sécuritaires israéliennes en place en particulier depuis le bouclage de la bande de Gaza. On assiste maintenant à une réponse gigantesque qui promet d’être pire que tout ce que l’on a connu ces dernières années. Est-ce que tu vois des scénarios possibles, autres que, ou au-delà de, la dévastation terminale de la bande de Gaza.
Gilbert Achcar : Il faut malheureusement craindre le pire. Israël, à l’heure où nous parlons aujourd’hui, le 11 octobre, se prépare à commettre un crime contre l’humanité. Couper les vivres, l’électricité, et même l’eau à 2 millions et demi de personnes, c’est déjà un crime en soi, et je suis choqué par les réactions en sourdine qu’il y a en France sur cette affaire. Il y a une démesure absolue entre les réactions d’indignation ou d’horreur face à l’action du Hamas et les réactions aux propos du ministre israélien des armées, qualifiant les Palestiniens d’« animaux », comme aux actes du gouvernement israélien qui constituent déjà des crimes de guerre, en particulier les bombardements qui ont déjà fait un nombre considérable de victimes civiles. Dans ce contexte, le pire est à craindre, mais le pire c’est quoi ? Le pire, en l’occurrence, c’est une tentative d’éradication du Hamas par le gouvernement israélien, qui supposerait donc une destruction d’une grande partie de la bande de Gaza. D’autant que l’armée israélienne voudra faire tout cela avec le moins de pertes possible et donc utilisera sa force de destruction de manière intensive afin de minimiser le coût en vies pour ses propres forces. Cela avec une terrible option qui se dessine sous prétexte d’éradiquer le Hamas, celle de provoquer le déplacement forcé d’une majeure partie de la population vers la frontière égyptienne, si ce n’est vers le territoire égyptien (pour l’instant la frontière est bloquée et fermée). Et donc, une continuation de la Nakba ou une nouvelle Nakba pour la bande de Gaza.
Bien sûr, cela va dépendre d’une série de facteurs. Manifestement, le Hamas comptait sur une intervention du Hezbollah libanais dans le conflit, qui diminuerait la charge sur Gaza. C’est un pari très risqué, parce que pour l’instant, le Hezbollah s’est contenté d’actes plutôt symboliques, ou bien limités. Je ne pense pas que le Hezbollah, et l’Iran par conséquent, soient disposés à prendre le risque majeur d’une conflagration régionale qui pourrait leur coûter très cher.
Le pire pourrait se produirait aujourd’hui dans une atmosphère de résignation non seulement des gouvernements, mais même des opinions publiques occidentales face au choc qu’a constitué le 7 octobre. Il pourrait y avoir beaucoup moins de pressions sur Israël que ce n’a été le cas dans des assauts antérieurs d’Israël sur Gaza. Il y a aujourd’hui une conjonction de facteurs provoqués par l’opération du 7 octobre, qui sont extrêmement inquiétants.
Il y a ce que tu dis sur les perspectives à prévoir concernant en particulier la bande de Gaza. Il y a ce que ça signifie pour la société israélienne elle-même, le moment d’union sacrée dans lequel on se trouve. Tu peux peut-être revenir là-dessus. Il y a un troisième terme auquel tu fais allusion en parlant de la résignation des opinions publiques. Est-ce que tu serais d’accord pour dire que cet épisode-là, finalement, est un épisode dans lequel on voit un grand nombre de pays à travers l’Europe, jusqu’aux États-Unis, finalement converger dans un consensus général derrière un pouvoir d’extrême droite en Israël, en l’occurrence théocratique, autoritaire, annexionniste, etc. ? Ceci a des implications en retour dans les sociétés française, allemande, britannique…
Oui, c’est effectivement extrêmement inquiétant de voir la timidité à laquelle beaucoup en sont réduits dans leur expression sur ces événements. Il faut presque du courage maintenant pour dire que soumettre à un blocus alimentaire une population civile est un crime de guerre. Les réactions sont radicalement différentes des réactions aux pratiques russes vis-à-vis de l’Ukraine. On voit bien là le « deux poids et deux mesures » que tu as évoqué. Il est aujourd’hui à son comble et personne ne le perçoit mieux que ce qu’on appelle le Sud mondial aujourd’hui, ce Sud mondial qui voit bien qu’il y a une règle pour Israël et une autre pour les rivaux de l’Occident. En parallèle de l’union sacrée qui se fait en Israël autour de tout cela, on voit se constituer également une union sacrée au niveau politico-médiatique en Europe, comme en France où s’est formé une sorte de consensus qui va de l’extrême droite au PS, union sacrée dans le soutien à Israël.
J’admets bien que les gens réagissent avec horreur aux images de tuerie qu’on a pu voir, mais il faudrait que les gens témoignent de la même horreur chaque fois qu’il y a des tueries de civils et d’enfants palestiniens. Edward Said avait déjà souligné, dans un commentaire sur les médias occidentaux, que lorsqu’il y a un attentat en Israël, les médias montrent des mères en train de pleurer, alors que lorsqu’il s’agit de morts du côté palestinien, on montre beaucoup moins de telles scènes. De même dans le vocabulaire choisi : quand on parle de victimes israéliennes, on va dire qu’elles ont été « tuées », mais quand on parle de victimes palestiniennes, on dira qu’elles sont « mortes ».
Pas besoin d’être grand expert en analyse des médias pour voir que tout ça est éminemment biaisé, et que ce biais n’est pas fondé sur des valeurs comme le prétendent certains. Quand on s’appuie sur des valeurs, on les applique universellement. Le biais médiatique, sur le fond, relève de ce que j’ai appelé « la compassion narcissique », l’identification avec celles et ceux que l’on tient pour semblables. J’avais utilisé ce concept au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, en soulignant à quel point l’attention médiatique dans le monde occidental a été envahissante, et la disproportion avec l’attention accordée à des horreurs bien plus considérables qui se déroulent dans le tiers monde, des génocides en cours qui ne font pas l’objet ne serait-ce que d’une fraction de cette attention médiatique.
Je suppose qu’un exemple plus emblématique ici est le cas du Yémen, depuis 2015…
Il y a bien plus : il y a le Congo où la guerre a fait des millions de morts dans une indifférence générale. Tout cela est extrêmement malsain. On assiste à un glissement à droite à l’échelle mondiale qui n’est pas sans rappeler celui de l’entre-deux-guerres du siècle dernier, la montée du fascisme et tout ce qui a suivi.
On assiste à une montée des extrêmes droites, avec des aspects tout à fait originaux, notamment le glissement à l’extrême droite d’une grande partie de l’électorat américain. C’est extrêmement inquiétant. Dans ce contexte-là, ce qui vient de se passer va alimenter des dérives qui nous imposent de réagir avec vigueur, sans nous laisser intimider par l’atmosphère de lynchage qui prévaut aujourd’hui.
Ce que tu dis me ramène à des remarques précédentes à propos de ce consensus, qui est assez familier, qui a lui-même une histoire, et qui en même temps prend une dimension particulièrement stridente ces jours-ci après une période d’embarras pour les défenseurs d’Israël au cours des deux dernières années, devant un État de plus en plus universellement reconnu comme fascisant et pratiquant l’apartheid. À présent, beaucoup peuvent s’affranchir de cette gêne en considérant que finalement, la répression et l’enfermement sont justifiés : « Voyez ce que font le Hamas, les Palestiniens… ». Alors peux-tu revenir sur le Hamas lui-même, mué en incarnation définitive du mal dans les termes mêmes de Joe Biden ; Hamas serait pire encore que l’État islamique, etc. Mais Hamas est une organisation qui a elle-même une histoire et une trajectoire politique depuis les années 80 où Hamas a émergé avec toute la bienveillance d’Israël, d’ailleurs, pour diviser le mouvement national palestinien. Ce n’est pas un mystère. En 2017, la charte du Hamas a été réécrite et débarrassée de sa rhétorique anti-juive antérieure, reconnaissant, de fait, l’État d’Israël et le projet d’un État palestinien dans les frontières de 1967. Il y a donc une trajectoire du Hamas qui ne se réduit pas à un concentré de terreur et de sang. Que peut-on dire d’utile, selon toi, sur ce qui fait que le Hamas en soit venu à mener cette terrible opération du 7 octobre. Dans quelle trajectoire s’inscrit-elle ?
D’abord précisons les choses : ceux qu’Israël a favorisés pendant plusieurs années n’étaient pas le Hamas, mais le mouvement politique dont le Hamas est issu, c’est-à-dire les Frères musulmans. Pendant plusieurs années – c’est un fait reconnu et analysé par des auteurs israéliens – Israël a favorisé les Frères musulmans comme antidote aux organisations de l’OLP.
Les Frères musulmans se posaient comme quiétistes, essentiellement occupés par des priorités religieuses, par la propagande et l’éducation religieuses. Cela convenait donc bien à l’État d’Israël. Mais cela préparait leur mutation survenue à la fin de 1987 avec la fondation du Hamas qui est l’acronyme de Mouvement de la résistance islamique. C’est un peu comme ce qui a précédé le 7 octobre : il y a eu une période d’accalmie et de coexistence relativement pacifique entre le Hamas et Israël, avec y compris un développement des échanges économiques et la possibilité donnée à des travailleurs immigrés de Gaza de passer en Israël. C’est pourquoi le 7 octobre a été vécu, du côté d’Israël, comme une énorme surprise.
Même après la fondation du Hamas, il y a longtemps eu une volonté israélienne de jouer le Hamas contre l’OLP de façon machiavélique. Ariel Sharon provoquait délibérément le Hamas, et ce n’est pas très difficile d’entrainer le Hamas à des actions violentes, ciblant la société israélienne. Plus la tension montait, plus Sharon s’en trouvait avantagé politiquement. La droite israélienne, c’est bien connu, a toujours préféré le Hamas à l’OLP, y compris l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas. Cela peut sembler paradoxal, mais Mahmoud Abbas, que beaucoup de Palestiniens et de Palestiniennes considèrent, à juste titre, comme un Pétain palestinien, est plus embarrassant pour Israël que le Hamas auprès des gouvernements occidentaux. Le Hamas, que les États occidentaux considèrent comme une organisation terroriste, est l’ennemi préféré d’Israël, et en particulier de la droite israélienne.
Ce jeu machiavélique a été pratiqué durant de longues années. En se projetant comme alternative radicale dans son opposition à Israël, face à une OLP qui était rentrée dans le jeu des accords d’Oslo, avec l’espérance d’un règlement pacifique et de l’obtention d’un mini-État indépendant palestinien, le Hamas a gagné en popularité, d’autant que le pari fait par la direction palestinienne traditionnelle s’est avéré être un échec sur toute la ligne.
Depuis un certain temps, le Hamas essaye de capitaliser sur le discrédit de l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas par des actions spectaculaires qui vont des lancements de roquettes au summum qu’a constitué le 7 octobre. Ils visent à renforcer ainsi leur propre hégémonie au sein de la société palestinienne. C’est dans cette optique qu’ils ont préparé ce grand coup du 7 octobre.
S’y ajoute le fait que le Hamas est une organisation religieuse et que ses convictions religieuses ne sont pas un simple élément de décor. C’est une organisation intégriste qui pratique une sorte de pensée magique, caractéristique d’un certain type d’idéologie religieuse : Dieu est de notre côté et on peut donc prendre des risques énormes puisque Dieu est là qui veille. Il y a de cela chez le Hamas. Une des premières choses qu’il a faites au matin du 7 octobre a été de diffuser une vidéo de sa direction en train de prier pour remercier Dieu du succès de l’opération.
Sur son mode d’action faisant beaucoup de victimes civiles, il y a deux choses à dire. Je ne sais pas si c’était dans leur plan de faire un tel massacre. Je suppose, puisque c’est leur intérêt, que leur plan était de prendre le plus d’otages possible et que ce nombre considérable de victimes civiles est le produit de la folie qui se déclenche dans le cours d’une action de ce type. Mais c’est aussi le produit d’une haine accumulée au fil des décennies – la haine terrible de gens qui subissent une situation terrible. Gaza, c’est l’enfer ! Et cela depuis longtemps. C’est un enfer qui devient encore plus infernal chaque fois qu’Israël se met à le bombarder, comme cela s’est passé à plusieurs reprises depuis 2006. Il faut comprendre l’état d’esprit qui se constitue dans cette situation-là.
Cela ne justifie aucunement le fait de tuer des civils. Mais le fait est qu’Israël tue en permanence des civils et pratique un terrorisme d’État que l’on entend rarement condamner en Occident, sauf de la part d’instances internationales, au nom des droits humains. Le terrorisme d’État consiste à bombarder des concentrations de populations civiles et donc à tuer des milliers de civils. Ce terrorisme d’État de grande ampleur est beaucoup moins condamné qu’une action terroriste par un groupe non-étatique. On en revient à la question du « deux poids et deux mesures ». Les combattants du Hamas pensent que puisque Israël n’épargne pas leurs civils, ils n’ont aucune raison d’épargner les siens. Ils pensent, en outre, que toute personne qui est en âge de porter des armes en Israël est soit militaire, soit réserviste. Cela parce qu’Israël se vante d’avoir une armée populaire, ce qui est vrai. Presque tous les Israéliens et Israéliennes passent par un service militaire prolongé, suivi de périodes régulières de mobilisation, et sont réservistes le reste du temps. Ceci induit une vision chez les Palestiniens selon laquelle la frontière entre civils et militaires est fictive en Israël. Il faut comprendre leur logique, sans y adhérer bien sûr.
Je pense qu’elle est profondément erronée. Les opprimés doivent faire valoir leur supériorité morale sur leurs oppresseurs. Cette supériorité morale a toujours été un élément très fort de la lutte des oppriméEs. Un bon exemple est la résistance vietnamienne à l’occupation américaine, qui n’a pas pratiqué des opérations de ce type. Encore moins vis-à-vis de la société américaine : la résistance vietnamienne n’est pas allée faire des attentats aux États-Unis. Elle a plutôt essayé de gagner à sa cause l’opinion publique américaine, et en particulier la jeunesse. Et elle y a réussi, en bonne partie. Le mouvement antiguerre américain a joué un grand rôle dans le succès de la résistance vietnamienne à l’occupation américaine. De même, pour les Palestiniens, il est de la plus haute importance stratégiquement de pouvoir scinder la société israélienne, de favoriser au sein de cette société israélienne les gens qui sont contre la continuation de la situation coloniale, oppressive.
Or, une opération comme celle que vient de faire le Hamas, en s’en prenant à une si grande échelle à des civils, est contraire aux intérêts stratégiques du peuple palestinien. Au bout du compte, elle risque d’entraîner une nouvelle catastrophe pour le peuple palestinien. Je pense que ce n’est pas ainsi que la lutte palestinienne peut gagner, et que le moment le plus fort, l’apogée de la lutte palestinienne du point de vue de son impact mondial et au sein de la société israélienne, c’est la première Intifada, qui n’a pas eu recours aux armes, très délibérément. La seule « arme » qu’a utilisés la première Intifada, ce sont les pierres que les jeunes jetaient sur les forces d’occupation. Cette première Intifada a été un facteur de crise profonde dans l’État d’Israël, dans l’armée israélienne même, une crise si profonde que des généraux ont refusé que l’armée continue à agir comme une force de police, réprimant des civils. Il y eut une forte sympathie mondiale pour la cause palestinienne, qui atteignit à ce moment-là un apogée. C’est d’abord une question stratégique, avant d’être une question morale. o
Propos recueillis par Thierry Labica.