Dimanche 26 février les opposants au gouvernement de Lopez Obrador ont organisé des manifestations de masse dans plusieurs grandes villes du Mexique. Celle de Mexico a rempli la grande place du Zocalo et les rues avoisinantes. En tout sans doute plusieurs centaines de milliers de manifestants dans tout le Mexique. Du jamais vu depuis l’arrivée au pouvoir d’AMLO en juillet 2018.
Le prétexte de ces manifestations était la réforme, décidée par le président et votée par le parlement, du code électoral et de l’institut qui gère les processus électoraux, l’INE. L’image que les organisateurs ont voulu leur donner est celle d’un soulèvement « citoyen » en défense de la démocratie. Mais les slogans, les discours et la tonalité des commentaires de la grande majorité des médias qui sont depuis le début vent debout contre le gouvernement AMLO dessinent clairement une autre réalité. C’était une opération politique des partis qui alternaient au pouvoir depuis plus de 20 ans avant 2018. Ils se saisissent d’une loi qui les priverait d’importants moyens pour prétendre défendre les libertés contre un président qui selon eux voudrait faire du Mexique « un nouveau Venezuela ».
L’opposition dans la rue…
La loi votée au parlement mexicain cherche à réduire le pouvoir et le budget de l’INE qui s’est révélé sous la gestion des partis du « Pacte pour Mexico », le PRI, le PAN et le PRD, une formidable machine à financer les partis au pouvoir, la corruption et le trucage des élections. En juillet 2018 cette machine a été incapable d’enrayer la victoire de Lopez Obrador porté par une immense vague de rejet de ces partis. Mais, en prévision des prochaines élections de 2024, le gouvernement d’AMLO et sa majorité au parlement veulent limiter l’énorme financement des grands partis, faire élire les membres de l’INE et introduire le vote électronique. Les partis d’opposition ont déposé un recours devant le Tribunal suprême de la justice de la Nation pour faire annuler cette loi. Pour eux il s’agit de garder le contrôle sur les processus électoraux et de mobiliser les classes moyennes hostiles au gouvernement de Lopez Obrador pour le déstabiliser.
… contre un gouvernement toujours populaire…
Après cinq ans au pouvoir, Lopez Obrador bénéficie encore du soutien de la majorité de la population car si son bilan est contrasté, la rupture avec les gouvernements précédents reste évidente dans un certain nombre de domaines.
Conformément à ce qu’il avançait dans sa campagne électorale, AMLO a mené la lutte contre les plus scandaleux cas de corruption, de détournement de fonds publics et de ressources pétrolières et de fraude fiscale. Il a annulé des mégaprojets contre lesquels la population s’était battue, comme celui de l’aéroport de Texcoco, ou les pires aspects d’une réforme néolibérale de l’éducation, objet de très dures luttes des enseignants depuis des années. Il a entamé la bataille contre les multinationales pour récupérer la souveraineté énergétique du pays, nationalisé des raffineries et annulé des contrats léonins. Vis-à-vis des États-Unis sa politique étrangère a marqué une nette différence avec l’alignement pratiqué par tous les gouvernements qui l’ont précédé. Que ce soit vis-à-vis de Cuba, des menaces sur le Venezuela, ou de l’Organisation des États d’Amérique manipulée par Washington.
Sur le plan social, les cinq années écoulées ont été marquées par de nettes et inédites, bien que largement insuffisantes, améliorations : pension universelle pour toutes les personnes de plus de 65 ans, bourses pour plus de 11 millions de jeunes sans emploi ou étudiants sans ressources, augmentation du salaire minimum de 40% (et 110% dans les provinces du nord du Mexique, lieu des « maquiladoras » sans droits, là où les salaires sont les plus bas, où de grandes grèves victorieuses ont eu lieu). Notable également l’obtention, via le Tribunal suprême, de la dépénalisation de l’avortement, premier pas vers sa légalisation que les luttes des femmes doivent encore imposer.
… qui n’a pas rompu avec le libéralisme
Cette rupture avec les pires aspects du néolibéralisme a ses limites. Le gouvernement d’AMLO ne remet pas en cause les fondements du libéralisme, il a ratifié les traités de libre commerce avec les États-Unis et le Canada, il se refuse a organiser un audit de la dette publique, qu’il continue, bien qu’il la dénonce, à payer rubis sur l’ongle. Vis-à-vis de la politique migratoire, il s’aligne sur les demandes des États-Unis que ce soit à sa frontière Nord avec eux, ou à sa frontière Sud d’où affluent les masses d’émigrés d’Amérique centrale.
En matière d’environnement, à côté d’un vaste plan de reforestation créateur d’emplois, il promeut par exemple la construction du « train maya » dans le sud du pays, aux conséquences écologiques redoutables, sans réellement consulter les populations indigènes qui d’ailleurs en profiteront bien peu. Il ne remet pas non plus en cause la politique extractiviste.
Sur le plan social également, AMLO s’arrête en chemin. Il n’a pas réformé le système de retraites, largement aux mains du capital privé et particulièrement défavorable aux travailleurs. Vis-à-vis du mouvement syndical, s’il a donné quelques possibilités supplémentaires aux travailleurs pour se syndiquer et aux syndicats indépendants d’exister, il a maintenu des rapports privilégiés avec les grandes fédérations mafieuses qui dominent le syndicalisme mexicain et se refuse à dialoguer avec le mouvement syndical démocratique et combatif.
Enfin en ce qui concerne le dramatique problème de la violence liée aux narco- trafiquants et à leur présence dans toutes les régions et dans tous les pores de la société, AMLO continue à ne miser que sur l’armée. Il a ressorti des cartons de la Constitution mexicaine une « Garde nationale » qui loin d’être conçue comme un armement d’auto-
défense de la population, à l’image des polices communautaires qui dans plusieurs régions indigènes du pays parviennent à protéger leur population, a été d’emblée placée sous le contrôle de l’armée qui en assure tout l’encadrement. L’armée est d’ailleurs choyée par le gouvernement qui multiplie les gestes à l’égard du haut commandement, comme par exemple celui de décider que les bénéfices du futur « train maya » serviront à garantir les pensions de retraite des militaires. Pour l’instant la hiérarchie militaire lui en sait gré. Le ministre de la Marine, un amiral, vient récemment d’apporter publiquement un soutien inconditionnel à Lopez Obrador.
La politique vis-à-vis des droits et revendications des peuples indigènes ne risque d’ailleurs pas de choquer l’armée. C’est celle du statu quo. Lopez Obrador n’a rien fait pour faire appliquer les fameux Accords de San Andres signés il y a plus de vingt ans, jamais respectés, qui étaient censés amener la paix avec les zapatistes de l’EZLN et reconnaître les droits des peuples indigènes dans tout le Mexique.
AMLO face à la droite et à ses limites
Comme on peut le voir, le caractère progressiste du gouvernement d’AMLO a ses limites. Indépendamment du passé politique très institutionnel de Lopez Obrador (issu du PRD, trois fois candidat à la présidence de la République), il faut tenir compte du fait qu’il n’a pas été porté au pouvoir à l’issue d’une vague de luttes sociales et politiques, mais par un immense mécontentement dont il a représenté la traduction électorale. Sa pratique très « caudilliste » du pouvoir, le fait qu’il s’appuie sur une nébuleuse politique, « Morena », au fonctionnement vertical qui a intégré nombre de carriéristes venus des partis du « Pacte pour Mexico » et surtout les liens qu’il a tissé dès sa campagne électorale avec des secteurs de la bourgeoisie et du monde des affaires qui souhaitaient un nettoyage d’un régime et d’un système de gouvernement à bout de souffle, expliquent les limites que Lopez Obrador et son entourage imposent à son action.
Comme on l’a vu lors des manifestations de ce dimanche 26 février, tout ça n’empêche pas les vieux partis, la grande majorité des secteurs bourgeois et conservateurs et les membres des classes moyennes qu’ils influencent de s’inscrire dans une démarche revancharde et une hostilité sans nuance. À l’instar d’autres pays d’Amérique latine, ces secteurs ont un fort pouvoir politique, à commencer par le contrôle quasi total qu’ils exercent sur les grands médias de communication, (télévisions, journaux, réseaux…). Ils contrôlent encore un bon nombre de gouvernements d’États et ont un nombre de sièges suffisant au parlement fédéral pour bloquer des réformes constitutionnelles. Ils enragent de voir qu’AMLO continue à afficher des taux de popularité inédits, surtout après cinq ans de gouvernement, que les chiffres macro-économiques (inflation, chômage…) du Mexique sont assez nettement meilleurs que ceux de la plupart des pays d’Amérique latine et que l’armée ne donne pas de signe de rupture avec le gouvernement.
Le peuple mexicain devra se défendre lui-même
Cela dit, rien n’est assuré. La situation économique et sociale peut basculer à l’occasion d’une forte aggravation de la crise mondiale. Les secteurs de la bourgeoisie et de l’armée qui soutiennent le gouvernement peuvent changer de camp. Dans ces circonstances la population et les travailleurs ne pourront pas compter sur AMLO et son parti Morena pour défendre ce qu’ils ont acquis et empêcher le retour au pouvoir de ceux qu’ils ont chassés électoralement.
Du point de vue d’une résistance populaire, beaucoup reste à construire. Le mouvement ouvrier reste en grande partie gangrené et prisonnier des vastes structures syndicales bureaucratiques et mafieuses ; la gauche, la vraie, est extrêmement divisée et très faible numériquement dans un pays de 120 millions d’habitants. Les communautés indigènes autoorganisées se maintiennent certes face aux narcos, aux grands propriétaires, au projets écocidaires et aux autorités locales mais elles restent pratiquement isolées. Le mouvement Zapatiste tient au Chiapas, malgré des divisions, mais n’a plus le même impact sur la société mexicaine et il ne peut prétendre incarner cette résistance à l’échelle du pays.
À une échelle plus locale ou plus réduite, des signes encourageants existent, comme cette vague de grèves dans les maquiladoras du nord du pays qui a soulevé la chape de plomb qui pèse sur les travailleuses de ces usines, comme la régulière montée en puissance des mouvements féministes1, ou la formation et organisation de syndicats démocratiques et combatifs2.
Les militantEs du mouvement ouvrier, des communautés indigènes, des mouvements féministes et écologiques sont nombreux à vouloir faire converger leurs luttes, à chercher les voies de construction de fronts unitaires pour imposer au gouvernement d’AMLO la satisfaction de leurs revendications et imposer les mesures indispensables pour faire face aux menaces que toutes les forces réactionnaires font peser sur la population mexicaine. Le chemin pour y parvenir est certainement difficile mais il est le seul.
- 1. Ce 8 mars à Mexico, une vague violette de 90 000 personnes a répondu à l’appel à la grève féministe contre les féminicides (969 féminicides enregistrés l’année dernière).
- 2. Du point de vue de l’extrême gauche anticapitaliste nous notons aussi avec espoir la formation d’une nouvelle organisation, encore bien modeste certes, le Mouvement Socialiste du Pouvoir Populaire résultat de la fusion de l’organisation de nos camarades de la IVe Internationale de la CSR avec ceux de l’ONPP.