La tentative d’Erdogan d’éliminer son probable rival aux prochaines élections présidentielles en le plaçant arbitrairement sous détention a provoqué des mobilisations d’une rare ampleur.
Face à ce qui pourrait être un tournant majeur dans la construction du régime autocratique néofasciste d’Erdogan, des millions de citoyenNEs, et notamment une jeunesse tout nouvellement radicalisée, ont refait descendre la politique dans la rue.
L’arrestation d’un élu n’est bien évidemment pas un fait inédit en Turquie. Ces dernières années, l’État accusait systématiquement les éluEs des municipalités kurdes du sud-est du pays de soutenir le terrorisme et les emprisonnait, les remplaçant par des administrateurs nommés par le gouvernement. De même, des dizaines de députéEs du parti pro-kurde DEM Parti (anciennement HDP), ainsi qu’un député du TIP/Parti Ouvrier de Turquie (où militent nos camarades de la 4e Internationale) sont toujours derrière les barreaux. En appliquant le même scénario à Istanbul, l’État cherche à étouffer progressivement le CHP, bien que ce soit une opposition très modérée.
Radicalisation de la jeunesse
L’élément nouveau dans ces mobilisations est la jeunesse universitaire et lycéenne. Après des années de dépolitisation et de répression, notamment dans les facs, une telle mobilisation était inattendue. La marchandisation de l’enseignement et la crise économique ont engendré un ras-le-bol qui a permis une telle mobilisation et entraîné le CHP, lequel visait une opposition plus juridique ou symbolique, et ouvert la voie à des manifestations plus larges. Les mobilisations n’ont pu empêcher l’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, le fait que le régime ait — pour l’instant — reculé, notamment sur la nomination d’un administrateur (kayyum) à la tête de la municipalité, constitue une victoire importante. Plusieurs centaines de jeunes sont toujours en prison en attente de jugement.
Hétérogénéité politique
La révolte du parc Gezi en 2013, qui fut aussi une résistance de masse semble être une référence importante des mobilisations. Contrairement à aujourd’hui, la gauche révolutionnaire, dans la diversité politique de Gezi, avait réussi à y établir son hégémonie. La figure de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la république turque, est très présente comme symbole de l’aspiration à un retour à une république laïque et démocratique. Des courants ultranationalistes, favorables à un nationalisme séculaire mais aussi ethnique, raciste, sexiste se développent au sein de la jeunesse. Il nous faut introduire des valeurs de gauche dans ce mouvement dans la conjoncture actuelle où le régime d’Erdogan mène des négociations avec le leader emprisonné du mouvement kurde, Abdullah Öcalan.
Un double boycott
Si la fête du ramadan a mis un coup d’arrêt aux mobilisations (avec un meeting final géant de 2 millions de personnes), un double boycott a été très suivi : une vingtaine de marques affiliées ouvertement au régime ; un boycott initié par les étudiantEs, les mercredis, inspiré par l’exemple serbe. Plusieurs personnalités ont été mises en garde à vue pour avoir appelé au boycott, donc à un sabotage économique.
Les syndicats n’ont pratiquement aucun rôle dans le mouvement de contestation. L’idée d’une grève générale a beaucoup circulé (de même que le slogan « Grève générale, résistance générale »), mais pour le moment la classe ouvrière, largement réceptive à la propagande d’Erdogan, ne se reconnait guère dans ce mouvement. Des confédérations syndicales de gauche comme le DISK et le KESK ont appelé à des arrêts de travail symboliques. Très peu d’efforts ont été fait pour faire comprendre que la question démocratique et la question sociale sont intimement liées. C’est l’une des tâches les plus importantes pour la gauche révolutionnaire pour orienter ce mouvement de contestation extraordinaire dans une perspective de rupture.
Uraz Aydin