Depuis l’arrivée au pouvoir du parti islamiste Ennahdha, proche des Frères musulmans égyptiens, des milices salafistes sévissent dans le pays en toute impunité : occupation des campus universitaires, attaques contre les enseignantEs et les étudiantEs, contre des commerces, des salles de cinéma, de théâtres, des salles d’exposition, le siège de la télévision nationale, les radios, etc. Alors que ces attaques sèment la terreur dans le pays depuis des mois, la réponse systématique de la police est : « nous n’avons eu aucune consigne d’intervention ». Cette inertie du gouvernement a plusieurs explications : d’une part, cela lui permet de faire avancer ses idées sur le terrain, sans être directement impliqué, d’autre part, cela permet à Ennahdha d’apparaître comme un mouvement « modéré », comparativement. Enfin, ces attaques ont permis pendant des mois de détourner l’attention des questions fondamentales : emplois, salaires, indemnisation des familles des victimes de la répression et poursuites contre les responsables de ces répressions sous Ben Ali et sous les deux gouvernements dirigés par Mohamed Ghannouchi. Ainsi, depuis des mois, le débat public s’est essentiellement situé sur le terrain identitaire.
Si les salafistes en Tunisie sont divers et peuvent – pour une part d’entre eux – aspirer à une indépendance vis-à-vis d’Ennahdha, ils en sont dans une certaine mesure l’aile violente et radicale, beaucoup sont issus de ce parti, et on les retrouve côte à côte dans nombre de manifestations. Mais ils ont aussi été historiquement l’instrument du pouvoir benaliste dans sa prétendue lutte contre le terrorisme et demeurent donc aujourd’hui fortement infiltrés par les agents de « l’ancien » régime.
Les violences simultanées de la semaine dernière, dont ils ont été les principaux acteurs, ne peuvent donc pas être analysées sans prendre en compte ces influences. Elles surviennent au moment où il y a de fortes mobilisations de chômeurs à Jendouba et au Kef, une forte colère populaire à Kasserine et Thala quand les responsables de la répression sous Ben Ali ont été innocentés par le tribunal militaire. La condamnation de Ben Ali à la perpétuité n’y change rien ; tout le monde sait que ce dernier ne sera jamais inquiété par l’actuel gouvernement. Pour finir, c’est dans ce contexte que Béji Caïd Essebsi, premier ministre du 28 février au 23 octobre 2011, vieux bourguibiste, lance son nouveau parti « Appel de la Tunisie », qui deviendra très probablement le grand parti de la bourgeoisie.
Ces troubles récents serviront-ils à la bourgeoisie « moderniste » à se réhabiliter, réhabiliter un certain nombre de benalistes et préparer leur reprise en main officielle des affaires politiques, comme le souhaite une partie des puissances impérialistes et comme commence à l’accepter et même l’appeler de ses vœux une partie non négligeable de la petite bourgeoisie ?
Ou serviront-ils au gouvernement Ennahdha pour réprimer toute contestation sociale ? Puisqu’il a d’ores et déjà annoncé la réactivation des lois antiterroristes et lancé en même temps par des plaintes multiples des procédures judiciaires contre des militants syndicaux et politiques.
La situation n’est pas encore suffisamment claire, mais ce qui est certain, c’est que cette mise en avant des questions identitaires, leur mise en scène depuis des mois, ne sert strictement pas la classe ouvrière dont les luttes, nombreuses et courageuses, restent dispersées et de moins en moins victorieuses.
Wafa Guiga