Les rapports entre Washington et Pyongyang se sont radicalement modifiés à l’occasion du sommet de Singapour, le 12 juin dernier. N’en déplaise à certains pourfendeurs de Donald Trump, c’est une bonne nouvelle.
La tonalité dominante de la « grande » » presse anglo-saxonne et de la presse régionale (en langue anglaise) diffère du tout au tout. Pour la première, le sommet de Singapour est un désastre, voire une « trahison » de Trump. Pour la seconde, c’est un tournant inespéré : la menace de guerre s’éloigne laissant entrevoir la possibilité d’une paix durable dans la péninsule.
Mieux vaut écouter les premiers concernés, à savoir les Coréens, que des va-en guerre, fussent-ils réputés à gauche. Il est certes trop tôt pour sabler le champagne, mais le soulagement est évident. Le président sud-coréen Moon Jae-in a présenté ses « félicitations les plus sincères » et a salué « le succès du sommet historique entre la Corée du Nord et les États-Unis ». Des élections régionales, locales et municipales (plus une douzaine d’élections partielles de députés) se sont tenues dans la foulée du sommet. Le parti gouvernemental a remporté une victoire écrasante ; les partis d’opposition, l’extrême droite et les militaristes, tous vent debout contre la politique pacifiste de Moon, ont subi une débâcle.
Fin 2017, la tension était extrême en Corée et nul n’osait exclure un dérapage conduisant à un conflit meurtrier, voire nucléaire. L’urgence absolue était d’amorcer la désescalade ; ce qui est fait, au-delà de ce que l’on pouvait alors envisager. Le sommet de Singapour doit se juger en premier lieu à cette aune.
La capacité d’initiative Séoul-Pyongyang
La désescalade a été amorcée dès janvier 2018 par le tandem Séoul-Pyongyang, prenant Washington à contre-pied. Moon a réitéré des offres de dialogue précédemment ignorées par Kim, ce qui a conduit à la participation spectaculaire de la Corée du Nord aux jeux Olympiques d’hiver en Corée du Sud.
Pour sa part, Kim a mis en œuvre une série de mesures allant de l’arrêt des tirs de missile à la destruction d’un site d’essais nucléaires. La volonté de normalisation des rapports entre les deux régimes s’est manifestée avec éclat lors du sommet de Panmunjom, le 27 avril dernier, sur la ligne de démarcation nord-sud.
Aveugle à cette dynamique et aux changements en cours en Corée du Nord, Trump est longtemps resté sur une ligne dure, convaincue que les sanctions économiques internationales et la pression militaire suffiraient à faire rendre gorge à Kim : pas de négociation, une reddition ! La dénucléarisation sans condition, rapide, complète, et vérifiable ; la remise à Washington ou la destruction des documents et l’exil des scientifiques pour que le savoir nucléaire lui-même soit éradiqué. L’objectif affiché : le changement de régime, une victoire par KO.
Le grand retournement
Le durcissement des sanctions et la menace militaire ont fort probablement pesé dans les récentes décisions politiques de Kim Jong-un, mais pas au point de le faire canner ni de lui faire perdre sa capacité d’initiative. Il s’est personnellement rendu à Pékin pour rencontrer Xi Jinping et rétablir les conditions d’une coopération avec la Chine, puis a reçu le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Il a confirmé qu’il était prêt à négocier sur la question de la dénucléarisation et a missionné l’un des poids lourds du régime, Kim Yong-chol, pour se rendre à Washington.
De fait, au sommet de Singapour, Donald Trump a avalisé le cadre que proposait Kim Jong-un : un processus de négociation traitant de la dénucléarisation de la péninsule (et non de la seule Corée du Nord), visant à la signature d’un accord de paix (il n’y en a pas eu depuis 1953, la fin de la guerre de Corée) sans le préalable d’un renversement du régime. Trump a même reconnu, lors de la conférence de presse, le caractère « provocateur » des manœuvres militaires conjointes menées périodiquement par Washington et Séoul au large des côtes nord-coréennes – reprenant les termes mêmes usuellement utilisés par Pyongyang.
La présentation publique du sommet a été l’occasion d’une soigneuse mise en scène plaçant les deux chefs d’État à égalité : même nombre de drapeaux exposés et même nombre de pas des présidents marchant l’un vers l’autre. Là encore, Kim a atteint son objectif, une reconnaissance formelle dans l’arène internationale.
Pourquoi Trump a-t-il ainsi retourné sa veste ? Ses motivations sont certainement multiples et seules les trumpologues peuvent les démêler – de plus, on ne sait encore rien de la partie secrète des négociations en cours. Si l’on s’en tient à une géopolitique rationnelle, on peut répondre : parce que la pression internationale pour une désescalade militaire en Corée était très forte ; parce que l’ennemi principal est Pékin ; parce l’hégémonie militaire des États-Unis a été rétablie dans le Pacifique nord ; parce que dorénavant les foyers principaux de tension dans la région sont Taïwan et la mer de Chine du Sud. Le bras de fer n’est plus centré sur la péninsule coréenne.
État de guerre et droits humains
Le régime nord-coréen reste une dictature dynastique brutale, nul n’en doute, et la question brûlante des droits humains, sociaux et démocratiques ne saurait être ignorée – mais la menace permanente de guerre imposée au pays depuis 1953 a aidé Pyongyang à justifier le maintien d’un état de répression permanent contre toute opposition potentielle, ainsi que sur la population.
Une telle question ne saurait être réglée par une intervention impérialiste. Elle ne constitue pas un préalable à la désescalade et à l’ouverture d’un processus de paix. Il ne faut pas oublier que les Démocrates qui reprochent à Donald Trump de ne pas l’avoir fait ne sont pas des pacifistes, loin de là. Barak Obama notamment et Hilary Clinton ont mené une politique particulièrement agressive sur le dossier coréen, que Trump a prolongé, puis amplifié.
La question des droits humains, sociaux et démocratiques ne peut être abordée que dans le cadre propre de la péninsule coréenne, des interactions entre Nord et Sud et des mobilisations populaires locales. En écartant la menace militaire, le sommet de Singapour peut contribuer à libérer cet espace.
Concrètement, dans la situation coréenne, initier une dynamique de paix est une condition nécessaire au combat pour les libertés fondamentales dans la péninsule – et non pas l’inverse.
Dynamiques centrifuges et centripètes
Nous n’en sommes cependant qu’au tout premier pas d’un processus qui reste très aléatoire.
La politique (changeante) de l’administration Trump a ses raisons que la raison coréenne ignore.
Le régime de Pyongyang n’est plus le « royaume ermite » d’antan. Le développement toléré d’une économie de marché a donné naissance à une élite sociale aspirant à une « normalisation » et il est possible qu’une transition « à la chinoise » vers un nouveau capitalisme soit à l’ordre du jour – incitant d’autant plus Kim à négocier la paix. Si elle se confirme, rien n’assure cependant qu’une telle transition s’opère sans crise majeure.
La Chine et la Russie vont tenter de peser sur le cours des négociations et de défendre leurs intérêts propres. Le Japon, un allié dont Trump n’a fait aucun cas, préfère pour l’heure à la paix un état de guerre qui permet au Premier ministre Abe de poursuivre sa politique militariste et hypernationaliste. Séoul soutien le processus, mais s’inquiète de ce Trump n’a pas éprouvé le besoin de l’informer à l’avance de sa décision de suspendre les manœuvres aéronavales conjointes États-Unis/Corée du Sud.
Les négociations ne se mènent qu’à deux : Washington et Pyongyang. Selon la façon dont elles se développeront, elles peuvent favoriser aussi bien des dynamiques centrifuges que centripètes. Kim peut tout à la fois vouloir renforcer sa coopération avec Pékin ou Moscou, et accroître son indépendance vis-à-vis de ses grands voisins.
Dans l’immédiat, le sommet de Singapour a été l’occasion pour Xi Jinping de revenir dans le jeu diplomatique, après une longue période de tensions où il a été perdu l’initiative. En témoigne le voyage effectué par Kim Jong-un à Pékin le 19 juin, une semaine après sa rencontre avec Donald Trump.
Les régimes Nord et Sud-Coréens ont amorcé une politique de rapprochement très progressif, rejetant le « modèle allemand » d’une unification brutale. Cela peut les aider à continuer à agir de concert sur pour consolider la dynamique de paix. Cependant, la posture de Moon Jae-in sur les implications d’une dénucléarisation de la péninsule reste ambiguë – le dossier des batteries de missiles antimissiles THAAD ou de l’usage par la VIIe Flotte US de la base navale de l’île de Jeju sont explosifs. Kim peut être tenté de faire cavalier seul en négociant des deals avec Trump allant au-delà de ce que Séoul souhaite.
Fin 2017, Kim a interrompu sur programme nucléaire juste avant qu’il ne devienne véritablement opérationnel ; à savoir en miniaturisant assez les ogives pour les placer effectivement sur des missiles intercontinentaux (ce qui peut poser des problèmes techniques non résolus). Jusqu’où est-il prêt maintenant à dénucléariser le Nord et en échange de quelles garanties ? Pour l’heure, la déclaration de Singapour reste très vague sur cette question.
Les points d’interrogation ne manquent pas !
Alors que la géopolitique coréenne a une portée mondiale.
Un dossier à suivre, donc…
Pierre Rousset