Publié le Samedi 9 mai 2009 à 10h51.

"Une alternative anticapitaliste en Europe !" (dans Contre temps n°2)

La crise du système capitaliste est globale et mondiale, mais elle a aussi une dimension proprement européenne.

Les gouvernements européens en viendraient presque à exprimer leur compassion à l’égard des Etats-Unis, tant la récession y est forte. L’ampleur du marché américain en démultiplie les effets mais la crise est aussi forte en Europe. L’activité économique avait reculé plus tôt et plus fort dans la zone euro qu’aux Etats-Unis. Dès le printemps 2008, l’économie de l’Allemagne, de la France, de l’Irlande, de l’Italie, des Pays-Bas fléchissait. Au total, entre le sommet du cycle économique en 2006  et le quatrième trimestre 2008, le PIB en volume s’est contracté de 1,7 % aux Etats-Unis et de 1,9 % dans la zone euro. D’après les prévisions de la FED, en 2009, le PIB américain se contracterait de 1,9 % à 2,7% en 2009. Dans la zone euro, le PIB baisserait de 2,2 % à3,2 %. La chute des indicateurs d’activité depuis septembre 2009 est sans précédent par sa violence. Le chômage explose. La Commission européenne prévoit plus de 3 points d’augmentation du chômage d’ici fin 2010. Il atteindrait les 10 % pour la première fois depuis 1998. Les prévisions de suppression d’emplois dépassent les 10 millions de postes. La production a baissé de plus de 20 à 25 % dans un secteur comme l’automobile. La consommation recule brutalement.

La singularité européenne réside dans le fait que la nature et les structures de l’Union européenne aggravent la crise. L’absence conjuguée d’intégration économique et de démocratie dans la construction européenne bride l’initiative politique. Le dogme de la « concurrence libre et non faussée » aggrave même cette situation. Les dispositifs mis en œuvre depuis la fin des années 80 par les traités de Maastricht, d’Amsterdam, de Lisbonne, sont submergés par la crise. Les critères du Pacte de stabilité sont explosés. Les déficits budgétaires dépassent le plafond fatidique des 3 %. La dette publique s’envole. Le marché unique connaît des tensions protectionnistes. Les plans de soutien à l’industrie nationale comme le plan « automobile » français prennent le pas sur la coordination d’une politique industrielle. Areva scelle des accords avec l’agence nucléaire russe et délaisse un projet européen avec le groupe nucléaire allemand Siemens. L’euro tient…, mais les tensions monétaires s’accumulent. Le système financier du Royaume-Uni est touché de plein fouet. Les pays baltes sont dans le rouge. L’Allemagne elle-même a peiné, en décembre dernier, pour boucler un emprunt auprès des banques. Les besoins de capitaux sont considérables. La Grèce, l’Irlande, l’Ukraine, l’Espagne risquent la banqueroute. Des plans de sauvetage sont échafaudés pour le cas où la crise venait à s’aggraver. Le FMI est  appelé à la rescousse, tant le risque est grand.

Les réponses de l’Union européenne

Selon le prix Nobel d’économie, Paul Krugman, le plan Obama qui dépasse 5 % du PIB en 2009 ne réussira guère qu’à réduire de moitié l’ampleur probable de la récession. Que dire des plans de relance européens ? Ils sont pour le moins sous-dimensionnés : 1,3 % du PIB en GB, 1 % en France, 0,8 % en Allemagne, 0,1 % en Italie. Les 400 milliards revendiqués pour un pseudo-plan européen mêlent allègrement de nouveaux investissements, des avances sur des projets déjà décidés, quand ce ne sont pas certaines dépenses déjà inscrites dans les budgets sociaux. Les nouvelles dépenses s’élèveraient à 200 milliards d’euros – 1, 5 % du PIB européen –, dont 30 milliards  issus de financements communautaires, les autres 170 milliards relevant des budgets nationaux. Ainsi, sur les 26 milliards du plan français, 15 correspondent à proprement parler à une impulsion budgétaire, c’est-à-dire à une dépense publique ; 11 milliards relèvent de mesures de trésorerie, l’Etat accélérant le remboursement de certaines dettes aux entreprises. Il faut y ajouter les 2,6 milliards d’aide aux familles les plus défavorisées et au recouvrement du chômage partiel pour mesurer la réalité de l’intervention des pouvoirs publics. Au final, la relance européenne n’est qu’un habillage communautaire de plans nationaux disparates que chaque État avait déjà plus ou moins décidé dans son coin. Giscard d’Estaing lui-même reconnaît que « la gestion économique en Europe est devenue, durant la crise, plus nationale qu’elle n’était avant son déclenchement. C’est d’ailleurs logique, car les instruments d’intervention sont essentiellement nationaux » (Entretien au Monde du 12.01.09).

En Europe, la gestion de la crise ajoute donc à la crise. À la différence de la constitution des États nations, aux 18e et 19e siècles qui résultait du développement du marché capitaliste et de formidables aspirations démocratiques contenues, voire brisées par la bourgeoisie naissante, l’Union européenne ne s’est appuyée ni sur un capitalisme européen ni sur un élan démocratique, bien au contraire.

Dès 1969, dans sa «Réponse socialiste au défi américain », Ernest Mandel dégageait l’alternative suivante : « L’alternative sera, ou bien la tendance à l’interpénétration européenne des capitaux l’emportera, donnant quelque chance de concurrencer avec succès les USA… Un capital européen exigera alors un État bourgeois européen en tant qu’instrument le plus apte à le promouvoir, à en garantir les profits et à le défendre contre tous ses adversaires ou bien l’Europe des six1 va se décomposer en des nationalismes économiques de plus en plus en plus étroits, laissant le champ libre à une inévitable mainmise des USA sur le camp capitaliste tout entier. » La réalité s’est avérée plus complexe.

« La poussée vers l’interpénétration des capitaux européens a très largement prédominé sur la tendance à la concentration dans le cadre national », mais il n’y eut pas de capital européen en tant que tel. Les plus grosses entreprises ou banques européenne sont croisées avec des entreprises américaines ou de pays émergents. Nous pouvons aisément en faire la liste, dans le transport aérien, l’industrie automobile, pharmaceutique. La globalisation capitaliste est passée par là, fusionnant les principales entreprises européennes avec des multinationales internationales, souvent dominées par des capitaux nord-américains ou ceux de pays émergents. Il existe bien quelques grands groupes européens comme EADS, mais c’est l’exception. Les classes dominantes se sont emparées du marché unique pour conquérir de nouvelles parts de marché dans le monde globalisé plutôt que de construire une Europe économiquement, socialement, et politiquement intégrée. Manquant de base économique propre, il n’y a pas eu de constitution d’État bourgeois européen en tant que tel. L’Union européenne est dotée de fonctions étatiques partielles, segmentées, mais pas de politique globale, socio-économique, militaire ou extérieure. La réintégration de la France dans l’OTAN est un nouvel exemple de la subordination du projet de défense européenne à la domination nord-américaine. Ces choix de classe ont conduit à faire de l’Europe la chose privée des gouvernements et d’élites économiques et technocratiques, plutôt que la cause des peuples.

Y a-t-il alors un risque d’une décomposition de l’Europe en nationalismes économiques ? La crise aiguise la concurrence, pouvant même la transformer en guerre économique. Le commerce et les échanges mondiaux tendent à se contracter. Les déclarations de l’administration nord-américaine sur la nécessité « d’acheter américain », du gouvernement espagnol sur « achetez espagnol », sont une indication. Les aides de 6,7 milliards du gouvernement français à son industrie automobile traduisent aussi cette tentation. Plus substantiellement, les contradictions internes à l’Union européenne ont empêché la mise sur pied d’un plan européen coordonné.  Les situations d’urgence vont accroître les pressions en faveur de politiques « protectionnistes », voire l’adoption de politiques réactionnaires ou xénophobes. Mais la préservation des positions des Etats dans un monde globalisé les oblige à poursuivre leur intégration dans l’économie mondiale et les institutions internationales. Si les expériences historiques poussent les classes dominantes à réfréner leurs pulsions protectionnistes, l’approfondissement de la crise peut entraîner des modifications, voire alimenter des courants nationalistes, réactionnaires, d’extrême droite dans les classes populaires.

Un tournant néo-keynésien est-il à l’ordre du jour ?

Keynes revient à la mode… du moins dans le discours. Dans les actes, c’est une autre affaire. Le modèle néolibéral est en crise ouverte, mais les classes dominantes refusent de s’engager dans un changement de cap. Leur politique consiste à faire payer la crise aux travailleurs et aux peuples, et à aménager des dispositifs de sauvetage des banques et d’aides sociales en espérant que la crise s’arrêtera et que les affaires reprendront ! Nombre de grandes entreprises profitent de la crise pour restructurer leur production, licencier massivement, et réorganiser leurs circuits financiers.

L’Europe pourrait constituer le cadre fonctionnel d’une relance keynésienne. Pourtant, les politiques de l’Union européenne illustrent bien l’incapacité des classes dominantes à impulser un tel tournant. Les gouvernements peuvent prendre des décisions symboliques – les revenus de certains grands dirigeants plafonnés aux États-Unis ou la présence de représentants du gouvernement britannique dans les conseils de direction des banques anglaises –, mais ils n’ont pas l’intention d’imposer de nouvelles normes financières ou de contrôler effectivement le crédit pour relancer l’activité. L’exemple des paradis fiscaux est éloquent. Le G20 va imposer une certaine transparence des comptes déposés dans les paradis fiscaux – les comptes devront être déclarés et portés à la connaissance des États–, mais les paradis fiscaux continueront à fonctionner. Et qui dit que les banques s’interdiront de trouver de nouveaux systèmes pour relancer ces circuits financiers une fois la crise passée ? L’Autriche, la Suisse et le Luxembourg ne figureront même pas sur la liste des paradis fiscaux. Ici et là, on a resserré le contrôle gouvernemental sur les banques, voire évoqué leur nationalisation temporaire ou partielle, mais il ne s’agit là encore que de « socialiser les pertes tout en continuant à privatiser les profits », et non d’une réorganisation du système bancaire pour relancer l’activité. Les discours keynésiens ou néokeynésiens se heurtent à la dure réalité du profit et de la propriété capitaliste. 

Il y a incontestablement un nouvel interventionnisme de l’État dans l’économie, dans le sauvetage des banques, dans les politiques de concentration et de restructuration industrielle et financière. C’est un changement par rapport au discours ultra-libéral – de moins en moins d’État – de Reagan et Thatcher. Mais, il ne faut pas oublier que c’est l’État lui-même qui avait déréglementé, privatisé, détruit les acquis sociaux. Il ne faut donc pas confondre les discours et la réalité. L’État n’a jamais disparu. Aujourd’hui, son intervention a pour objet de sauver le système, en aucun cas de reconstruire « l’État social ». Aucun des gouvernements n’a d’ailleurs remis en cause les privatisations effectuées ces dernières années. Les attaques contre les services publics, les suppressions de postes de fonctionnaires sont confirmées.

La discussion sur le keynésianisme n’a de sens que si elle prend en compte l’ensemble des coordonnées socio-économiques et politiques. Pour apprécier le caractère keynésien d’une politique, on peut prendre comme référence les politiques du milieu et de la fin des années 1930 aux États-Unis et en Europe d’après-guerre : comparées aux mesures prises actuellement on est loin du compte. L’option keynésienne n’a pas été un choix de construction socio-économique après un débat idéologique au sein des classes dominantes. Elle a été imposé par des rapports de forces, une montée des luttes ouvrières aux Etats-Unis, qui a exigé un tournant des politiques publiques et salariales. Mais les politiques keynésiennes se sont essentiellement déployées sur la base de l’économie d’armement, de la guerre et d’un rapport de forces lié à des mouvements sociaux et politiques exceptionnels qui ont imposé les « compromis sociaux » de l’après-guerre. Ce sont les destructions de la guerre qui ont exigé les reconstructions de l’après-guerre et créé les conditions de relance.

La crise surdétermine toute la politique mondiale. Elle va provoquer des changements, et peut-être des bouleversements dans la situation de la gauche et du mouvement ouvrier. La politique de la social-démocratie reste dans ses marques social-libérales. Ses dirigeants ont en général soutenu les plans de sauvetage des banques tout en les jugeant insuffisants et en demandant des contreparties. Généralement, ils utilisent les références à la politique keynésienne, surtout quand ils sont dans l’opposition, pour les intégrer dans les politiques néo-libérales. Antony Giddens, le théoricien de la 3e voie chère à Tony Blair, rejette quant à lui les thèses de Keynes qui seraient devenues caduques avec la globalisation capitaliste. Pour chevaucher les oppositions et les résistances à la crise, les socialistes peuvent toutefois « gauchir » leur discours. Mais leurs positions de fond, synthétisées dans le Manifeste du Parti socialiste européen (PSE), confirment leur soutien à l’orientation de la construction européenne déployée ces dernières décennies, notamment au dernier en date des traités européens, celui de Lisbonne.

Les plans de relance socialistes, présentés par Poul Nyrup Rasmunsen – président du PSE –-restent dans le flou. Ils peuvent se résumer ainsi : augmentation de l’investissement, soutien aux emplois existants, attention aux coûts sociaux de la crise, solidarité avec ceux sont en difficulté, régulation de la finance. En fait, ils s’inscrivent dans le cadre des travaux des cinq conseils européens des chefs d’État qui se sont réunis depuis l’été 2008. Ils se caractérisent par une série d’impasses sur les services publics, sur le salaire minimum européen, sur l’harmonisation des droits sociaux, sur les mesures nécessaires contre les plans de licenciements. Le PS français ne revendique qu’une augmentation de 3 % du salaire minimum, soit une augmentation mensuelle de 30 euros nets, alors que les salariés de Guadeloupe et Martinique ont obtenu une augmentation de 200 euros. Les socialistes français sont loin du compte. Le PSE se distingue des plans européens en vigueur en critiquant leur sous-dimensionnement et leurs rythmes, mais pas leurs finalités ni leurs objectifs. Il en est même réduit à faire pression sur les gouvernements pour qu’ils soutiennent les propositions du FMI. Les dirigeants de la Confédération européenne des syndicats ont rejoint ceux du PSE dans leurs critiques des plans de relance européens. Or, des plans de relance qui ne restructurent pas les banques dans un service public unifié sous contrôle populaire , ne reviennent pas sur les privatisations, ne relancent pas les services publics, ne remettent pas radicalement en cause les traités en vigueur, bref qui ne renversent pas les rapports entre salaires et profits et ne remettent pas en cause la structure de la propriété, ne pourront bénéficier aux classes populaires.

Des résistances sociales

La crise de 1929 sert souvent de référence pour évaluer l’ampleur de la crise. Les « années trente » peuvent aussi constituer un point de comparaison avec la période actuelle. Les actuels chocs sociaux et politiques sont moins brutaux. Les amortisseurs sociaux atténuent les confrontations. D’aucuns ont caractérisé la situation actuelle par la formule « des années trente au ralenti ». Les différences entre ces périodes historiques sont nettes. Une course de vitesse est néanmoins engagée entre les salariés, les mouvements sociaux, le mouvement ouvrier et des droites populistes, autoritaires, xénophobes. Il n’y a pas de rapports mécaniques entre crise économique et lutte de classes. Mais il y a une polarisation à gauche et à droite. Dans l’Europe de 2009, le monde du travail, qui a enregistré une série de défaites dans les années 1980 et 1990, a néanmoins réussi à préserver une série d’acquis institutionnels et organisationnels qui constituent autant de points d’appui pour résister à la crise. En ce début de crise, les travailleurs ne sont pas tétanisés, démoralisés, abattus. De nouvelles générations émergent au travers de premiers mouvements de grève.

Les résistances sont là mais  avec de grandes inégalités à l’échelle européenne, notamment entre le Sud et le Nord. La révolte de la jeunesse grecque a montré le caractère explosif de la situation. Les grèves et les manifestations du 29 janvier et 19 mars 2009 en France ont mobilisé des millions de travailleurs et de jeunes. Elles témoignent du potentiel de combativité accumulé dans ce pays. Les singularités du conflit en Guadeloupe et Martinique, combinant revendications sociales et lutte contre le néo-colonialisme, ont remis au devant de la scène certains des fondamentaux de la luttes de classes dans les périodes de crise généralisée : grève générale, revendications unifiées, auto-organisation, auto-défense, émergence d’une direction unifiée de la grève. Loin d’être exotique, la révolte antillaise nous livre de précieuses leçons.

Il faut aussi souligner les grandes manifestations de la CGTP au Portugal, celles du mouvement syndical en Italie, les mobilisations en Allemagne et en Grande Bretagne contre le sommet du G20. Les grèves successives des mineurs polonais témoignent de ces résistances sociales. Mais tous ces mouvements restent partiels et manquent de traduction politique à la hauteur des enjeux. Du coup, la situation reste contradictoire. De nouvelles forces radicales émergent, mais elles ne sont pas suffisamment fortes pour constituer de nouvelles directions alternatives. Les appareils de la gauche traditionnelle et du mouvement syndical conservent leur contrôle sur les travailleurs. A la SEAT de Barcelone, les salariés ont accepté, sous la pression du patronat et des directions syndicales social-libérales, de baisser leurs salaires en échange de la sauvegarde de leur emploi. En Angleterre ou en Italie, les idées réactionnaires ou xénophobes peuvent gagner du terrain. Le « British jobs for British workers » a marqué les dernières grèves de Total. Les rondes de nuit autorisées par le gouvernement Berlusconi et organisées par la droite contre les immigrés, en particulier les Roumains, témoignent de cette poussée des idées racistes et xénophobes. Heureusement, ces positions sont minoritaires et, à la différence des années trente, elles ne dominent pas la situation. Mais les tensions s’accumulent.

Un programme anticapitaliste

La profondeur de la crise donne une nouvelle actualité aux réponses anticapitalistes. Il faut changer de logique et l‘Europe est une bonne échelle pour agir. Elle pèse suffisamment dans l’économie mondiale pour en avoir crée les conditions d’une rupture avec la globalisation capitaliste. « Ce n’est pas aux peuples et aux travailleurs de payer la crise, mais aux capitalistes ! » C’est le cri qui a jailli de toutes les manifestations des villes d’Europe. Quel contenu donner à cette volonté populaire ?

D’abord un plan d’urgence social et écologique pour le refus des licenciements et des suppressions d’emploi, l’interdiction des licenciements par le maintien du contrat de travail et du revenu assuré par l’entreprise, les branches professionnelles patronales ou l’État en cas de chômage partiel ou total, la réduction de travail sans réduction de salaire, l’augmentation des salaires, un salaire minimum européen, l’harmonisation des droits sociaux par le haut alignée sur les meilleurs acquis des législations sociales de chaque pays, une relance des services publics à l’échelle européenne, une politique de grands travaux publics centrés sur la priorité écologique (économies d’énergies, énergies renouvelables, lutte contre la pollution, transports en commun, logements sociaux, créations d’emplois dans des activités écologiques socialement utiles).

La satisfaction de ces revendications passe par une autre répartition des richesses. Des centaines de milliards ont été débloqués en une nuit : les profits financiers, industriels, bancaires, les grandes fortunes peuvent bien être taxés pour financer l’emploi, les salaires, les services publics et la sécurité sociale. Les paradis fiscaux que l’Europe a laissé prospérer dans quelques États ou principautés princières doivent être liquidés. Des mesures simples arrêtant le dumping fiscal et homogénéisant des taux d’imposition élevés sur les bénéfices des entreprises doivent être mises en œuvre.

Mais la crise pose une autre question : qui contrôle, qui décide, qui possède ? C’est la question de l’appropriation publique et sociale. En France, il faudra revenir sur toutes les privatisations que les gouvernements de droite et de gauche ont mises en œuvre ces vingt dernières années. Il faudra établir une loi générale : affranchir les services publics des règles de la concurrence, instaurer le monopole public sur les services publics stratégiques. À la propriété privée des secteurs clé de l’économie, nous opposons la propriété publique et sociale de ces grands secteurs. Des solutions radicales doivent réorganiser le système bancaire. Il ne s’agit ni de proposer leur « nationalisations temporaires » avant de les « reprivatiser », ni de proposer un modèle d’économie mixte, comme le proposent le Front de gauche en France ou Die Linke en Allemagne, où coexisteraient des banques privées et un pôle public, vite concurrencé et submergé par le privé. Le secteur bancaire et financier doit être unifié et nationalisé sous contrôle populaire. Il faut en finir avec l’indépendance de la banque centrale européenne qui deviendra une banque publique assujettie aux institutions politiques que se donneront les peuples d’Europe.

Enfin la combinaison de la crise économique et écologique débouche sur un impératif : changer de logique, substituer au tout-profit et au productivisme les besoins sociaux. Cette exigence nécessite de reconvertir des secteurs entiers de l’économie pour respecter les équilibres socio-écologiques, comme les secteurs de l’automobile, de l’armement, ou du nucléaire. L’Europe peut être le bon niveau pour réorganiser le mode de production et de consommation en fonction de ces priorités. Le « bien commun » constituera l’objectif d’une croissance équilibrée, éco-socialiste, exigeant de redonner un caractère central à la planification démocratique.

Logique des besoins sociaux, développement durable, planification, la démocratie est la seule méthode pour choisir et décider. Elle part du combat quotidien pour les libertés et les droits démocratiques, pour l’égalité des droits, hommes-femmes, entre citoyens européens et étrangers, pour la défense des sans-papiers, la libre circulation et installation des étrangers. En Europe, la question de la rupture avec l’Union européenne est aussi posée. La construction engagé depuis le traité de Rome et incarnée par l’Union européenne doit être remise en cause. Cette Europe est consubstantiellement néolibérale et anti-démocratique. Il faut en changer toute l’architecture économique, sociale et institutionnelle. Tous les traités doivent être annulés et l’ouvrage remis sur le métier. La rupture démocratique exige de dissoudre les institutions actuelles de l’Union européenne et de mettre en œuvre un processus constituant par lequel les citoyens redéfiniront leur Europe. Il s’appuierait sur des « états généraux » où les citoyens et les salariés interviendraient directement sur la scène sociale et politique. Il se traduirait par l’élection au suffrage universel de délégués à une nouvelle assemblée ou à un congrès des peuples d’Europe qui adopterait de nouveaux textes fondateurs pour la construction d’une nouvelle Europe, sociale et démocratique.

Dans ce processus constituant, la gauche anticapitaliste proposera un programme d’urgence sociale et démocratique, une réorganisation économique et sociale qui mette au centre les besoins et droits sociaux, une redistribution radicale des richesses, l’appropriation publique et sociale des secteurs clés de l’économie. Bref, une rupture avec le capitalisme.

Certains de ces objectifs paraissent inatteignables dans les rapports de forces sociaux actuels. Mais la crise met à l’ordre du jour des solutions radicales qui exigent une confrontation avec les classes dominantes. Ce combat exige des mobilisations sociales et politiques exceptionnelles. Les débats sur les rapports entre luttes partielles, mouvements d’ensemble, et grève générale reviennent à l’ordre du jour. La lutte pour des réformes partielles et des projets de transformation de la société pose la question du pouvoir. Les dirigeants sociaux démocrates critiquent souvent la gauche radicale parce qu’elle refuserait « de mettre les mains dans le cambouis » et de gouverner. Pour démentir cette accusation, les anticapitalistes doivent prouver qu’ils œuvrent à créer les conditions pour qu’un large mouvement de masse auto-organisé fasse irruption sur la scène politique et impose un gouvernement populaire qui applique un programme social, démocratique et anticapitaliste. Cette perspective de gouvernement de rupture anticapitaliste exige de ne pas succomber à la participation à des gouvernements sociaux-libéraux avec les partis socialistes ou le centre gauche.

Il ne s’agit pas là seulement d’une question tactique. Comment défendre de manière conséquente les revendications sociales contre la crise capitaliste, comment s’en prendre à la propriété du capital, stimuler l’auto-organisation du mouvement populaire et l’autogestion socialiste et participer à un gouvernement qui gère les équilibres du système ? De ce point de vue, les comparaisons de la situation actuelle avec celle du mouvement ouvrier à la fin du 19e siècle ou du début du 20e ne tiennent pas. Tous les courants de la social-démocratie vivaient alors dans le même bain idéologique : la luttes de classes, la révolution, le socialisme. Les discussions stratégiques séparant réformistes et révolutionnaires, sur la question de la grève générale notamment, ne faisaient que commencer. Les déformations bureaucratiques déjà à l’œuvre dans la social-démocratie allemande n’étaient pas encore totalement cristallisées. Le « Millerandisme », première expérience de participation à un gouvernement de collaboration de classes, date de 1905. Un siècle plus tard, nous avons affaire à des appareils consolidés sur les plans syndical et politique. Les références à l’État providence, à la social-démocratie des années soixante-dix pour Die Linke ou le Parti de gauche en France, renvoient à cette histoire. Ces forces ne voient pas de possibilité de changement hors du respect des équilibres de l’économie de marché capitaliste et des institutions de la démocratie parlementaire.

Vers un pôle anticapitaliste

Une démarcation nette sur le refus de participer à des gouvernements sociaux-libéraux relève aussi de la nécessité vitale d’une perspective indépendante des vieux appareils de la gauche traditionnelle pour réorganiser et reconstruire le mouvement social. Dans tous les pays où la gauche radicale a participé à un gouvernement avec la social-démocratie ou le centre gauche, elle a été satellisée par la gauche social-libérale. La force d’attraction des institutions bourgeoises a été plus forte que toutes les proclamations antilibérales. C’est le cas du PCF et de Jean-Luc Mélenchon dans le gouvernement Jospin en France, de Refondation communiste d’Italie, de la Gauche Unie en Espagne. C’est la chronique annoncée pour Die Linke, qui participe déjà à la gestion de Berlin avec la social-démocratie, si elle participe à un gouvernement avec la SPD en Allemagne. C’est cette divergence majeure qui a empêché un accord entre le NPA et le Front de gauche du PCF et du Parti de gauche. Le NPA avait proposé une « alliance durable anti-capitaliste » à toute la gauche radicale. Cela supposait de rejeter toute participation ou tout soutien à des coalitions en Europe comme au niveau régional – les élections régionales ont lieu au printemps 2010 – ou parlementaire. Le PCF et le PG ont refusé une telle proposition en écartant toute remise en cause de leur politique d’alliance avec le PS. Comment justifier le fait de se présenter sur un programme anticapitaliste… mais de former des coalitions avec un Parti socialiste qui accepte le cadre des réponses néolibérales à la crise ?

Cette question trace une ligne de partage au sein de la gauche radicale entre ces forces néo-réformistes de gauche et des courants ou partis anticapitalistes, comme le NPA, le Bloco de Esquerda au Portugal, Sinistra Critica en Italie, le Parti polonais du travail, la Gauche anticapitaliste en Grande Bretagne et en Ecosse, des courants anticapitalistes en Allemagne, y compris au sein de Die Linke, la Gauche révolutionnaire belge, la Gauche révolutionnaire grecque, qu’elle soit dans la Gauche anticapitaliste ou dans Syriza (coalition entre Synaspysmos, courant d’origine eurocommuniste de gauche, et des forces révolutionnaires). La direction actuelle de Synaspysmos refuse de participer à un gouvernement avec le Pasok, mais participe à des exécutifs de gestion dans une série de grandes villes grecques et elle s’est divisée sur la perspective à moyen terme de participation à un gouvernement avec la social-démocratie.

La conjonction de la crise économique, de l’évolution social-libérale de la social-démocratie et des résistances, inégales et partielles du monde du travail et de la jeunesse en Europe, élargit l’espace d’une gauche radicale. Mais cet espace n’est pas homogène. Il est travaillé par des luttes politiques. Les directions social-libérales et les réformistes, chacune à leur manière, veulent rendre compatible la radicalité avec l’aménagement de l’économie et des institutions existantes. Les anticapitalistes, eux, aspirent à défendre jusqu’au bout les exigences du plus grand nombre dans la perspective d’une rupture avec le système capitaliste. C’est la base de toutes les initiatives réalisées ces derniers mois pour réunir la gauche anticapitaliste en Europe. Il ne s’agit pas de décréter une nouvelle internationale, mais de rassembler au travers des conférences ouvertes, des échanges d’expériences et des initiatives communes, un pôle anticapitaliste à l’échelle européenne qui constituera une réelle force politique.

François Sabado.