Publié le Mardi 5 novembre 2024 à 12h00.

« Amplifier la présence syndicale sur le terrain nous paraît être clé »

entretien avec Murielle Guilbert*

Après l’expérience du Nouveau Front populaire et la mobilisation contre l’extrême droite, nous avons organisé, lors de notre université d’été 2024, une table ronde réunissant des représentant·es de la CGT, de la FSU et de Solidaires, pour faire le point sur les actions communes et les combats à venir.

Après les élections européennes et législatives, avec l’arrivée de Michel Barnier au gouvernement, quelle est aujourd’hui l’actualité de la lutte syndicale contre l’extrême droite ?

Les élections législatives provoquées par Macron ont mis l’extrême droite aux portes du pouvoir. Cela a été un moment d’inquiétude énorme de notre camp social et de mobilisation pour tout le mouvement social. Solidaires a porté le mandat de « tout faire pour battre l’extrême droite » sans aller jusqu’à la consigne de vote pour préserver l’indépendance syndicale et ne pas fractionner notre Union. Même si la première place du Nouveau Front populaire a écarté la possibilité d’un Premier ministre RN, le nombre de député·es RN les met en capacité de jouer un rôle important à l’Assemblée nationale. Barnier s’est rapidement exprimé sur l’immigration en pointant qu’il s’agissait d’un « problème », et la nomination de Retailleau va dans le sens de concessions importantes à destination de l’extrême droite.

Les alertes lors des élections successives en France mais aussi à l’étranger obligent à renforcer et à requestionner nos modes d’action contre l’extrême droite. Le Congrès de Solidaires fin avril dernier avait déjà acté le principe d’un plan d’action contre l’extrême droite. Au sein de Solidaires, l’ensemble de nos syndicats, de nos commissions et groupes de travail (antifa, antiraciste, immigration, femmes, écologie…) croisent leurs analyses, les débats sur « comment on parle à l’ensemble des travailleurs·es sur ces questions » traversent l’ensemble de nos organisations. Nous construisons une feuille de route qui vise à la fois à donner des outils aux militant·es sur la déconstruction de l’imposture sociale, féministe, écologique du RN et à mettre en commun une multiplicité d’écrits déjà existants dans une banque de données.

Mais il faut aller plus loin et répondre aux causes du vote RN ciblées notamment par plusieurs sociologues : la précarisation grandissante, le délitement du lien social sur l’ensemble du territoire, plus particulièrement dans les zones où la désertification des services publics se fait ressentir (rurales, péri-urbaines), la question de l’absence d’interlocuteur·es de proximité (fonctionnaires, représentant·es politiques « de gauche », représentants syndicaux...), et l’effet de la « normalisation » des idées, paroles et actes racistes, l’amplification du racisme systémique.

À ce stade, un premier travail sur les services publics (nos revendications secteur par secteur) permettra de cibler un élément structurant et indispensable pour retrouver du lien social sur l’ensemble du territoire. Un observatoire des racismes au travail permettra de cibler mieux les contre-discours à mettre en place. Concrètement, amplifier la présence syndicale sur le terrain nous paraît être clé. Cela passe par un développement syndical, des bourses du travail et des locaux syndicaux partout. Il s’agit aussi de renforcer le travail avec VISA (Vigilance et initiatives syndicales antifascistes), en intersyndicale (une initiative d’un travail intersyndical contre le racisme sur les lieux de travail est en cours de construction) et l’ensemble du mouvement social.

 

L’aspiration à l’unité est importante chez les travailleuses et travailleurs, comme l’a montré la mobilisation contre la réforme des retraites en 2023, puis le Nouveau Front populaire. Celui-ci est le résultat d’un élan politique et syndical pour l’unité de notre classe contre la menace d’extrême droite. Comment voyez-vous cette articulation entre le syndical et le politique aujourd’hui ?

Il est clair que les lignes ont bougé face au risque imminent de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. Même si Solidaires n’a pas appelé à voter NFP comme dit précédemment, nous avons participé aux meetings communs de lutte contre l’arrivée de l’extrême droite en période électorale, ce qui est inédit. Et les universités d’été des partis ou la Fête de l’Humanité sont devenus des espaces de débats sur la question de croiser nos champs de lutte vers l’objectif d’imposer d’autres alternatives que celles des politiques néolibérales et racistes s’est débattue. Il faudra sans doute prolonger ces temps-là en travaillant peut-être plus concrètement sur les revendications sociales et syndicales que nous portons, et réfléchir comment articuler l’indispensable indépendance des syndicats vis-à-vis des partis, et la nécessité d’avoir des actions complémentaires, de réfléchir dans quelle mesure elles peuvent s’inscrire dans une tactique commune. Récemment, le NFP s’est questionné sur ce que pensent les syndicats de la niche parlementaire du RN et sur la tactique à adopter au niveau parlementaire. Nous n’avons pas forcément apporté de réponses, mais c’est une première à ma connaissance. Et cela tranche avec une réunion de fin 2022 où un parti voulait impulser un mouvement des retraites sans attendre la réunion de l’intersyndicale !

 

Quelle recomposition ou restructuration vous semble nécessaire pour renforcer le syndicalisme de transformation sociale, en particulier qu’en est-il des discussions actuelles entre la CGT, la FSU et Solidaires ?

Alors que nous avions initié des débats sur la question de la recomposition syndicale en parlant de « réflexions sur la recomposition syndicale à mener à la base » lors de notre Congrès en 2021, notre mandat a été modifié sur cette question lors de notre dernier Congrès en avril 2024.

Tout d’abord le Congrès de la CGT de mars 2023 a limité cette question au champ de la CGT et de la FSU, suite au mandat en ce sens de leur branche éducation, et, par ailleurs, c’est repartir de la question de l’unité syndicale encore trop absente de certains secteurs professionnels (Rail, PTT Telecom, Culture…) et d’intersyndicales locales qui a été vu comme un point de consensus au sein de Solidaires. Cette unité syndicale entre nos trois organisations a fonctionné lors de la dernière grève nationale du 1er octobre où seules nos trois organisations appelaient avec les organisations de jeunesse. Ce qui n’empêche pas d’avoir pour ambition une unité plus large, et qui a pris ses marques lors des 6 mois de mobilisation contre la réforme des retraites. Mais celle-ci ne s’inscrira dans la durée pour Solidaires que si l’efficacité et un objectif d’actions communes en reste le ressort.

 

Comment réfléchissez-vous aux réponses que doit apporter le syndicalisme face aux mutations du salariat (ubérisation, précaires, intérimaires, syndicalisme de boîte ou de branche...) ?

Le salariat est fracturé et donc divisé entre différents statuts souvent antagoniques selon les garanties et les droits qu’ils procurent. Entre statuts protégés et branches professionnelles dotés de droits et d’autres aux droits quasi inexistants comme pour les plateformes de livraison, le syndicalisme de transformation sociale doit avoir pour tâche de tenter de les unifier pour construire le rapport de force. Cela nécessite de créer un récit, dégager des intérêts et des référentiels communs donc une culture politique commune. Cette construction, ce sont les salarié·es et les précaires qui doivent la mener collectivement. S’agissant des chômeur·es et travailleur·es précaires, des espaces collectifs, aux formes décidées par elles-eux, sont favorisés au niveau des lieux de travail et de vie. La plupart s’organisent avec le soutien des autres organisations professionnelles de Solidaires (voir au-delà) présentes localement qui prennent part aux discussions et projets pour se les approprier.

Depuis son congrès de 2017, Solidaires peut organiser les auto-entrepreneur·es et les indépendant·es puisque nous faisons le constat que beaucoup sont en réalité salarié·es et nous nous battons d’ailleurs pour la reconnaissance de ce statut par exemple vis-à-vis des plateformes (Uber, Deliveroo…) Nous avons d’ailleurs progressé aux dernières élections à l’ARPE chez les livreurs (10,27 %, +4,58 %) et présenté une liste pour la première fois chez les VTC.

Nous sommes également implantés chez Amazon où nous sommes un des principaux syndicats. Des débats se posent également pour savoir s’il vaut mieux organiser les salarié·es des sous-traitants chez le donneur d’ordre ou via l’employeur. À ce stade ce débat n’est pas tranché. Nous sommes représentatifs dans la branche des prestataires de service (P2ST) et nous avons un syndicat du nettoyage, un syndicat de la prévention et sécurité, un syndicat de l’intérim, un syndicat de l’hôtellerie-restauration mais aussi des syndicats comme SUD Rail qui vont organiser le personnel des filiales SNCF, des entreprises privées du ferroviaires, de la restauration ferroviaire, la sécurité et le nettoyage en gare, et nous avons obtenu la représentativité chez SSP Paris, une entreprise de restauration dans les gares d’Île-de-France, grâce à un travail commun SUD Rail et SUD Hôtellerie restauration. Nous pratiquons donc aussi une sorte de pragmatisme, lié à nos implantations.

 

Enfin, comment envisagez-vous le syndicalisme alors que la planète brûle ?

Nos luttes syndicales s’imbriquent de fait de plus en plus avec les luttes écologistes. Il n’y aura pas de réelle bifurcation écologique (indispensable à notre survie collective) sans les travailleurs et travailleuses.

C’est une approche indispensable et pragmatique qui s’incarne déjà dans notre participation active dans le collectif de l’Alliance écologique et sociale (AES) qui rassemble organisations écologistes et syndicats. La lutte contre la liquidation du Fret SNCF avec SUD Rail, les appels aux moratoires sur les mégabassines, ou les grands projets autoroutiers comme l’A69, ou l’empêchement de l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure en sont l’illustration.

Mais on estime également qu’il faut répondre aux craintes légitimes des travailleur·es qui sont les premiers à supporter le coût de la transition écologique telle qu’elle est tentée d’être menée actuellement. Ça passe par des revendications que l’on porte sur l’anticipation des reconversions qui doit être entre les mains des travailleur·es, un statut du ou de la salarié-e lors de la reconversion des entreprises polluantes (obligation de transférabilité des salaires, de reclassement, formation, le tout financé par un fonds patronal). Mais c’est aussi protéger ceux et celles qui vont être les plus démuni·es face au dérèglement climatique : développement massif de transports publics, réhabilitation de logements, transformer l’agriculture vers un modèle agro-écologique…

Autant dire que le gouvernement Barnier avec ses 40 milliards de diminution des dépenses publiques ne s’oriente pas du tout vers les politiques publiques indispensables à la bifurcation écologique... Là aussi les combats syndicaux seront primordiaux. o

 

* Murielle Guilbert est est co-déléguée générale à l’Union syndicale Solidaires.