La préfecture avait répété dans la presse son interdiction de la manifestation contre les violences policières des deux côtés de l’Atlantique. Pourtant, à l’heure du rendez-vous ce vendredi 5 juin, la place du théâtre de Caen était noire de monde comme le samedi matin aux beaux jours du mouvement des Gilets jaunes.
Des Gilets jaunes, il y en avait d’ailleurs : plusieurs groupes de quelques dizaines, convaincus que leur mouvement a contribué à mettre en lumière la violence des différentes forces de police, et que les quelque 860 plaintes déposées en pure perte prouvent que ces dernières jouissent d’une impunité, sinon de droit au moins de fait. Mais dans cette foule jeune, mélangeant à la fois toutes les couleurs de peau – comme pour mieux signifier que celle-ci ne peut servir d’alibi pour s’en prendre à certains – et tous les milieux sociaux, les Gilets jaunes faisaient déjà figure de vieux militants.
Nombreuses interventions
Ce décalage entre les habituéEs des manifs et les néophytes était particulièrement frappant lors des prises de paroles qui ont précédé la manifestation. Ce sont des jeunes, et quelques moins jeunes, victimes du racisme quotidien qui ont capté l’attention du public. Il fallait ouvrir bien grand les oreilles d’ailleurs, car les organisateurs n’avaient pas prévu ou pu amener d’autre sono qu’un mégaphone bien insuffisant pour se faire entendre sur toute la place. Qu’importe. Quand on parle avec ses tripes, il est plus facile de se faire entendre. Une jeune femme raconte sobrement comment toutes les portes se ferment devant elle dans ses recherches d’emploi. Une autre raconte la haine et le mépris dans le regard d’enfants de 6 ans – d’où cela peut-il leur venir, sinon des parents qui feignent l’indifférence un peu plus loin ? Le racisme, on l’expérimente dès le plus jeune âge, à l’école, dit un autre. Et ça continue au collège, au lycée. Et les élèves ne sont pas les seuls en cause, les adultes aussi…
Alors, très vite, les interventions se veulent plus militantes. Ça ne suffit pas de cliquer sur un hashtag, dit un jeune. C’est à chacun d’intervenir, de faire cesser l’expression du racisme lorsqu’il en est témoin. Mais même si on entend ici ou là l’écho des discussions qui enflamment les réseaux sociaux, on a moins l’impression d’assister à un meeting qu’à l’éclosion d’une prise de conscience. La jeune femme qui a décrit le mur quasiment infranchissable de la discrimination à l’embauche dont elle est victime reprend la parole. Elle remercie la foule de sa présence puis s’excuse. Elle s’excuse d’avoir jusqu’à ce jour pris le parti de se taire. C’est fini. Elle ne cédera plus jamais. Une ovation lui répond.
« Pas de justice, pas de paix »
Il y a bien une heure qu’on est rassemblés. Certains, trop loin pour entendre, sont repartis, déçus. Ils pensaient sans doute que l’interdiction de la préfecture nous empêcherait de manifester. Mais non. Ici et là, ça s’impatiente. Les organisateurs ont tout juste le temps de donner la parole à un collectif anti-répression qui offre ses services à qui a besoin de contacts avec des avocats, et on part. La presse dira que nous étions 2000. Pas de drapeaux. Peu de badges d’organisations, mais de nombreuses pancartes, parfois à la limite de l’œuvre d’art. Elles disent la solidarité avec la famille d’Adama Traoré, dénoncent la mort de George Floyd, disent la peur des flics comme Camelia Jordana. Mais les slogans contre « l’État fasciste » ont un succès mitigé. À mesure que le cortège traverse Caen, il s’étire. Les adolescents ont pris les devants, débordant les habitués du cortège de tête. Derrière, même les trentenaires prennent un coup de vieux, mais en sont ravis. Ils espèrent bien que cette jeunesse n’en restera pas à ce coup d’essai. « Pas de justice, pas de paix », scandaient-ils. Cette promesse ouvre bien des perspectives…