La publication par l’INSEE le 26 mars dernier du chiffre du déficit budgétaire de 2023 a été orchestrée par le gouvernement, qui a aussitôt affirmé la nécessité immédiate de coupes dans les dépenses publiques, non seulement de l’État mais des organismes sociaux.
Les pays capitalistes traversent une phase de crise latente marquée par une croissance ralentie et une amplification de la concurrence internationale. Cependant, ni les prévisions d’une récession succédant à la crise du Covid-19, ni celle d’une déferlante de faillites d’entreprises ne se sont réalisées. Grâce au soutien massif des États et des banques centrales, la récession a bel et bien été évitée. Mais les prévisions sur l’état de l’économie mondiale ne sont pas flamboyantes, notamment pour ce qui est de la zone Euro dont la croissance devrait, selon les prévisions du FMI de janvier dernier, rester inférieure à 1 % en 2024. Il semble que nous ayons maintenant un capitalisme qui certes a évité une énorme catastrophe, mais qui l’a fait au détriment de son propre dynamisme : les capitaux les moins productifs n’ont pas été éliminés1.
La Chine n’a plus le rôle d’entrainement qu’elle a pu avoir après 2008-2009 ; au contraire, les surcapacités de production industrielle l’amènent à exporter en masse. Parmi les pays du « centre capitaliste » (Amérique du Nord et Union européenne), les États-Unis tirent leur épingle du jeu en matière de croissance. Outre la consommation des ménages et l’impact plus faible qu’en Europe de la guerre en Ukraine, a joué un déficit budgétaire 2023 en augmentation et s’élevant à plus de 6 % du PIB. Le gouvernement Biden a lancé une politique résolue de soutien au développement industriel et de mise à niveau d’infrastructures souvent mal entretenues. Malgré l’augmentation de la dette publique américaine et les tensions politiques internationales, le dollar reste encore la monnaie de réserve mondiale et les marchés financiers continuent d’être friands des bons du Trésor américain.
L’Union européenne est à la peine. La crise du Covid avait été marquée par un assouplissement des règles budgétaires. Certain·es y voyaient l’amorce d’un tournant majeur de la gouvernance économique européenne. La remise en place du pacte de stabilité, modifié mais toujours potentiellement austéritaire, montre que cet optimisme n’était qu’illusion, confirmant ainsi ce qu’écrivait l’économiste américain Adam Tooze selon lequel les mesures budgétaires et autres prises en 2020 aux États-Unis, dans l’Union européenne et ailleurs avaient une « logique fondamentale […] conservatrice »2.
Au-delà des disparités dans la conjoncture, deux phénomènes structurels marquent la situation : la faiblesse des gains de productivité (au niveau macro-économique) et les aides massives de l’État. Pour ce qui est de la faiblesse maintenue des gains de productivité, une des explications possibles est un changement structurel de la demande entre biens industriels et services, la demande s’orientant de plus en plus vers les services, c’est-à-dire vers des secteurs à faibles gains de productivité. Cette analyse, déjà ancienne, a été reprise par Romaric Godin dans un article récent3 mais, dans un rapport de 1996, Michel Husson en avait relativisé le pouvoir explicatif en notant que les gains de productivité ralentissaient aussi dans l’industrie manufacturière4.
Capitalisme sous perfusion
Le capitalisme reste sous perfusion. Tous les prétextes sont bons pour aider les grandes entreprises : transition écologique, aide à la recherche, réindustrialisation, etc. À cela s’ajoutent, dans plusieurs pays, des mesures fiscales justifiées par la concurrence internationale ou la nécessité de ne pas inciter les capitaux à rejoindre des cieux plus accueillants. Enfin, les grands groupes s’acharnent à mettre en concurrence les États pour faire prendre en charge leurs coûts de développement (nouvelles implantations ou lignes de fabrication). C’est, entre beaucoup d’autres, le cas pour les batteries destinées aux voitures électriques : ainsi en France, pour sa « gigafactory » de Dunkerque, le taïwanais ProLogium a bénéficié d’une subvention publique de 1,5 milliard d’euros, soit au moins 30 % de son investissement. Du coup, son concurrent ACC (coentreprise entre Stellantis, Mercedes et TotalEnergies), qui a reçu un montant déjà astronomique de 846 millions d’euros, réclame une rallonge5. Certes, il y a toujours eu des aides multiples des États aux grandes entreprises capitalistes, voire des programmes de développement industriel, mais il semble bien qu’un saut qualitatif ait été franchi dans les années récentes.
Aux États-Unis, les montants annoncés pour l’industrie sont énormes : 1 200 milliards de dollars pour les infrastructures, 50 milliards pour les puces, et 400 à 1 000 milliards pour les technologies « propres ». Il en est résulté de nombreux projets et un surcroit d’annonces d’investissements, mais certains investisseurs ont ensuite fait machine arrière considérant que les perspectives de profit étaient insuffisantes. Car en fait, l’avalanche de subventions ne correspond pour les entreprises bénéficiaires qu’à une « socialisation du risque » qui doit laisser « inentamée l’appropriation privée du profit »6. Tant pour Biden que pour Macron et d’autres dirigeants européens, il ne s’agit en aucun cas de discipliner les capitalistes mais de les séduire. De ce point de vue, les choses sont différentes en Chine où l’État-parti reste en mesure de faire respecter ses priorités.
Avec une reprise plus normale des circuits économiques (malgré les guerres en Ukraine et en Palestine), la hausse des taux d’intérêt a permis de réduire l’inflation (ce qui n’efface pas les pertes de pouvoir d’achat des salarié·es). Les marchés financiers atteignent des niveaux stratosphériques aux États-Unis et en Europe : début mars, le CAC 40 a, pour la première fois de son histoire, dépassé le seuil des 8 000 points. Les dividendes distribués assurent aux gros possesseurs d’actions des revenus plus que confortables : en France, par exemple, 1 % des foyers fiscaux (400 000 sur 40 millions) reçoivent 96 % des dividendes versés et, parmi eux, 0,01 % (4 000) perçoivent chacun plus d’un million d’euros. D’autant que, depuis 2018 (merci Macron !), les revenus du capital sont soumis à une imposition réduite par rapport au barème de l’impôt sur le revenu.
La politique de Macron s’inscrit pleinement dans la logique du capitalisme assisté mais de façon sans doute moins efficace qu’ailleurs. Le recul de l’industrie et les logiques financières réduisent la portée du discours sur la réindustrialisation. Ainsi en 2023, l’exécutif s’est fixé au travers de son projet de loi « industrie verte » l’objectif de relever la part de l’industrie dans le produit intérieur brut (PIB) de 10 % à 15 % d’ici à 2035 pour rejoindre la moyenne européenne. Un rapport officiel en cours de finalisation montre qu’il s’agit d’un objectif irréaliste. D’ailleurs, malgré les quelques implantations d’usines7, la production industrielle française restait en février dernier légèrement inférieure à son niveau de 2015, et à peine supérieure s’agissant de l’industrie manufacturière. Certains pans de l’industrie restent flageolants : c’est notamment le cas de l’aéronautique, dont la production demeure inférieure de 25 % à son niveau d’avant-pandémie, ou de l’automobile.
Trancher dans les dépenses et les droits sociaux
En dehors du maintien des aides multiples aux entreprises (160 milliards d’euros au total8), il s’agit aujourd’hui (et une fois passée la pandémie) pour Macron et son gouvernement, d’essayer de tenir ferme sur son engagement vis-à-vis du capital de ne pas augmenter les impôts (après des baisses multiformes en faveur des plus riches et des entreprises) et de comprimer les dépenses sociales. Il faut aussi consacrer plus d’argent aux dépenses militaires dans le cadre de la militarisation croissante du monde. Il est donc nécessaire que « ceux d’en bas » payent d’une manière ou d’une autre, soit par moins de prestations sociales (maladie, chômage), soit de manière plus insidieuse par moins de services publics (école, santé, etc.).
C’est à cela que sert l’orchestration du déficit 2023. 5,5 % au lieu des 4,9 % jusque-là annoncés. Ceci alors que cette annonce n’a pas fait frémir les marchés financiers qui restent assoiffés de la rémunération sans risque que procurent les titres émis par le Trésor français : « La France n’est pas le vilain petit canard attaqué par les marchés » a déclaré une analyste financière9.
La cause ponctuelle de ce dérapage du déficit ? La baisse des recettes fiscales qui reculent fortement en 2023, ce qui renvoie avant tout à la faible croissance de la consommation (en raison des pertes de pouvoir d’achat) et des investissements. S’y est ajoutée notamment l’impact de la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) sur les entreprises et le flop de la taxation des superprofits (qui n’a rapporté que 300 millions d’euros au lieu des milliards annoncés). Mais en longue période, depuis le début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, il y a eu environ 70 milliards d’euros de baisses d’impôts (soit près de 3 points de PIB).
La « politique de l’offre » et le « ruissellement » ne marchent pas, du moins du point de vue de leurs objectifs proclamés (croissance, emplois) ; riches et grandes entreprises empochent et, au plus, les entreprises créent essentiellement des postes mal payés. Mais Macron et Attal n’ont pas d’alternative. En témoignent leurs annonces récentes de coupes dans les dépenses budgétaires : 10 milliards d’euros avaient déjà été annoncés dès la deuxième quinzaine de février et des dizaines de milliards supplémentaires sont annoncées (50 milliards seraient nécessaires pour le président de la Cour des comptes !). Attal entend maintenant passer à des attaques contre les dépenses sociales : indemnités journalières, arrêts de travail et allocations chômage. L’objectif est d’ajouter une couche supplémentaire aux diverses réformes restrictives de l’indemnisation du chômage qui se sont succédés depuis des années. Pour le gouvernement, le chômage est avant tout volontaire et on le réduira en durcissant encore plus les règles d’indemnisation. Pourtant, la moitié des inscrit·es à France travail ne sont pas indemnisé·es et « parmi les indemnisé·es, il y en a la moitié qui travaille tous les mois » précise la vice-présidente de l’Unedic10. Toute cette logorrhée réactionnaire du pouvoir a deux objectifs. L’un est économique. Outre faire des économies sur les allocations, comme le dit l’économiste Michaël Zemmour : « Quand vous incitez à reprendre n’importe quel emploi pour survivre, on sait à quoi ça mène : à une pression sur les salaires ».
Diviser « ceux et celles d’en bas »
L’autre objectif est politique : il s’agit de diviser, de séparer les prétendues classes moyennes de ceux qui sont privés d’emploi ou naviguent entre chômage et travail précaire. Cet objectif politique revient dans tous les discours gouvernementaux : « ceux qui travaillent », « ceux qui payent », etc. En oubliant les vrai·es assisté·es, ceux et celles qui vivent de l’exploitation du travail et cumulent les avantages fiscaux comme, par exemple, Bernard Arnault, l’homme le plus riche du monde, décoré de la grand-croix de la Légion d’honneur au mois de mars par Emmanuel Macron lui-même !
Cela provoque quelques émois chez la « gauche macroniste ». Cela n’ira bien sûr pas loin mais il est possible qu’Attal lui fasse la concession d’un prélèvement exceptionnel en trompe l’œil : il a ainsi annoncé début avril le lancement d’une mission parlementaire sur les « rentes » de certaines entreprises tout en réaffirmant qu’il n’est pas question d’augmenter les impôts (en particulier donc des hauts revenus). La dette publique, en réalité, fournit l’occasion de placements sûrs aux banques et fonds de pension : outre la remise en cause de la dette illégitime, il faudrait non pas des mesurettes à un coup mais une vraie réforme fiscale qui, dans un premier temps remette en cause toutes les mesures favorables aux riches et aux entreprises prises par Macron (suppression de l’ISF, prélèvement fiscal unique, baisse de l’impôt sur les sociétés et des impôts dits de production,…) et avant par Hollande (comme le CICE).
Une nouvelle étape de l’autoritarisme est par ailleurs franchie. Les 10 milliards de crédit sont annulés sans passage par le Parlement alors que bien souvent les débats parlementaires portent sur des montants moindres. Quant aux prétendus « partenaires sociaux » qui, en principe décident de l’indemnisation du chômage, ils sont joyeusement piétinés par le gouvernement.
Attal se rassure en affirmant devant les parlementaires de sa « majorité » tronquée qu’il n’y a rien à craindre car il n’y a pas de risque de mobilisation réelle en défense des chômeurs/euses. Il y a malheureusement du vrai dans ce constat cynique. Le pouvoir compte sur les divisions au sein des catégories populaires pour faire passer sa politique. Les surmonter est un objectif essentiel pour construire une mobilisation d’ampleur en défense des chômeurs et des chômeuses, du droit à la santé, des salaires… car ce ne sont pas les débats parlementaires qui feront reculer un pouvoir déterminé à mettre en œuvre un nouveau chapitre de l’offensive réactionnaire (qui a d’autres dimensions, notamment sur l’école, que celles traitées dans cet article).
- 1. David McNally, « Économie mondiale, guerres et perspectives des socialistes », Inprecor, avril 2024
- 2. Adam Tooze, « L’arrêt- comment le Covid a ébranlé l’économie mondiale », Les Belles Lettres, 2022
- 3. « Le retour de l’austérité, signe de l’instabilité économique globale », Romaric Godin, 1 avril 2024, Mediapart.
- 4. « Productivité, emploi et structures de l’appareil productif. Une comparaison internationale. Rapport pour le Commissariat Général du Plan (subvention n ̊16/1994) », Michel Husson, septembre 1996, vie-publique.fr.
- 5. Voitures électriques : surenchère dans la course aux subventions chez les fabricants de batteries, Les Échos.
- 6. Cédric Durand, Le retour de l’État néo-industriel ?, Contremps.
- 7. Réindustrialisation : la France a de nouveau gagné des usines en 2023, Les Échos
- 8. Aides publiques aux entreprises : un état des lieux, vie-publique.fr
- 9. Dette, déficits publics : « La France n’est pas le vilain petit canard attaqué par les marchés », Les Échos.
- 10. « Gabriel Attal et la “théorie du chômage volontaire” : un argument discutable pour attirer les classes moyennes », Bertrand Bissuel et Thibaud Métais, 27 mars 2024, lemonde.fr.