Publié le Samedi 27 janvier 2024 à 11h00.

Kollontaï et Lénine : pour un communisme qui libère les femmes

Les deux penseurs bolcheviques n’étaient pas d’accord, et pas qu’un peu. Mais leurs idéaux communs étaient encore plus importants.

À l’occasion du centenaire de la mort de Lénine, il convient d’examiner le rôle qu’il a joué dans les premiers débats socialistes, dont beaucoup sont encore repris aujourd’hui dans les discussions de la gauche. Ses désaccords avec l’idéologue bolchevique, diplomate et écrivaine Alexandra Kollontaï sont particulièrement révélateurs de sa pensée.

Les deux dirigeants communistes ont entretenu une profonde camaraderie, bien qu’elle ait été marquée par des conflits et des désaccords sur de nombreuses questions. Certaines de ces discussions ont conduit à des dissensions politiques et personnelles profondes et durables. Cependant, leurs points d’accord peuvent être encore plus pertinents pour les socialistes d’aujourd’hui. Plus important encore, Kollontaï et Lénine étaient d’accord sur le caractère central de la libération des femmes pour le communisme et ont travaillé ensemble à la réalisation de ces idéaux.

Une rencontre déterminante

Née dans l’aristocratie, Alexandra Kollontaï est devenue l’une des plus importantes transfuges de classe de l’histoire après une visite dans une usine au cours de laquelle elle a vu les conditions terribles et dangereuses imposées aux travailleuses et a constaté qu’un enfant était mort dans la « pouponnière » de l’usine, sous la garde d’une « nounou » âgée de six ans. Elle écrit plus tard à propos de cette expérience : « J’ai compris au fond de mon cœur que nous ne pouvons pas vivre comme nous l’avons fait jusqu’à présent, alors qu’il existe autour de nous des conditions de vie aussi terribles et un ordre aussi inhumain ». Ailleurs, elle note : « Les femmes et leur sort m’ont occupée toute ma vie et le souci de leur sort m’a conduite au socialisme ».

Dans les années qui ont précédé la révolution russe, Kollontaï s’est imposée non seulement en tant que défenseuse des femmes travailleuses, mais aussi comme organisatrice, oratrice et penseuse. Contre les féministes bourgeoises qui prétendaient lutter pour l’égalité entre hommes et femmes au sein du système capitaliste, elle soutenait que seul le mouvement communiste des femmes, dirigé par la classe ouvrière, pouvait parvenir à l’égalité sociale. « En se battant pour changer les conditions de vie », écrit-elle à propos des travailleuses qui font grève et s’organisent dans les rues de Russie pour provoquer la révolution, « elles savent qu’elles contribuent également à transformer les relations entre les sexes ».

Pourtant Kollontaï savait que l’égalité des femmes ne viendrait pas automatiquement avec la dissolution du capitalisme, et elle a donc travaillé à la construction d’un communisme spécifiquement attentif à la libération des femmes, combattant parfois les communistes qui ne partageaient pas cet objectif.

Lénine n’était pas l’un de ces communistes patriarcaux. Il était tout à fait d’accord avec Kollontaï pour dire que les travailleuses étaient au cœur de la révolution communiste et qu’elles avaient des préoccupations spécifiques auxquelles seul le communisme pouvait répondre. En plus d’être exploitées par les patrons capitalistes, écrivait Lénine, les femmes étaient « esclaves de la chambre à coucher, de la crèche et de la cuisine ». Il était convaincu que le communisme libérerait les femmes de la subordination patriarcale et de la monotonie des tâches ménagères, et soutenait que ces dernières constituaient un gaspillage du précieux travail des femmes et contribuaient à leur oppression au sein du foyer, qu’il qualifiait d’« esclavage domestique ».

Lénine a été profondément influencé par les femmes communistes qui l’entouraient, et Kollontaï a souvent fait partie de ce cercle. Lénine a soutenu le droit à l’avortement, à la contraception et au divorce, un point particulièrement controversé parmi les socialistes, certains d’entre eux affirmant qu’à court terme cela entraînerait la misère pour les femmes et les enfants parce qu’elles seraient trop pauvres pour survivre sans les hommes. Tout en reconnaissant le problème, Lénine a insisté sur le fait que tant que les femmes ne pouvaient pas prendre de décisions concernant leur propre vie, elles ne jouiraient pas de tous les droits démocratiques.

Kollontaï et lui, ainsi que leur camarade allemande Clara Zetkin, ont joué un rôle déterminant dans la création de la Journée internationale des femmes, qui est toujours célébrée aujourd’hui (bien qu’elle jouisse d’une cooptation capitaliste considérable). Sous l’influence de Kollontaï, Lénine a écrit : « Si nous n’attirons pas les femmes dans l’activité publique, dans la milice, dans la vie politique – si nous ne les arrachons pas à l’atmosphère mortelle de la maison et de la cuisine – il sera impossible d’assurer une véritable liberté. Il sera impossible d’assurer la démocratie, sans parler du socialisme ». En effet, l’organisation des travailleuses – profondément exploitées au travail et épuisées par leur deuxième journée de travail, à la maison – a été cruciale pour le succès de la révolution bolchevique.

Il ne s’agissait pas seulement d’un accord philosophique entre les deux penseurs, mais d’un engagement institutionnel profond : après la révolution, Lénine a nommé Kollontaï Commissaire du peuple à l’Assistance publique [équivalent du ministère de la Santé, NdlR], poste dans lequel elle a contribué à légaliser l’avortement, le divorce et le contrôle des naissances. L’égalité salariale pour les femmes et les congés payés pour les nouvelles mères ont également été introduits, tandis que le mariage religieux a été remplacé par le mariage civil. Le travail sexuel est dépénalisé et le statut légal d’« illégitimité » pour les enfants de parents non mariéEs est aboli.

Kollontaï a également créé des maternités gérées par le gouvernement, où les mères pouvaient se reposer avec leur bébé après l’accouchement. L’allaitement maternel a été soutenu par une série de politiques gouvernementales, et des cuisines et des blanchisseries communes ont été créées pour soulager les femmes actives des tâches domestiques (ces initiatives n’ont pas eu beaucoup de succès, car faute d’un financement suffisant, la qualité des services s’est dégradée : la nourriture était mauvaise et les vêtements souvent déchirés dans les blanchisseries).

Au cours de cette période prometteuse, l’Union soviétique a également promulgué le droit de vote pour les femmes, quelques années avant les États-Unis. En 1919, Kollontaï et Inès Armand – une autre camarade proche de Lénine – créent le Jenotdel, un département spécial consacré aux besoins des femmes en lien avec la direction du Parti bolchévique.

Pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes !

De manière moins pragmatique mais tout aussi cruciale pour l’histoire de la pensée anti-impérialiste, les deux militantEs étaient également uniEs dans la dénonciation de la Première Guerre mondiale. Alors que les socialistes européens s’alignaient sur la position de leurs gouvernements en faveur de cette effusion de sang stupidement tragique, Lénine et Kollontaï – souvent adversaires politiques dans les années précédant la révolution d’Octobre – étaient uniEs dans leur opposition à la fois à la guerre impérialiste et aux raisons qui la justifiaient.

Kollontaï a fait partie des mencheviks jusqu’en 1914, date à laquelle elle a rejoint les bolcheviks en raison de la position résolument anti-guerre de ces derniers. En 1916, elle écrit que la cause de la guerre est le capitalisme et affirme que les travailleurEs du monde entier devraient s’unir contre la classe dirigeante au lieu de s’entretuer. « Mon ennemi est dans mon propre pays », déclarait-elle, « et cela s’applique à tous les travailleurs du monde ». Lénine et elle collaborent étroitement à la rédaction d’essais et de déclarations de ce type, tentant de rallier les partis socialistes d’autres pays à cette position anti-guerre.

Les discussions entre Kollontaï et Lénine sur la manière de formuler l’opposition communiste à la guerre ont conduit Lénine à faire des distinctions importantes, rejetant ce qu’il appelle le pacifisme « petit-bourgeois » et « provincial » qui condamne « la guerre en général ». Comme il l’explique dans une lettre de 1915 à Kollontaï, dans laquelle il peaufine une déclaration marxiste internationale de gauche opposée à la Première Guerre mondiale en vue de sa présentation à la première conférence socialiste internationale : « Ce n’est pas marxiste... Je pense qu’il est erroné en théorie et nuisible en pratique de ne pas faire de distinction entre les différents types de guerres. Nous ne pouvons pas être contre les guerres de libération nationale » (par exemple, les luttes anticolonialistes de pays comme l’Inde pour se libérer de la domination britannique). Kollontaï n’était pas non plus une pacifiste et demandait instamment : « Tournons nos fusils et nos pistolets contre nos véritables ennemis communs », c’est-à-dire les capitalistes. Plus tard, les communistes transformeront cette idée en un slogan lapidaire : « Pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes ! »

Divergences

Cependant, les deux penseurSEs ont eu aussi des divergences cruciales. Quelques années après la révolution, Kollontaï rejoint la tendance dite de l’Opposition ouvrière, qui critique la bureaucratie du parti et s’inquiète du fait que les travailleurEs ne sont plus représentéEs. Dans un pamphlet publié en 1921, elle plaide en faveur d’un renforcement du pouvoir des syndicats et contre ce qu’elle considère comme le pouvoir croissant des professionnels technocrates de la classe au sein du parti et du gouvernement. L’année suivante, Lénine adopte une résolution du parti interdisant le « factionnalisme », mettant ainsi fin à l’opposition ouvrière. C’est la fin de son influence sur Lénine et les bolcheviks.

Par la suite, Kollontaï a été marginalisée au sein du gouvernement et du Parti communiste, bien qu’elle ait eu une longue carrière diplomatique en tant que loyale représentante de l’Union soviétique en Norvège, au Mexique et en Suède. Après la marginalisation de Kollontaï, les dirigeants soviétiques se sont beaucoup moins engagés en faveur de l’égalité des femmes, tant par le manque de moyens attribués à cette cause que par la persistance d’attitudes patriarcales, à tel point que, après la mort de Lénine, Staline a dissous le Jenotdel et interdit à nouveau l’avortement1.

Kollontaï et Lénine n’étaient pas non plus d’accord sur la morale sexuelle : alors que la première affirmait souvent que le communisme conduirait à un type d’amour différent et moins possessif entre les hommes et les femmes, ainsi qu’à une éthique sexuelle plus moderne, le second considérait que de telles idées étaient libertines et frivoles. Kollontaï n’était pas la seule femme proche de Lénine à ne pas être d’accord avec lui sur ces questions, puisqu’il s’est également opposé à Inès Armand et Clara Zetkin.

Compte tenu de son soutien au droit à l’avortement et même à la dépénalisation du travail sexuel, on ne peut pas dire que Lénine était socialement conservateur, mais il était parfois irrité par le radicalisme des femmes de son entourage. Et il n’était pas le seul : les idées de Kollontaï sur la moralité sexuelle étaient souvent moquées par des camarades communistes socialement très conservateurs, parfois en termes grossiers et sexistes. Comme l’a écrit Sheila Robowtham en 1971, les idées de Kollontaï sur l’amour libre étaient également parfois critiquées par les femmes de la classe ouvrière, étant donné que la contraception n’était pas répandue : « les paysannes savent très bien », plaisantait Robowtham « que si tu veux faire de la luge, il faut être prête à grimper sur la colline »2.

Le socialisme et la famille

Les questions qui ont divisé Kollontaï et Lénine continuent de faire l’objet de débats. Aux États-Unis, par exemple, les Socialistes démocrates d’Amérique (DSA) et d’autres organisations de gauche sont souvent critiqués parce qu’une grande partie de leurs membres et de leurs dirigeants proviennent de ce que Barbara et John Ehrenreich3 ont appelé « la classe professionnelle et managériale » [ou classe des cadres, NDLR] plutôt que de la classe ouvrière.

Faisant écho au pamphlet de Kollontaï, « Opposition ouvrière » de 1921, nombre de ces critiques affirment que le syndicalisme de base est un espace plus solide pour l’organisation socialiste que que la participation aux élections ou la construction autour de conflits ponctuels. Mais le couple Ehrenreich lui-même a soutenu que la prolétarisation des professions – et, pourrions-nous ajouter, la difficulté croissante d’atteindre le niveau de vie de la classe moyenne en raison du coût élevé des soins de santé, du logement et de l’enseignement supérieur – crée une situation dans laquelle une partie de ce que l’on appelle la « classe des cadres professionnels » souhaite réellement le socialisme et apporte son éducation et son expertise à la cause (quant au syndicalisme par rapport à l’électoralisme, les deux sont cruciaux, et il n’est pas utile de pousser aux élections : ces dernières années, les socialistes ont remporté des victoires en utilisant les deux tactiques).

La morale sexuelle peut également être un facteur de division parmi les socialistes. Alors que plus personne ne conteste que l’« amour libre » devrait être une composante de la société communiste – tant le tabou que l’éthique exubérante de la libération sexuelle sont obsolètes –, l’abolitionnisme familial fait un petit retour en force parmi les intellectuelLEs marxistes. Si certainEs accueillent favorablement le socialisme comme un moyen de renforcer la famille nucléaire, en donnant aux gens plus de temps hors de l’esclavage salarié pour élever leurs enfants et en leur permettant l’accès à des garderies et à des universités gratuites, d’autres préfèrent se réjouir du projet socialiste d’affranchissement des relations obligatoires, qui nous permet de survivre économiquement hors du mariage ou de la famille nucléaire.

En effet, le socialisme vise à améliorer la vie intime des gens de diverses manières, qui n’entrent pas nécessairement en conflit. Personnellement, je préfère opter pour la notion d’« expansionnisme familial » portée par Kristen Ghodsee4, basée sur les idées de Kollontaï sur la collectivisation des tâches familiales, un concept qui laisse ouvert l’horizon politique quant à la manière dont les gens pourraient choisir d’organiser leur vie privée s’ils et elles disposaient d’une plus grande liberté économique.

Kollontaï elle-même, comme Engels avant elle et Simone de Beauvoir après elle, ne tranchait pas la question de savoir si la famille devrait disparaître ou non, mais elle avait la certitude – et elle insistait sur ce point – qu’elle serait transformée au terme d’une série de changements profonds dans la structure sociale et les conditions matérielles d’existence. Grâce à l’amélioration des conditions de vie des femmes, faisait-elle valoir, la vie familiale serait transformée, et cela pour le meilleur.

Aujourd’hui, la question de l’abolition de la famille ne représente plus qu’un clivage purement théorique, car touTEs les socialistes s’accordent sur le fait que les parents ont besoin de plus d’aides, et que les garderies devraient être gratuites, par exemple. Mais certaines questions sociales aujourd’hui continuent de diviser les socialistes. Au Mexique, par exemple, le président Lopez Obrador a adopté de nombreuses politiques économiques de gauche tout en développant une rhétorique anti-gay ou anti-transgenre, et il en va de même pour les dirigeants chinois. Tandis que dans les cercles intellectuels anglo-saxons, il y a des conservateurs sociaux hostiles aux droits des personnes transgenres qui ont adopté des idées économiques sociales-démocrates.

Cependant, une grande partie de la gauche mondiale soutient à juste titre les droits, la sécurité et les libertés des minorités sexuelles, à la fois par solidarité et dans le cadre d’une vision anti-patriarcale qui peut être considérée comme une continuation de l’héritage de Kollontaï et qui est probablement en contradiction avec la perspective plus conservatrice de Lénine.

L’actualité

Bien que leurs désaccords résonnent encore aujourd’hui, les moments de convergence entre Lénine et Kollontaï sont d’autant plus importants à mettre en avant que la guerre et la situation des femmes sont des préoccupations profondément ancrées dans l’actualité.

Avec le retour du fascisme patriarcal dans le monde et l’absence totale de réponses offertes par les partis centristes, il est utile de rappeler l’engagement commun de Lénine et de Kollontaï en faveur des droits des femmes, du droit à l’avortement au congé de maternité rémunéré. Ravivons aussi le souvenir de leur opposition commune à la guerre impériale, une position qui, si elle reste forte dans les pays du Sud, a été considérablement affaiblie aux États-Unis et en Europe au cours des dernières années.

Une réflexion sur ces deux penseurSEs communistes devrait nous inciter à remettre l’égalité des sexes et l’anti-impérialisme au centre de la pensée de gauche. Les questions sur lesquelles Lénine et Kollontaï étaient en désaccord sont intéressantes mais sans grande importance aujourd’hui : les socialistes, nous marquons vraiment l’histoire quand nous sommes capables de trouver des terrains communs. Bien que Lénine et Kollontaï n’aient pas créé un communisme qui ait véritablement émancipé les femmes, il et elle ont mis en œuvre de nombreuses politiques progressistes qui ont changé la vie des femmes soviétiques et qui, comme l’a expliqué Kristen Ghodsee, ont fait pression sur les gouvernements capitalistes du monde entier pour qu’ils fassent de même.

En mars 1917, quelques mois avant la révolution, Lénine écrit à Kollontaï une lettre chaleureuse et enthousiaste, pleine de promesses sur le monde qu’il et elle sont en train de construire ensemble. Il utilise des termes respectueux, mais aussi très élogieux – « Votre » et « Tous mes vœux » – et même une exclamation : « Je vous souhaite tout le succès possible ». À l’époque, Lénine réfléchissait au pouvoir qui était en train de se construire au sein de la classe ouvrière pour gagner « le pain, la paix et la liberté ». Aujourd’hui, cela ravive pour nous la puissance d’une camaraderie et d’idéaux dont le monde a encore désespérément besoin.

  • 1. Interdit en 1936, l’avortement fut réautorisé en 1955 en URSS.
  • 2. Sheila Rowbotham (1943) est une historienne anglaise socialiste et féministe.
  • 3. Barbara Ehrenreich (1941-2022) était, entre autres, une figure importante des DSA. Scientifique, journaliste, auteure et femme politique, elle a écrit de nombreux essais avec son ex-mari John Ehrenreich, un psychologue clinicien et critique social américain.
  • 4. Kristen Ghodsee (1970) est une ethnographe américaine.