Publié le Dimanche 27 novembre 2022 à 19h00.

La NUPES entre logique d’autoconservation et guerre de mouvement

Le résultat de l’élection présidentielle de 2022 a décrété la fin du bipartisme bourgeois qui avait caractérisé le système de la Ve République en particulier à partir du tournant social-libéral du Parti socialiste et du déclin du Parti communiste.

Les deux partis de la droite conservatrice et de la gauche social libérale, représentés respectivement par Les Républicains et le Parti socialiste, se sont effondrés en laissant la Place à une configuration organisée en trois blocs : l’extrême centre néolibéral et autoritaire de Macron, l’extrême droite néofasciste de Marine Le Pen et le bloc de gauche où l’Union populaire de Mélenchon assume un rôle hégémonique1. Le succès de ces acteurs politiques est certainement lié à la grande désaffection citoyenne à l’égard des corps intermédiaires et de la démocratie représentative. Le taux d’abstention historique (28 % au second tour de la présidentielle avec des pics à plus de 60 % dans la jeunesse et les secteurs populaires) est un signal sans équivoque d’une démocratie à bout de souffle. C’est dans ce contexte de défiance citoyenne que les « partis-mouvements » prospèrent et étendent leur influence. Fondée à l’occasion des élections législatives avec La France insoumise comme barycentre, la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) est au cœur du nouveau processus de recomposition de la gauche française.

L’équilibre instable de la Nupes : identité partidaire et politique unitaire

Selon Étienne Penissat, sociologue et militant de LFI (La France insoumise), la Nupes constitue « un succès tactique et politique de Mélenchon2 ». Le leader de LFI a en effet œuvré à l’unification de l’ensemble des partis de la gauche institutionnelle (de l’aile gauche réformiste aux sociaux-libéraux) autour de son programme « L’Avenir en commun ». Mal en point, le Parti socialiste a pu obtenir de nombreuses circonscriptions en mettant à disposition du nouveau cartel son influence, toujours importante, sur les territoires. Un véritable marché entre boutiques politiques mais qui ouvre en même temps un nouveau chapitre pour la gauche française.

Cependant, les divergences entre ses composantes politiques (sur le nucléaire, l’Union européenne, les violences policières…) et leur déploiement de tactiques d’autoconservation pourraient contribuer à rendre instable la dynamique de la coalition. La Nupes est en effet tiraillée entre deux tendances contradictoires : une logique identitaire et d’appareil visant à préserver financièrement chaque parti et à en garantir l’implantation dans les institutions et les territoires, et une logique qu’on peut définir « de mouvement » impliquant la recherche d’une légitimité auprès des classes populaires et d’une représentativité des colères sociales. La vie de la Nupes dépend en effet également de sa capacité à incarner une réelle alternative au néolibéralisme et une opposition efficace, y compris sur le terrain des mobilisations, aux réformes antisociales de Macron et aux dangers de l’extrême droite.

Les prochaines échéances électorales comme les élections européennes seront aussi un moment important pour tester le niveau de résistance de la coalition et comprendre quel est le poids des aspirations unitaires face aux logiques identitaires et d’appareil.

La France insoumise : un mouvement réellement populaire ?

Avec un système de leadership charismatique où un hyper-leader simule un lien de proximité avec son « peuple » et une prise de distance vis-à-vis des élites, et en s’appuyant sur une rhétorique participationniste voire populiste, LFI correspond à ce que les politistes définissent comme un « parti-mouvement » ou, « à prétention mouvementiste3 ». Il s’agit de partis généralement « structurés à partir d’Internet et dont la personnalisation est très forte4 ». Ils promeuvent également une nouvelle forme d’engagement, de militantisme et de communauté partisane qui passe par une adhésion formelle minimale et gratuite sur Internet et correspond au modèle de l’ « engagement distancié5 ». Ces partis rejettent les formes traditionnelles de la démocratie intra-partisane (congrès, vote des adhérents pour désigner les dirigeants et les candidats…) afin d’éviter la formation de courants internes. En revanche, les consultations thématiques et les formes de participation en ligne à l’écriture du programme sont fortement encouragées car elles permettent de souder la communauté politique et de mieux connaître ses sensibilités. Selon certains observateurs, le « succès de la Nupes » s’appuie sur la fonction hégémonique de La France insoumise : « un candidat-leader parfaitement identifié qui […] incarne la fidélité aux valeurs de gauche ; […] un programme cohérent, rigoureux, identifié grâce à une pédagogie soignée ; une équipe de campagne “commando” possédant une capacité à créer l’événement et à couvrir l’ensemble des médias6 ».

Tout en prenant en compte la forte abstention, les scores élevés de LFI et la sociologie de ses électeurs et électrices nous incitent à penser à « un vote de classe7 » : LFI obtient des résultats importants dans la jeunesse et dans les quartiers populaires en permettant de contenir le vote de l’extrême droite et la forte dépolitisation. Grâce à un nouveau discours intégrant la lutte contre le racisme, l’islamophobie et les violences policières, LFI est allée chercher l’adhésion des populations dites d’origine immigrée souvent à l’écart des dynamiques de la politique institutionnelle. Ces résultats sont toutefois à nuancer : le vote des classes populaires en faveur de Mélenchon dans de nombreuses petites villes ou campagnes n’a pas progressé. Ces tendances se sont amplifiées lors des élections législatives où le vote des cadres et des professions intermédiaires des métropoles n’a pas permis de combler ces défections. Ainsi, si la structure de LFI présente des atouts lors des campagnes électorales, en permettant la construction d’une offre politique solide et de stratégies de communication efficaces, elle n’est pas forcément propice à l’implantation de l’action militante dans les territoires et à la construction de mouvements sociaux populaires.

Cela dit, LFI reste l’acteur privilégié d’une portion de l’électorat des classes populaires et cela grâce à son programme de rupture avec les politiques néolibérales, aux mesures de protection de l’État social et de planification économique et écologique. Ce positionnement peut bien évidemment évoluer en fonction de la situation politique et sociale. Nous avons déjà assisté au repli de Podemos en Espagne, un autre exemple de parti-mouvement qui, en prenant appui sur le mouvement de crise du 15-M (15 mai 2011), a représenté une tentative importante de construction d’un parti de masse anti-néolibéral à gauche du social-libéralisme. Podemos avait réussi à constituer une force d’appoint et de relégitimation de la social-démocratie espagnole ; son bilan est donc plus que décevant. Quelles leçons en tirer pour la France ? La participation d’Anticapitalistas dans la première phase du mouvement était-elle judicieuse ? L’échec de Podemos invalide-t-il cette démarche ? Pas forcément.

Les limites de LFI sont déjà connues. Comme pour Podemos, sa stratégie est essentiellement électoraliste, sa promesse de changement par les urnes, illusoire. Ce n’est pas cela qui doit intéresser la gauche radicale. Ce n’est pas l’aboutissement de la stratégie du parti réformiste qui est attendu mais ce qui se joue à la base. Ce sont les processus de politisation et de radicalisation, les expériences et les trajectoires militantes qui acquièrent de l’importance dans une période politique donnée. La possibilité de participer à ces processus reste donc à notre sens pertinente. L’extrême gauche dans l’État espagnol a très probablement eu raison de rentrer dans cette dynamique pour en sortir le moment venu.

En France, aujourd’hui, une grosse partie des militantEs de la gauche sociale et politique reste très sensible aux propositions réformistes et anti-néolibérales de LFI ce qui ouvre, pour les révolutionnaires, un énorme chantier dans le cadre duquel les politiques de front unique semblent être incontournables, l’alternative du sectarisme et de l’isolement étant de toute façon bien moins opératoire que l’option qui vise à peser sur la situation politique.

« L’Avenir en commun » : pas de vraie rupture avec le capitalisme mais un terrain propice pour l’élaboration d’un projet émancipateur

Outre le travail en direction des quartiers populaires, LFI a également réussi à rassembler une partie importante des intellectuels et des activistes de la gauche politique, associative et syndicale réunis autour du Parlement de l’Union populaire. En mai 2022, cette instance s’est élargie en rassemblant 500 membres qui constituent l’actuel Parlement de la Nupes. Outre les personnalités politiques des différentes organisations, on y retrouve des intellectuels marxistes comme les économistes Cédric Durand et Stefano Palombarini, le sociologue Razmig Keucheyan ou encore l’historienne Ludivine Bantigny. L’idée affichée est celle de produire de l’expertise et d’élaborer un programme capable de créer un lien entre les luttes sociales et les luttes écologiques.

Inscrit dans le socialisme républicain traditionnel et prônant une rupture avec le social-libéralisme et le productivisme, le programme de la Nupes est marqué par une volonté de négocier des solutions entre les différentes organisations de la gauche pour répondre à la crise sociale et écologique8. En déplaçant le curseur de la personnalité du leader au programme, le projet de la Nupes pourrait faire écho aux différentes revendications qui s’expriment actuellement sur le terrain des luttes.

Le programme de la Nupes ne cherche pas une dynamique de rupture avec le système capitaliste et l’État ; il ne remet pas non plus en cause la propriété privée. Il permet toutefois de questionner, ne serait-ce que ponctuellement, la logique capitaliste notamment en réaffirmant la création de pôles publics du médicament, de l’énergie, des transports, de la santé, ainsi que la volonté de relocalisation des productions et le droit de réquisition des entreprises d’intérêt général par l’État.

Tout en constituant une composante de la stratégie réformiste classique de l’accession au pouvoir, les formules sur la révolution citoyenne, présentes dans le programme pour l’élection présidentielle, ont disparu du texte commun. Cette suppression est significative car elle reflète aussi l’absence d’un projet alternatif clair. Quelle perspective de rupture avec le capitalisme néolibéral ? Quel projet d’émancipation peut-il émerger et être formulé par les militantEs proches de la Nupes ? Les perspectives autour d’un projet éco-communiste pourraient trouver un écho au sein de ces secteurs militants et ouvrir un espace pour un travail de construction d’une conscience politique radicale.

La Nupes peut-elle s’ouvrir aux mouvements sociaux et aux mobilisations syndicales ?

Dans une tribune publiée dans Libération, Cédric Durand et Razmig Keucheyan appellent à la création « d’une instance de liaison avec les mouvements sociaux afin de combiner le combat parlementaire avec les mobilisations menées sur le terrain9 ». Si le défi reste très important, cette articulation ne va pas de soi. La méfiance montrée par les syndicats n’ayant pas adhéré à la marche du 16 octobre, l’absence d’implantation locale et d’une forme de pérennisation de l’investissement militant de la Nupes en dehors des périodes électorales semblent pouvoir freiner la construction de mouvements populaires de masse. La Nupes se voit donc également poussée à rassembler des forces militantes et à contribuer à développer un mouvement de contestation large dont les instances peuvent être représentées par ses éluEs. La marche du 16 octobre contre la vie chère et l’inaction climatique semble aller dans ce sens. Ces actions sont toutefois en même temps freinées par la stratégie électoraliste adoptée jusque-là par La France insoumise. Les effectifs de LFI sont en effet instables et s’intensifient en période d’élection. L’absence de formation et parfois d’activités militantes tout court en dehors des échéances électorales limite grandement les possibilités d’action de ces équipes, pourtant politisées et dotées en capital culturel. Si certains cadres militants communs ont été bâtis au cours de la campagne pour les législatives, il semble parfois difficile de les pérenniser en raison d’une structuration qui reste globalement pyramidale et anti-démocratique. La vie militante et la construction de nouveaux espaces de coopération et d’action collective demandent en effet une structure décentralisée où les militants puissent s’emparer des outils du parti, les adapter aux expériences vécues et les utiliser pour décliner la politique nationale à l’échelle locale. Si LFI s’appuie avant tout sur les populations urbaines et essaie d’interpeller et d’établir une relation avec les classes populaires, elle n’arrive pas, sauf dans des cas isolés, à faire émerger des figures et des modèles organisationnels issus des classes populaires qui leur permettraient de s’emparer du mouvement et de participer activement à le construire. Les travaux portant sur le mouvement des droits civiques aux États-Unis ont pourtant montré la capacité des secteurs populaires à construire des outils de lutte efficaces et à s’organiser d’une façon autonome par rapport aux organisations des classes moyennes. On constate en outre que le développement du mouvement des droits civique dans les années 1950 ne peut pas s’expliquer uniquement par la croissance des ressources des militantEs et qu’il est avant tout lié à l’émergence d’un contexte politique favorable. Sans tomber dans des modèles mécanistes, la présence de la Nupes dans les institutions pourrait être à l’origine d’une mutation de la « structure des opportunités politiques » et favoriser le développement de nouveaux mouvements sociaux10. Toutefois, les événements rapides qui se produisent sur le terrain des mobilisations, tant autour des salaires que sur les questions écologiques, donnent à voir une discordance entre les temps des mouvements sociaux et ceux de la politique institutionnelle. Les groupes d’activistes écologistes engagés dans des actions de blocage et d’occupation manifestent une certaine impatience voire une radicalité que la Nupes semble avoir du mal à incarner.

Mais ce qui constitue une faiblesse militante de la LFI et de la Nupes peut se traduire par une opportunité pour les acteurs de la gauche radicale et stimuler la nécessité de se doter de nouveaux outils organisationnels. Si les équipes militantes de LFI se sont montrées ouvertes à la collaboration avec les militants du NPA, il est toutefois compliqué de dépasser l’étape de la proposition pour avancer vers des prises de décision concrètes surtout quand l’initiative n’émane pas du centre mais vient de la périphérie. Le NPA a déjà investi et contribué à créer des espaces et des actions communes, à la fois au niveau national et local. Il devra continuer à travailler en ce sens en essayant de devenir audible bien au-delà de ses rangs, de participer activement aux processus politiques de recomposition de la gauche tout en gardant son indépendance stratégique et le cap d’une démarche révolutionnaire de transformation de la société.

La crise potentielle du pouvoir de la macronie

Macron va continuer à exercer un pouvoir autoritaire et répressif. La répression policière qui s’est récemment abattue sur les opposants au projet des mégabassines dans les Deux-Sèvres est représentative du modus operandi de la macronie. Le gouvernement est en outre prêt à s’appuyer sur la droite et l’extrême droite pour faire passer ses réformes antisociales. Il doit toutefois faire face à une opposition parlementaire tenace qui peut prendre appui sur les mobilisations sociales et syndicales dans un contexte marqué par la hausse des prix et la crise énergétique et climatique dont l’ampleur est amplifiée par la guerre en Ukraine et les conflits inter-impérialistes.

La Nupes pourrait jouer un rôle dans la déstabilisation du pouvoir en place en permettant donc de donner confiance à notre camp social et de le mettre en mouvement. Dans ce cadre, l’objectif de la gauche radicale devrait être celui de continuer à travailler pour que la colère et l’indignation des exploitéEs et des oppriméEs trouvent un espace d’expression et des moyens efficaces pour organiser l’action collective. Il est indispensable de favoriser le développement de phénomènes révolutionnaires en sachant que ceux-ci sont liés à un double processus impliquant une impossibilité pour ceux et celles d’en bas d’accepter l’état de domination, mais aussi pour ceux d’en haut de continuer à l’exercer comme avant. La crise politique est donc un élément décisif qui peut fonctionner à la fois comme déclencheur et comme opportunité pour le développement d’un mouvement d’émancipation de masse capable de se confronter à l’appareil d’État.

  • 1. Entretien avec Franck Gaudichaud, « France : une gauche radicale contre la montée du fascisme », Contretemps, août 2022. https://www.contretemps…
  • 2. Penissat E. (2022), « France insoumise : vers la construction d’un mouvement politique populaire ? » Contretemps, août 2022. https://www.contretemps…
  • 3. Escalona P. (2021), « Les partis politiques : détestés mais incontournables », Mediapart, 1er décembre 2021. https://www.mediapart.fr…
  • 4. Lefebvre R. (2022). « Que sont devenus les partis-mouvements : La France insoumise et La République en marche depuis 2017 ». Esprit, -F, 167-178. https://doi-org.ressourc…
  • 5. Ion J. (1997), La fin des militants ?, Paris, Éditions de l’Atelier.
  • 6. op. cit. Etienne Penissat (2022).
  • 7. Larrache A. (2022), « L’avènement d’une nouvelle gauche », revue L’Anticapitaliste n°135, mai 2022. https://lanticapitaliste…
  • 8. Patrick Le Moal, « De l’Avenir en Commun au programme de la NUPES, quelles évolutions ? » contribution du 29 mai 2022.
  • 9. https://www.liberation.f…
  • 10. Tilly C. et Tarrow S. (2008), Politique(s) du conflit, De la grève à la révolution, Paris, Les Presses de SciencePo.