Publié le Mardi 26 avril 2022 à 09h56.

Refonder la démocratie ici et maintenant

Le premier tour de l’élection présidentielle s’est achevé. Une sensation de déjà-vu se mêle à l’indignation et à l’impuissance de ceux et celles qui croyaient pouvoir éviter une réédition du duel Macron-Le Pen.

Détachée de la réalité et indifférente aux aspirations d’une grande partie de la population, la machine électorale de la Ve République continue inexorablement à fonctionner. Mais son niveau d’essoufflement est tel que l’appareil n’arrive même plus à simuler un espace public de débat. Censé faire pression sur la sphère des décisions, celui-ci devrait permettre le déploiement des arguments contradictoires sur les thèmes d’intérêt général afin de mener à la construction de solutions communes. Cet idéal normatif, au fondement de la démocratie représentative bourgeoise, n’a en réalité jamais garanti un fonctionnement démocratique du système politique. Dans l’histoire, les publics bourgeois se sont exprimés sans vraiment se soucier des besoins et des demandes des publics subalternes, ceux des femmes, des ouvriers, des immigrés, des précaires, des jeunes paupérisés, des habitants des quartiers populaires1. Ceux-ci ont donc dû lutter et se doter de leurs propres espaces et moyens d’expression politique. L’archétype de la sphère publique bourgeoise sert donc une logique de la domination sociale.

 

Une campagne médiatique antidémocratique

Celle-ci se manifeste à plusieurs niveaux. Le débat public de la présidentielle est tout d’abord façonné par une économie politique des médias qui contribue à construire et renforcer une représentation hégémonique de la société et à préserver les intérêts dominants. Cela se reflète sur le traitement journalistique de la parole politique qui creuse une frontière entre ce qui est jugé comme étant légitime, audible et allant de soi, et ce qui est considéré comme minoritaire, utopique ou décalé.

Cela complique la tâche des « petits partis » où le terme « petit » traduit un traitement spécifique qui vise à écarter leur offre de l’horizon politique de la faisabilité. Le débat télévisé a en outre totalement écarté la question de l’urgence écologique de la campagne électorale du premier tour en réaffirmant le grand écart qui sépare les segments politisés de la population et le dispositif médiatique mainstream. Court-circuiter ce fonctionnement hégémonique n’est pas simple. Certes, en fin de course, l’obligation d’une équité dans la distribution du temps de parole entre tous les candidats bouscule les régimes de la visibilité médiatique.

 

Bousculer le jeu

C’est précisément de cette opportunité que la candidature de Philippe Poutou a souhaité se saisir en faisant irruption sur une scène où nous n’étions pas vraiment invités ni attendus. Prendre la parole en tant qu’ouvrier licencié du secteur de l’automobile ayant lutté pendant des longues années contre la fermeture de son usine est déjà en soi une forme de subversion. Cela a comme effet celui de produire une dissonance : soudain, la politique n’est plus quelque chose qui est réservée à une élite mais devient une activité courante qui peut être accomplie par n’importe quel citoyen. La connaissance des lieux de travail, le vécu du chômage, la colère, l’indignation, entrent dans l’espace du débat, se transforment en un matériau politique pouvant nourrir une autre forme de légitimité, la légitimité de celles et ceux qui produisent les richesses et qui s’autorisent à décider de leur redistribution et finalité.

Nos prises de parole s’articulent en effet à des demandes réelles venant des secteurs mobilisés sur les lieux du travail, de la lutte contre les oppressions, de l’écologie politique, de la défense des services publics, des expériences et des aspirations démocratiques et auto-gestionnaires.

La jeunesse politisée et précarisée a participé avec enthousiasme à nos meetings tout en se décidant majoritairement pour un vote dit « utile » en faveur de l’Union populaire.

 

Comment continuer ?

La question qui se pose dans l’immédiat est celle de faire perdurer ce moment de politisation, d’en profiter pour bâtir de nouveaux outils pour s’exprimer, agir, communiquer, s’organiser. On ne peut pas attendre que l’arène s’ouvre tous les cinq ans. Il faut qu’on se pose sérieusement la question de la participation, de la communication et de la démocratie. Il faut se doter d’ores et déjà d’instances démocratiques, de contrepouvoirs qui s’appuient sur l’expérience et le vécu des gens, sur l’expertise militante et citoyenne, sur la participation de ceux et celles d’en bas à la prise de décision, sur l’organisation et la planification de l’économie pour répondre aux besoins vitaux des collectivités et non plus à la course effrénée au profit.

L’occupation de quelques universités reflète les inquiétudes d’une partie de la jeunesse précarisée à l’absence insoutenable de démocratie. Cet élan s’inscrit désormais dans une longue vague de protestations, réfractaires à se ranger dans les urnes, qui doit contribuer à tracer le sillon d’une nouvelle société.

Le potentiel de transformation et de rébellion des mobilisations récentes se fonde alors peut-être sur la réalisation de cet idéal radical d’espace public et de démocratie. Les mouvements oppositionnels sont capables d’élaborer une critique solide de l’ordre économique, de ses conséquences sur le désastre écologique et climatique ainsi que sur les insuffisances des logiques partidaires et de la démocratie représentative pour faire face à ces défis.

Dans la conjoncture actuelle, l’appel d’air qui a constitué le vote pour Mélenchon et pour son programme peut vite retomber en provoquant une grande désillusion auprès de la jeunesse, des secteurs organisés et de certaines couches populaires.

Il est donc urgent d’agir pour bâtir un front de lutte antifasciste, pour que ces aspirations démocratiques s’organisent, prennent forme et s’expriment en créant des liens entre les différents combats et en construisant une force collective unitaire capable de transformer la société.

  • 1. Nous faisons ici référence à a critique de la théorie habermassienne de l’espace public élaborée par Oskar Negt dans L’espace public oppositionnel, Payot, Paris, 2007.