Publié le Vendredi 6 mai 2011 à 17h55.

«L’image ne peut pas arrêter le doute» (Libération du 5 mai)

Interview : le sociologue Philippe Corcuff dissèque les théories du complot :

Maître de conférences à l’IEP de Lyon mais aussi militant politique (aujourd’hui au NPA), Philippe Corcuff s’est parfois confronté à des publics séduits par des théories du complot. Sociologue, il a mené des recherches afin de les réfuter au mieux.

Les discours complotistes se ressemblent-ils ?

Il faut distinguer les complots, bel et bien observables, des théories du complot, erronées. Une théorie du complot consiste en une vision systématique faisant de la manipulation consciente et cachée le facteur principal d’un événement. Elle se présente comme une trame narrative à effets explicatifs. On peut trouver des analogies dans une diversité de récits conspirationnistes, des fictions (James Bond, X-Files) ou des faits (11 septembre 2001, grippe H1N1, mort de Ben Laden, etc.). Ce sont des façons stéréotypées de lier des personnages, des événements et des faits dans une histoire. Ce ne sont pas «les faits bruts» qui parlent d’eux-mêmes, mais la mise en récit qui tend à suggérer automatiquement une certaine explication de ce qui s’est passé. Il y a plusieurs fils dans les récits conspirationnistes : le fil d’une intentionnalité toute-puissante faisant de la réalité historique le simple résultat du déploiement des intentions conscientes de quelques puissants, le fil du caché avec son pouvoir d’attrait sulfureux, qui tend à dévaluer toute vérité publique en «vérité officielle» douteuse, ou le fil essentialiste, les comploteurs supposés, personnes ou groupes (juifs, communistes, Américains, musulmans, etc.), se présentant comme des essences malfaisantes.

Quels liens entretiennent l’idée de preuve par l’image et le complot ?

Dans nombre de versions contemporaines, notamment sur Internet, le complot visé n’est pas vraiment déployé, il est suggéré. Ce qui apparaît tout-puissant, c’est le doute vis-à-vis de la vérité officielle, qui laisse simplement entendre que… Les images constituent tout à la fois une ressource et un réceptacle d’une logique illimitée de doute. Quand il n’y a pas d’image, c’est un facteur d’activation du doute. Quand il y a des images, elles sont soupçonnées d’être truquées. Mais l’image ne peut pas arrêter le caractère autodévorant du doute conspirationniste.

Comment réfuter ces théories ?

Ce n’est pas simple. Car il y a une forte circularité dans les théories du complot : chaque réfutation est souvent lue de manière paranoïaque comme une preuve supplémentaire du complot. Dans cette perspective, si je critique telle ou telle théorie du complot, soit je suis un idiot, soit je suis un vendu. Par ailleurs, le doute, dont se réclament les complotistes, constitue bien un axe de la culture philosophique et scientifique moderne comme de la nécessaire critique sociale. Il s’agirait alors de récuser le doute illimité, dans un rapport plus contrôlé au doute, en refusant d’en faire un nouvel absolu remplaçant les certitudes d’antan. Le débat démocratique aurait besoin de cultiver quelque chose comme une perplexité raisonnée, qui arme la critique tout en évitant certains délires.

Par SYLVAIN BOURMEAU.