Devenus en quelques dizaines d’années un outil central dans l’arsenal du journalisme politique et du débat politicien, les sondages ne posent pas seulement des questions (techniques) de méthodologie mais doivent faire l’objet d’une critique politique. Nécessaire, la critique des sondages d’opinion ne peut pas avoir pour seule cible les sommes astronomiques que l’Élysée (et les partis, y compris de gauche) consacrent chaque année à la commande de sondages. De même, il ne nous suffit pas d’affirmer notre (saine) indifférence aux sondages d’opinion ou d’invoquer leur faible capacité de prévision électorale. Faire la critique politique des sondages c’est mettre en évidence (et en cause) la fonction qu’ils remplissent dans le jeu politique et médiatique actuel. En effet, les sondages ne sont pas seulement inutiles ou peu fiables. Ils constituent une véritable technique de domination politique qui impose subrepticement une certaine définition de la politique en substituant l’instantanéité et l’apparente impartialité du chiffre au débat politique durant lequel se manifestent des clivages et se forgent les opinions. La politique n’est alors plus conçue comme travail militant visant à populariser et lutter pour un projet de société, mais comme la recherche de formules ou de slogans qui vont coller aux « attentes des Français » (telles qu’elles sont mesurées par les sondages). La soumission aux sondages d’opinion implique ce type d’opportunisme, et l’on a ainsi vu le PS dépenser en juillet 2009 pas moins de 100000 euros pour s’offrir un grand sondage sur « les attentes des citoyens », présenté comme « une parfaite photographie de la société »et dans le but de « refonder le projet socialiste ». Mais les sondages favorisent également une perception individualiste de la société, celle-ci étant réduite à l’ensemble des individus isolés qui la composent. Une telle conception fait abstraction de la situation concrète dans laquelle vivent ces individus puisqu’on les sépare ainsi de leur existence collective, c’est-à-dire des liens tissés quotidiennement – au travail, sur leur lieu d’habitation, dans leur famille – avec tous ceux qui partagent une même condition sociale. Or, la politique n’est réductible ni au scrutin à bulletin secret, ni encore moins aux réponses, formulées par téléphone, d’un millier d’individus atomisés à des questions préfabriquées. Les sondages d’opinion produisent en outre des effets directs : De justification, lorsqu’il s’agit d’entériner l’action du gouvernement. Pensons aux sondages demandant aux enquêtés s’ils sont pour la « modernisation » des services publics, la question imposant la réponse dans la mesure où personne n’est pour des services publics archaïques. D’imposition, lorsqu’il importe de faire parler « les Français » de ce dont veulent parler les politiciens (identité nationale, burqa, dette publique, etc.), et donc de faire exister telle ou telle « opinion publique » sur tel ou tel « problème social ». Enfin, les sondages d’opinion autorisent ceux qui s’en proclament les spécialistes à tenir un discours en surplomb – au nom de l’objectivité prétendue des sondages – sur les désirs de la population, les choix des organisations syndicales ou politiques, etc. Cette légitimité des sondeurs et commentateurs à parler « au nom de », légitimité dont personne n’est juge sinon les propriétaires des médias dominants, n’est que l’autre nom d’une dépossession politique. Ils permettent en effet à la classe dirigeante – via les grands médias dont l’indépendance, dans la société capitaliste, n’est qu’un mot d’esprit – de dicter en bonne partie l’ordre du jour politique. Léo Carvalho