La salle de la Bellevilloise était comble, le 24 juin, pour notre discussion avec divers acteurEs de la séquence politique qui venait de se clore. Un débat qui a été le théâtre d’une discussion avec Aurélie Trouvé, fraîchement élue députée, que nous proposons de prolonger ici
Aurélie Trouvé a proposé une stratégie politique globale, appuyée non sur une seule ligne programmatique concrète, mais également sur des apports théoriques qu’il nous faut resituer. S’interroger sur cette proposition demeure, et c’est l’une des spécificités de la « gazeuse » FI, limité en ce que tout positionnement y demeure individuel et jamais représentatif d’une ligne « générale », effacée derrière des figures plus ou moins hétérogènes. Les propositions d’Aurélie Trouvé se trouvent articulées en une synthèse, Le bloc-arc-en-ciel (2021), qui propose une analyse de la situation et une stratégie afférente, appuyée sur le modèle étatsunien de la Rainbow Coalition. Lors du meeting de la Bellevilloise, ce n’est pas par la référence à ce texte qu’Aurélie Trouvé a défendu sa méthode, mais à travers le recours à un marxiste, Erik Olin Wright.
Le terme marxiste, pour nous indissociable de la tradition révolutionnaire, ne doit pas nous induire en erreur. Aurélie Trouvé, s’appuyant sur Olin Wright, affirma ainsi que la stratégie de la Nupes n’était en aucun cas limitée à une position électorale et constitutive du projet de « révolution citoyenne » grâce à la jonction des démarches de fuite (de contre-lieux par exemple), de résistance (par les luttes syndicales) et d’écrasement du capitalisme (par la prise de pouvoir politique) : ici, il s’agirait de dire que si la Nupes n’assume pas la vocation révolutionnaire, ce serait parce qu’elle contribue à la coordonner et assumerait de n’être qu’une pierre de l’édifice. Sa proposition viendrait donc répondre aux limites que nous pointons du doigt dans l’entreprise de LFI/UP.
Cette réponse est en réalité ce qui justifie que nous ne nous reconnaissions pas dans la démarche de LFI, vers laquelle il faut reconnaître qu’une part indécise de notre camp tend à se polariser. Ainsi, il faut d’abord rappeler l’émergence même de la proposition : c’est une réponse, précisément dirigée pour justifier le positionnement réformiste de LFI et de la « révolution citoyenne » qu’elle promet contre l’incitation de Philippe Poutou à envisager une révolution communiste. L’ambiguïté de LFI sur la question de la révolution doit nous interpeller car elle est aussi ce qui entretient les illusions de notre classe sur le potentiel de leur démarche. Il faut donc exposer le caractère idéologique et intégré aux positions de classe petite-bourgeoise d’Olin Wright de ces propositions pour réaffirmer notre position de rupture avec le système et ses institutions.
Le marxisme analytique comme adversaire théorique
Olin Wright est un sociologue marxiste dont l’œuvre s’est constituée en opposition avec notre tradition d’élaboration du marxisme. Le « marxisme analytique » émerge autour de philosophes, économistes et sociologues anglo-saxons dans les années 1980, avec l’ambition, suivant sa caractéristique « analytique », de clarifier les concepts marxistes. Le nom de code officieux du groupe était « No Bullshit Marxism Group », qui désignait dans ce contexte l’insistance sur la clarté et la rigueur de l’argumentation, et le refus de tout effet rhétorique pour imposer un point de vue.
Le bullshit en question, quel est-il ? Premièrement, la valeur travail (au fondement du Capital) ; deuxièmement, la téléologie du matérialisme historique ou plus concrètement, l’idée selon laquelle le capitalisme porte ses contradictions à tel point qu’il annonce sa propre destruction ; enfin, la confusion de la démarche politique et scientifique dans le marxisme. Cette position a incité Olin Wright et ses collègues à se montrer discrets voire absents de la lutte politique – ce qui ne peut être un signe de crédibilité.
Ce fondement est à l’opposé de notre construction théorique : nous sommes convaincuEs du lien indissoluble du marxisme et de l’action politique ; convaincuEs également du caractère auto-destructeur du capitalisme quelle que soit sa « résilience », au sens où il sape ses propres conditions de perpétuation et se rend par des nécessités internes à celle-ci insupportable ; convaincuEs enfin de l’importance de la théorie de la valeur, selon laquelle c’est le travail qui fonde la valeur des produits – dont on peut certes discuter la pertinence analytique au niveau économique, mais qui demeure au cœur de notre compréhension des pratiques sociales et humaines qui fondent les activités en commun, lesquelles sont précisément le lieu du communisme.
Olin Wright conteste le concept d’« aliénation » par son fondement : il s’agirait d’un concept vague, ne reposant pas sur une analyse rigoureuse du capitalisme. Il s’inscrit dans la lignée du marxisme anti-humaniste althussérien, qui s’oppose à cette perspective incarnée. De fait, l’aliénation est pourtant le lieu de la part « subjective » qui permet d’établir par la révolte qu’elle suscite l’engagement révolutionnaire et la conscience de classe. Cette part ôtée, il faudrait imaginer un capitalisme capable de lutter contre lui-même par l’analyse de l’exploitation, laquelle repose sur la compréhension précise du fonctionnement du capitalisme. Pour Olin Wright et les analytiques, il suffirait d’analyser le capitalisme avec la plus grande rigueur et une bonne intention pour justifier son abolition : ni l’analyse de l’idéologie, ni celles de l’aliénation ou de la lutte des classes ne sont nécessaires. Le marxisme pourrait être une science sans conscience (de classe).
Une histoire de préférences ?
Il semble donc difficile d’imaginer une action politique qui permette de renverser le capitalisme, sinon mue par l’intérêt. La notion d’« intérêt », quoique suspecte, est en réalité un fondement orthodoxe du marxisme : les prolétaires sont la classe révolutionnaire en raison même de leur intérêt d’après le Manifeste. Cette proposition n’implique toutefois pas de s’appuyer sur la détermination objective des positions de classe. En effet, pour Olin Wright, l’intérêt ne peut à lui seul être une justification suffisante de l’abolition du capitalisme, quoiqu’il exploite ceux qui n’en bénéficient pas et n’ont donc pas « intérêt » à sa poursuite. Olin Wright ne peut reconnaître que l’intérêt, mais en héritier somme toute des classiques, il ne peut faire de l’intérêt le moteur à la fois du capitalisme et de son abolition. Il faudrait substituer à cet « intérêt », qui de fait justifie la préséance des exploitéEs, les « valeurs », qui plus est démocratiques, qui justifient entre autres l’engagement d’Olin Wright lui-même en dépit de ses revenus : en somme, il substitue, à l’aliénation subie par les exploités, la proposition de « valeurs » qui seraient « préférées » à l’exploitation malgré l’intérêt, contournant l’appareil marxiste de construction de la conscience de classe. Il se situe ici dans le cadre d’une riche tradition philosophique anglo-saxonne, qui tend à penser les ressorts de l’action volontaire à partir des « valeurs » qui la déterminent. Ici, il s’agirait de penser ces « valeurs » par le « choix » libre : on retrouve dès lors, en lieu et place de la théorie marxiste de l’aliénation, les principes libéraux d’une autodétermination.
C’est dans et par cette perspective que les derniers travaux d’Olin Wright ont opéré une traduction pratique de ces propositions : dans Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle (2020), il propose d’« éroder » le capitalisme. Cette érosion est dès lors une stratégie réformiste. Il s’agit de progressivement défaire les effets pernicieux et l’hégémonie du capitalisme. Pour Olin Wright, il faut affirmer que le capitalisme est en réalité un « écosystème » qui intègre de nombreuses poches d’activités non-
capitalistes : selon lui, l’économie sociale et solidaire ou même les productions de l’État ne peuvent être assimilées au capitalisme. Les stratégies de lutte contre le capitalisme présentées sont les suivantes : l’écraser (par la voie révolutionnaire), le démanteler (notamment sur le modèle des pays d’Europe du Nord), le domestiquer (par la voie sociale-démocrate), le fuir (des phalanstères aux zadistes), y résister (par l’action syndicale). Pour Olin Wright, « écraser » le capitalisme n’est pas probable, et de fait il fait de l’URSS le modèle d’une combinaison de l’« écrasement » révolutionnaire, mené par l’État selon lui, et de la résistance syndicale dans une moindre mesure, pour finalement souligner que celle-ci n’a pas abouti. Cette lecture de la révolution d’Octobre fait l’économie de la prise en compte de ses revirements pour en conclure à l’inefficacité du modèle communiste en général : une lecture qui ne vient pas traditionnellement de notre camp… Dès lors, il faudrait coordonner ces initiatives avec un bouleversement politique et économique afin de maîtriser et de renverser le rapport de forces vis-à-vis du marché. Plutôt que d’être tributaires du marché pour mener nos activités, il faudrait rendre le marché tributaire de nos activités.
Le marxisme analytique comme ressource stratégique
Construire un dialogue avec le marxisme analytique, ce n’est pas seulement le réfuter en bloc : s’il faut être vigilant et penser ensemble les postulats stratégiques et les analyses proposées, il demeure essentiel de ne pas agir de façon irrationnelle et de simplement disqualifier l’intelligence de l’analyse par la posture de l’interlocuteur. Ici, Olin Wright, tout comme le marxisme analytique, doit être réfuté pour son opposition à l’idée d’aliénation d’une part, et pour l’économicisme de son analyse de l’autre.
L’économicisme des analytiques demeure néanmoins un vivier d’analyse et de positions du problème que nous devons prendre en compte. Le classique d’Olin Wright, Understanding Class (2015), se propose ainsi d’examiner de façon critique le concept de « classe », et d’en discuter les conceptualisations en dialogue avec ses collègues économistes et sociologues. À partir de son opus magnum, Utopies réelles (2010), nous pouvons dresser une vision globale des enjeux principaux dont nous devrions nous nourrir :
1) L’enjeu de la prolétarisation : la constitution de « notre classe » ou de « notre camp » apparaît comme un enjeu qu’il faut sans cesse remettre à l’ouvrage. La thèse marxienne de la prolétarisation est celle qui veut que l’extension du capitalisme implique un accroissement de l’implication dans le capitalisme et donc un accroissement du prolétariat : cette dynamique est valide. Toutefois, c’est sur le plan de la conscience de soi de la classe que le bât blesse. Arguer de l’opposition entre le « prolétaire » au sens large qui vit de sa force de travail et le capitaliste qui ne dépendrait pas de celle-ci pour réaffirmer l’unité des travailleurs est un mot d’ordre qui peut avoir sa pertinence, mais qui ne doit pas nous masquer ce fait essentiel : comme l’écrit Olin Wright, si ces positions de base sont fondées par les rapports capitalistes, il n’empêche qu’il existe des « positions de classe contradictoires », en particulier celles de cadres, de manageurs ou encore de techniciens hautement qualifiés – ils entretiennent ainsi des « propriétés relationnelles » qui les attachent au capitaliste et au travailleur. Ces positions contradictoires représentent la moitié des travailleurs des pays européens : il nous faut donc nous interroger sur les vecteurs de politisation et de « retournement » de ces contradictions. De fait, la sociologie de nos partis, souvent ancrée dans ces postures contradictoires et/ou compliquée par une appartenance aux structures d’État, doit être un des leviers stratégiques pour agir dans les foyers d’agitation qui ne sont pas les nôtres et pour mieux conduire notre propre stratégie révolutionnaire. Comment faut-il prendre en compte ces « positions de classe » pour pouvoir effectivement politiser leur rapport de base ?
2) L’enjeu de la capacité collective de classe : la démultiplication des luttes sectorielles qu’il est difficile de rattacher les unes aux autres en témoigne. La précarisation et l’extension de la classe ouvrière n’ont fait que différencier les conditions et les modes de vie. Penser le mouvement ouvrier à partir des cités ouvrières ne peut en aucun cas correspondre à l’atomisation de nos sociétés contemporaines. Si la solution anarchisante autour des lieux de fuite du capitalisme peut enseigner diverses leçons, il faudrait d’abord en retenir celle-ci : l’expérience concrète et quotidienne de la lutte est désormais un enjeu de « création » de lieux, et non plus d’investissement des lieux existants.
3) La reprise au politiste Adam Przeworski de la notion de « creux transitionnel » : Przeworski souligne que la révolution à laquelle nous appelons par nos actions ne peut correspondre à une amélioration immédiate des conditions de vie de la population médiane. Par conséquent, l’ensemble des mots d’ordre sur la situation actuelle d’un point de vue économique – non du rapport au travail ou des discriminations – est dangereux car certainement fallacieux. Dans le contexte de lutte contre l’inflation, nous devons en être au moins conscientEs au moment d’élaborer notre stratégie : l’inflation qui succéderait à une prise de pouvoir révolutionnaire serait presque inévitable d’après les prévisions des marxistes analytiques. Ou bien, donc, nous les réfutons, ou bien nous prenons en compte cette donnée. Plus encore, cela doit nous amener à nous saisir de la situation actuelle pour ne pas seulement « amplifier nos colères », mais aussi développer un discours sur l’inflation capable de nous armer dans un futur révolutionnaire.
Les impasses stratégiques de ces traditions : une « combinatoire » réformiste
Les problèmes soulevés sont donc sérieux : maintenir au nom de notre assurance en l’insuffisance des démarches réformistes notre stratégie révolutionnaire impliquera donc de pouvoir répondre aux écueils qui nous sont opposés. Il nous faut développer une stratégie de réponse à cet engouement réformiste qui se saisit d’une part croissante de nos sympathisants. La stratégie d’exposition qui est la nôtre, par un dialogue « ouvert » qui ne dissimule pas nos différends, doit donc avoir la clarté et la vigueur d’Aurélie Trouvé lors du meeting de la Bellevilloise.
Quand elle se propose de « combiner » les stratégies pour parvenir à l’objectif, elle oublie ceci : sa perspective ne se présente que comme un renouvellement de l’optique réformiste, à partir de la distinction entre une action venant de l’État et une action venant de la société civile. Cette distinction appartient à la conceptualité bourgeoise que le communisme vise à renverser : la société civile ou l’État ne sont que deux produits de la machine bourgeoise à créer des abstractions et des fétiches qui justifient le capitalisme. La notion même de révolution « citoyenne », arguant du terme de « citoyen », est le symbole de la politique de la Révolution française critiquée et analysée par Marx notamment dans Sur la question juive, et cela doit nous alerter sur la reproduction de la vision libérale et bourgeoise de la révolution, dont il faudrait préciser la façon dont LFI prétend la rejouer en opérant une forme d’inclusion dissolvante du projet socialiste.
Notre stratégie est en rupture avec ce réformisme qui habille de radicalité les vêtements usés du président Robespierre : le front unique, c’est se soucier du niveau de conscience de classe des oppriméEs et tenter de participer à l’élever et à l’extirper de toute passivité et de sa résignation. Il ne s’agit pas d’éroder le capitalisme en étant sur tous les fronts, mais d’éroder la morgue et l’aliénation en animant tous les fronts en vue de la lutte révolutionnaire. Cette animation a un organe et une école : le parti. Le parti vient non pas agréger des tendances ou des entreprises, mais les condenser et les diriger. C’est dès lors également notre tâche : œuvrer à construire nos militantismes et à être à l’avant-garde de notre classe ; œuvrer à construire un parti capable d’organiser cette formation serrée – sans prêter le flanc à des divisions permanentes et stériles qui sont le danger dont notre tradition se sait assaillie.
Dès lors, les actions dans lesquelles nous montrons notre ténacité, aussi bien que le rappel franc de Philippe Poutou, distinguant nettement leur contentement de notre détermination à abolir la propriété privée et l’État, pousse la stratégie des réformistes à se découvrir en tant que telle, toute phraséologie ou pseudo-dépassement mis à nu. Ainsi, si Aurélie Trouvé pouvait se féliciter d’avoir vu des socialistes condamner les réformes social-libérales qu’ils avaient instituées, nous pouvons nous féliciter d’enjoindre sans relâche les réformistes, et au-delà porter les revendications de notre camp social, à revenir à des mots d’ordre véritablement anticapitalistes et authentiquement communistes sans plus nourrir d’illusion sur le capitalo-parlementarisme, fût-il incarné par Jean-Luc Mélenchon. « C’est justement dans l’action que les grandes masses doivent se convaincre que nous luttons mieux que d’autres, que nous voyons plus clair, que nous sommes plus courageux et plus décidés. Nous rapprochons ainsi l’heure du front unique révolutionnaire, sous la direction indiscutée des communistes », écrivait Trotsky en mars 1922.