Propos recueillis par Yann Cézard
Entretien avec Pierre Dardot et Christian Laval
Vous avez publié en 2009, ensemble, La Nouvelle raison du monde, essai sur la société néolibérale. Pourquoi, trois ans après, « revenir » à Marx ?
Nous ne « revenons » pas à Marx, nous en sommes de toute manière les héritiers et, à notre manière, nous ne nous en sommes jamais éloignés. Mais nous ne voulons pas être, comme certains, des défenseurs de l’orthodoxie qui, sous prétexte d’un « retour » à Marx, ont entrepris d’ignorer délibérément tout ce qui s’est pensé depuis cinquante ans en France et dans le monde. Rien ne serait pire que de vouloir refermer le marxisme sur lui-même. C’est la garantie d’une momification sectaire et d’une stérilité dans l’auto-ressassement dont le mouvement ouvrier a déjà fait suffisamment les frais. Ce repli mortifère n’est d’ailleurs pas sans lien avec diverses formes de nostalgie pour la « belle époque » stalinienne et/ou maoïste, au temps du « socialisme réel ».
Depuis que nous avons créé notre groupe d’études Question Marx (en 2004), nous n’avons jamais abandonné la réflexion sur Marx ni dévié de notre orientation critique à l’égard de la tradition marxiste. Notre démarche a pour ambition de contribuer au renouveau de la pensée critique, ce qui suppose deux conditions complémentaires : mettre en évidence la nature et l’ampleur de la logique néolibérale qui « travaille » la société et transforme la subjectivité, et montrer ce qui, dans le marxisme même, empêche de considérer dans toutes ses dimensions les transformations du capitalisme et, en conséquence, de frayer une voie pour sortir du capitalisme.
Vous soulignez souvent que Marx cherchait à rompre avec un certain mysticisme, qui faisait du communisme une utopie, une idée brillant hors de l’histoire. Mais l’idée de Marx selon laquelle le communisme devrait être plutôt compris comme « un mouvement de la réalité elle-même », à partir de la dynamique contradictoire du capitalisme lui-même, ne vous satisfait pas non plus. Et vous écrivez : « Si le marxisme peut se définir comme la théorie du développement historique qui devait conduire au communisme, il est très certainement derrière nous. » Pourquoi ?
Il suffit d’ouvrir les yeux. La crise généralisée du capitalisme néolibéral débouche-t-elle sur le communisme ou génère-t-elle d’elle-même les conditions de son propre dépassement ? Le marxisme, comme toute doctrine, correspond à une certaine phase historique et, de ce point de vue, les marxistes feraient bien d’appliquer au marxisme le style de critique que Marx pratiquait si bien. La théorie du développement contradictoire du capitalisme a un sens fort chez Marx. Il ne veut pas dire seulement que le capitalisme engendre régulièrement des crises, des guerres, des révolutions. Il comprend le mouvement historique comme une gestation de formes sociales « supérieures » telle que le communisme va « sortir » du capitalisme, que celui-ci crée les conditions à la fois de son fonctionnement et de son dépassement. Marx n’a pas inventé cette croyance, il l’a trouvé dans les philosophies de l’histoire de la première moitié du 19e siècle. Le marxisme en a fait une vérité révélée, qui a été le support de la foi des militants. Tout ceci est fini, cette croyance est morte, en dépit du mythe toujours renaissant de « l’effondrement » du capitalisme. Il s’agit désormais de penser les luttes pour un monde postcapitaliste en dehors de cette pseudo-nécessité historique aux accents naturalistes.
Que reste-il alors, de pertinent, de stimulant, pour vous, du marxisme ?
Il faudrait distinguer Marx du marxisme, ce qui ne veut pas dire que le marxisme n’a rien à voir avec Marx, comme par exemple Rubel le pensait. Disons d’abord qu’une analyse sérieuse de la crise ne peut faire l’économie d’une lecture du Capital, comme le montrent entre autres aujourd’hui les analyses de François Chesnais sur la dynamique du « capital fictif » dans le capitalisme financier. Plus généralement, le mouvement même du capitalisme donne à la description de la valorisation du capital comme auto-développement sans limites toute sa portée, au point que le monde lui-même semble plus encore qu’à l’époque du Manifeste modelé par le capital. Mais le plus important pour ceux qui luttent directement contre le capital et sa domination reste les analyses historiques de Marx. Leur lecture constitue toujours une grande leçon pour ne pas désespérer de la sombre situation que nous subissons. Une classe révolutionnaire n’est pas donnée par les conditions objectives créées par le développement du capitalisme. Elle se crée dans et par les rapports conflictuels dans lesquels les individus sont placés. Il y a des brèches dans la domination, des résistances et des révoltes, et elles ne donnent lieu à la constitution d’une classe révolutionnaire que dans le rapport actif et auto-créatif qu’un groupe social entretient avec un autre groupe social et un appareil politique qu’elle affronte. Marx est le premier à concevoir l’engendrement d’un sujet social dans et par l’activité sociale et politique. Plus profondément, Marx est un formidable penseur de « l’auto-activité » par laquelle un groupe se constitue et modifie les conditions historiques qu’il trouve déjà là.
Selon vous, « tous les textes de Marx cherchent à articuler deux perspectives très différentes », et même divergentes : « la logique du capital comme système achevé » et « la logique stratégique de l’affrontement ». Pourriez-vous préciser cette opposition ?
Nous parlons effectivement d’une tension qui travaille tous les grands textes de Marx et que ce dernier ne parvient pas à surmonter tout en s’y efforçant : d’un côté, la logique impitoyable par laquelle le capital, une fois constitué, se soumet toutes les relations sociales, de l’autre, la guerre des classes par laquelle les combattants se produisent eux-mêmes dans l’affrontement. A suivre jusqu’au bout la première ligne de pensée, le combat pour l’émancipation semble voué à l’échec. Mais il ne faudrait pas en conclure que ces deux lignes de pensée ne se croisent jamais et divergent de plus en plus au fur et à mesure de l’évolution intellectuelle de Marx. En réalité, elles se recoupent assez souvent, mais d’une manière telle que la tension, au lieu de s’en trouver atténuée, s’en trouve renforcée : ainsi, lorsque Marx interprète la loi sur la limitation de la journée de travail comme un instrument du processus d’autodéveloppement du capital.
Il y a de belles pages dans votre livre sur la Commune de 1871. En quoi peut-elle nous montrer la voie de notre émancipation ?
Nous essayons de montrer comment le fameux texte que Marx écrit au nom de l’Internationale pour défendre la Commune au moment où elle est écrasée, La guerre civile en France, est bien autre chose qu’une description empiriquement exacte des événements, et combien cette Adresse est marquée d’un côté, par l’interprétation que Marx donne de l’histoire politique française comme un renforcement de l’état et une expropriation des forces propres de la société, et de l’autre, par la manière très spéciale dont il fait grand cas du communalisme d’inspiration proudhonienne sans jamais rendre justice à Proudhon lui-même. Avec la Commune, c’est la question de l’état qui est posée, et c’est l’invention d’une forme d’auto-gouvernement populaire qui est esquissée. Mais surtout ce qu’il met en valeur, c’est la « méthode » de la Commune qui consiste à créer les conditions institutionnelles de l’activité autonome du prolétariat, ouvrant ainsi la voie à un processus d’émancipation.
Vous vous demandez : « Peut-on sortir du capital ? » Et vous semblez parfois un peu pessimistes, car si Marx et Engels écrivaient dans le Manifeste du Parti communiste que le capitalisme « engendre ses propres fossoyeurs » (le prolétariat révolutionnaire), votre propre analyse du moderne triomphe du néo-libéralisme vous conduit à dire que le capitalisme réussit autant à produire des « sujets consentants » que des ennemis irréductibles ! Faut-il désespérer ?
A vrai dire, nous sommes assez réticents à l’égard d’une généralisation de la notion de « consentement ». C’est Gramsci qui pense l’hégémonie en termes de « consentement libre » des dominés. Mais nous n’analysons pas le néolibéralisme en ces termes. Nous pensons à la suite de Foucault en termes de « gouvernementalité », ce qui signifie que nous considérons d’abord et avant tout la façon dont les conduites des individus sont normées de l’intérieur sans que cela requière une quelconque « adhésion » ou un quelconque « consentement » aux normes elles-mêmes. Le néolibéralisme est un mode de gouvernement des conduites qui opère en-deçà de l’emprise intellectuelle ou de l’idéologie, par la mise en situation de concurrence des individus et par la construction de situations de marché. Lorsqu’elle intervient, l’intériorisation des normes libérales est d’abord l’effet de ces situations, loin de résulter d’une conversion « idéologique ». Contrairement à ce que certains ont pu dire ça et là, il ne s’agit pas d’un nouveau « totalitarisme ». Et c’est justement pourquoi il ne faut pas désespérer : s’il y a bien des conduites de soumission, il y a aussi toujours la possibilité de « contre-conduites » permettant aux individus de lutter pratiquement contre les normes en vigueur.
Quelle est votre idée du communisme ? A-t-il encore un « avenir » ?
Nous n’avons pas d’idée particulière et originale du communisme à opposer tant au communisme « utopique » qu’au communisme dit « scientifique ». Nous récusons l’alternative du constructivisme (« plan de la société idéale ») et du naturalisme (« mouvement réel ») qui est encore très largement celle de Marx. Plutôt que de chercher à redéfinir in abstracto le « communisme », il nous semble aujourd’hui fécond et nécessaire de penser de quelle manière pourraient se développer et se coordonner à l’échelle mondiale les luttes autour du « commun ». C’est de ce côté qu’il faut se tourner, en tâchant de penser une praxis qui instituerait ici et maintenant le commun et qui ne serait pas subordonnée à la définition préalable de la société idéale. Il y a là un enjeu pratique et théorique d’autant plus considérable que le problème est souvent posé à gauche en termes de « biens communs » (eau, air, génome, connaissances, etc.), ce qui revient très exactement à se situer sur le terrain intellectuel de l’adversaire (la théorie des types de biens d’une certaine économie libérale).