Lorsque le gouvernement israélien annonce, le 19 février 1976, son intention de confisquer 2 500 hectares de terres en Galilée, au nord d’Israël, il ne s’agit pas d’un coup de tonnerre dans un ciel serein. Cette décision s’inscrit en effet dans une longue histoire de dépossession des PalestinienEs d’Israël, cette partie de la population autochtone de Palestine qui n’avait pas quitté ses terres lors de la grande expulsion de 1947-1949, la « Nakba ».
Même lorsqu’ils ont accepté la partition proposée par l’ONU le 29 novembre 1947, les dirigeants du mouvement sioniste n’avaient pas renoncé à leur projet initial : l’établissement d’un État juif sur l’ensemble de la Palestine historique (qui comprend aujourd’hui Israël, la Cisjordanie et la bande de Gaza). Le projet sioniste s’est en effet rapidement imposé comme un colonialisme de peuplement : il ne s’agissait pas de partager la terre de Palestine avec ses habitantEs, mais bien de remplacer la population indigène par une population d’immigrantEs juifs, dans le but d’asseoir une majorité juive sur le plus grand territoire possible, ce qui passait nécessairement par une confrontation avec les autochtones.
Une terre sans peuple ?
Car la Palestine n’était pas, contrairement au mensonge diffusé par le mouvement sioniste, une « terre sans peuple ». Même les sionistes les plus ultras, à l’instar d’Israel Zangwill, le reconnaissaient : « Il y a déjà des habitants en Palestine. (…) Nous devons donc nous préparer, soit à les expulser par la force des armes, tout comme l’ont fait nos pères avec les tribus qui y vivaient, ou alors à nous confronter au problème que représente la présence d’une population d’étrangers, nombreuse, à majorité musulmane, habitués à nous mépriser depuis des générations. »1
Dès les origines, et avant même le rapide développement de la colonisation dans les années 1930, le mouvement sioniste envisageait donc l’expulsion des PalestinienEs, non pour des raisons morales, mais purement pragmatiques. Un autre ultra, Vladimir Jabotinsky, expliquait dans les années 1920 que « tous les sionistes modérés ont compris depuis longtemps qu’il n’y a pas le moindre espoir d’obtenir l’accord des Arabes de la Terre d’Israël pour que la "Palestine" devienne un pays avec une majorité juive. »2 Un constat partagé par l’establishment sioniste, qui fera le choix de l’expulsion de masse une fois la légitimité de l’État juif acquise par la résolution 181 des Nations unies (29 novembre 1947) préconisant le partage de la Palestine.
L’expulsion de 1947-1949
L’apparente acceptation de la partition par la direction sioniste n’équivalait pas, en effet, à une volonté de partager la terre. David Ben Gourion, considéré comme l’un des « pères fondateurs » de l’État d’Israël, écrivait ainsi : « Nous accepterons un État dans les frontières fixées aujourd’hui ; mais les frontières des aspirations sionistes sont les affaires des Juifs et aucun facteur externe ne pourra les limiter »3. Entre 1947 et 1949, plus de 800 000 PalestinienEs, soit plus de 80 % de celles et ceux qui résidaient à l’intérieur du territoire sur lequel Israël proclame son indépendance, sont expulsés et deviennent des réfugiéEs. Ce ne sont pas des victimes « collatérales » de la guerre de 1948, mais les victimes d’un plan d’expulsion minutieusement établi, le Plan Daleth, dont l’objectif était simple : le plus de terre, et le moins de PalestinienEs, sous juridiction israélienne.
Les réfugiéEs ont-ils touTEs fui sous la menace directe des milices juives ou certainEs ont-ils abandonné leurs terres par peur des massacres ? Ceux qui contestent la thèse de l’expulsion font de cette question un enjeu crucial et se réfèrent constamment à d’introuvables enregistrements radio démontrant que les régimes arabes ont appelé les PalestinienEs à fuir leurs terres. Au-delà du fait que les travaux historiques les plus récents ont largement démontré le caractère programmé et systématique des expulsions, ce « débat » n’est qu’un contre-feu allumé afin de détourner l’attention d’une vérité historique que personne ne peut contester : quelles que soient les motivations qui ont poussé chacunE des réfugiéEs à s’enfuir, aucunE d’entre eux n’a jamais pu retourner sur sa terre.
ÉtrangerEs dans leur propre pays
Une minorité de PalestinienEs (environ 150 000 personnes) est toutefois demeurée dans ce qui est devenu l’État d’Israël. Ces PalestinienEs, improprement appelés « Arabes israélienEs » (une négation de leur identité palestinienne), sont soumis durant 17 ans, de 1949 à 1966, à la loi martiale. Cela signifie concrètement qu’ils sont exclus de la vie politique, sociale et culturelle du pays et qu’ils subissent un régime militaire particulier, qui leur interdit de se rendre dans certaines zones et de circuler sur certaines routes s’ils ne bénéficient pas de laisser-passer. Des « zones de sécurité » sont établies, dans lesquelles les PalestinienEs d’Israël ne jouissent d’aucun droit, et ils peuvent être sujets à des couvre-feux. Le 29 novembre 1956, un couvre-feu est établi en Galilée alors que la plupart des habitantEs sont aux champs et ne peuvent donc en être informés ; plus tard dans la journée, la police des frontières ouvrira le feu sur plusieurs groupes de PalestinienEs alors qu’ils regagnent le village de Kafr Qassem : 47 d’entre eux seront tués.
Par divers dispositifs juridiques, notamment la « loi sur la propriété des absents » (1950), des superficies considérables de terres sont confisquées, non seulement aux réfugiéEs qui ont fui le territoire israélien mais aussi à ceux qui, parmi les PalestinienEs d’Israël, sont des déplacéEs internes (près de 50 000 personnes) qui n’ont pu retourner dans leurs propriétés. La logique demeure la même : accaparer la terre sans ses habitantEs palestiniens, et cantonner ces derniers dans des espaces territoriaux toujours plus restreints. En 1953, Joseph Nahmani, dirigeant du Fonds national juif, organisme en charge de la gestion de dizaines de milliers d’hectares de terres, fait parvenir un mémo explicite à David Ben Gourion : « Dans la mesure où la Galilée occidentale n’a pas été occupée, elle n’a toujours pas été libérée de sa population arabe. Il existe toujours 51 villages, et la ville de Nazareth, dont les habitants ne sont pas partis. […] [Il est] essentiel de briser cette concentration arabe au moyen de colonies juives. » 4
Politique de judaïsation
Au sein de l’establishment israélien, le mot d’ordre de la « judaïsation » est adopté, avec des politiques qui préfigurent celles qui seront mises en place en Cisjordanie et dans la partie orientale de Jérusalem à partir de 1967 : expulsions, expropriations, colonisation. Il ne s’agit pas, comme en 1947-1949, d’un nettoyage ethnique de masse, mais d’une conquête territoriale progressive, destinée à inverser les équilibres démographiques et à étendre la majorité juive sur la plus grande superficie possible. Et alors que le loi martiale est levée en 1966 et que les PalestinienEs d’Israël acquièrent une « citoyenneté » (restrictive), ils vont continuer à subir des confiscations de terres et un processus de cantonisation à l’intérieur même de l’État d’Israël.
Une politique qui va connaître une accélération avec l’arrivée au pouvoir du Likoud en 1973, en parallèle de la colonisation de la Cisjordanie. En octobre 1975, le ministère de l’Agriculture publie un document prônant l’accélération de la « judaïsation de la Galilée » : « Le problème spécifique de la Galilée est que la population juive y est minoritaire par rapport à la population non juive. […] Il est nécessaire de modifier la situation existante concernant les équilibres démographiques. »5 Lorsque le gouvernement israélien annonce, le 19 février 1976, son intention de confisquer 2 500 hectares de terres en Galilée, il ne s’agit pas d’un coup de tonnerre dans un ciel serein…
JS
- 1. Israel Zangwill, « Zionism and England’s Offer », The Maccabaean, décembre 1904.
- 2. Vladimir Jabotinsky, « The Iron Wall », 1923.
- 3. Simha Flapan, The Birth of Israel : Myth and Realities,1987.
- 4. Jonathan Cook, Disappearing Palestine : Israel’s Experiments in Human Despair, 2008.
- 5. Clifford A. Wright, Facts and Fables : The Arab-Israeli Conflict, 1989.