Beaucoup ont vu dans la chute de Kadhafi, une simple opération de l’impérialisme, occultant pourtant un fait majeur : la mobilisation massive des populations contre une dictature.
Dès le début de cette révolte populaire, l’intervention militaire occidentale va brouiller les cartes et empêcher une maturation politique qui aurait permis une prise de distance au moins partielle de l’héritage délétère de quatre décennies de pouvoir absolu.
Pendant quarante ans, Kadhafi a monté les unes contre les autres les villes et les tribus qui structuraient la société libyenne, sa « Jamahiriya » (État des masses) ayant interdit les partis et associations et sauvagement réprimé toute expression politique indépendante. La Libye d’aujourd’hui continue de payer sa politique de division et de clientélisme.
Une révolution dévoyée
Juste après la révolution, une vie politique et sociale intense va se développer. Ainsi surgissent des associations plus ou moins formelles à travers tout le pays. Les premières élections qui se déroulent en juillet 2012, vont rencontrer un vif succès, avec une participation de 80 %. Le Congrès général national (CGN) est composé de 80 sièges réservés aux partis politiques et de 120 aux indépendants, une surreprésentation qui aura des effets négatifs sur le devenir de la révolution. Les résultats de cette première élection libre donnent 39 sièges à l’Alliance des forces nationales, regroupement de libéraux et de nationalistes, et seulement 17 aux islamistes des Frères musulmans.
Malgré leur faiblesse, les islamistes vont construire une majorité autour d’eux en menant des batailles législatives contre le droit des femmes et en faveur de l’islamisation de la société qui va rencontrer l’assentiment d’une majorité d’indépendants, qui ne sont que des notables conservateurs. à cela s’ajoute la loi d’exclusion politique qui va permettre à l’aile islamiste de se renforcer au détriment de l’aile plus libérale et séculière.
Dans le gouvernement issu du CGN, les islamistes vont contrôler trois ministères clefs, ceux du pétrole, de la défense et de l’intérieur. Résultat, la vente du pétrole hors de tout contrôle va permettre aux islamistes de financer leur milice.
La militarisation de la société
Le gouvernement d’Ali Zeidan issu de ces élections va tenter d’acheter le soutien de chaque partie en dépensant le double du budget. Incapable de contrôler les multiples groupes armés, il est contesté par le mouvement « rébellion » et se trouve de plus en plus affaibli. Les séquelles de la guerre (détenus torturés, assassinats, viols et destructions réciproques) ravivent les divisions anciennes entre les différentes villes du pays. Les islamistes et Misrata vont pousser à régler leurs conflits militairement, contribuant à une fragmentation de la société libyenne.
Le 16 mai 2014, un tournant va s’opérer avec l’opération Al-Karama (« Dignité ») du général Khalifa Haftar. Cet ancien général de Kadhafi passé à l’opposition s’appuie sur les restes de l’armée de l’air, des fédéralistes de la Cyrénaïque et la milice de Zintane. Prétendant sauver la Libye d’un complot islamiste, sa vision simpliste et militaire va contribuer à unir la plupart des milices de Tripoli, Ghariane, Zaouia et Zouara autour de l’axe islamiste qui forme la coalition « Aube de la Libye ».
C’est dans ce cadre que va se dérouler l’élection de 2014 qui connaît une participation de moins de 20 %... Les islamistes remportent seulement 30 sièges, contre 50 pour l’Alliance des forces nationales et 25 pour les fédéralistes, le reste étant partagé par les indépendants.
Contesté par les islamistes, la Libye va désormais avoir deux Parlements : celui de 2012 qui siège à Tripoli, dominé par les islamistes, et celui de Tobrouk, issu des dernières élections reconnues par la communauté internationale. Le premier tire sa légitimité de sa fidélité à la révolution, le second de l’expression populaire. Dans les deux cas, leur légitimité reste douteuse, car la fidélité à la révolution impliquerait la liberté pour les Libyens. Quant à la légitimité populaire, elle est mise à mal au vue de la participation électorale très faible.
Chaque camp sait pertinemment qu’il ne pourra l’emporter militairement, entraînant une recherche de soutien à l’extérieur. Ainsi la Turquie et le Qatar vont soutenir Tripoli tandis que l’Égypte et les Émirats arabes unis vont se ranger du côté de Tobrouk, ce qui ne fera que complexifier la situation.
Les divisions anciennes liées à la terre et à l’accès aux points d’eau sont ravivées par le contrôle politique et la répartition de la rente pétrolière depuis la révolution, sans parler des trafics d’armes de drogue et de migrants. Comme pour le Nord, les conflits sont largement dominés par des enjeux économiques et de pouvoir.
L’implantation du djihadisme
C’est dans ce contexte qu’apparaît Daesh qui réussit à se construire notamment à Derna. Leurs partisans se feront expulsés par la population, exaspérée par leurs méfaits. Cependant, l’État islamique va prospérer en incorporant des membres d’Ansar el-Charia, en crise après la mort de leur leader Al-Zahawi lors des affrontements avec le général Haftar. Leur fief est désormais à Syrte qui n’a nullement une tradition djihadiste, mais était le dernier bastion des partisans de Kadhafi, et à ce titre ostracisé depuis le début de la révolution.
La militarisation déstructure les rapports sociaux et pousse les individus dans leur communauté qui apparaît comme la seule structure capable de les protéger, entraînant une logique de confrontation. Cette situation ne fait que renforcer l’État islamique autour du ressentiment d’une partie de la population. L’enjeu est d’inverser cette tendance. Les résultats des élections mais aussi la société civile et les aspirations de la jeunesse du pays sont des points d’appui.
Paul Martial