Entretien. Lors de la manifestation parisienne très massive du 23 mars dernier, après l’usage du 49.3 et les nombreuses violences policières qui ont suivi, nous avions rencontré Fabien Jobard, politologue et directeur de recherche au CNRS sur les questions de police et justice.
En matière de « maintien de l’ordre », quelle analyse fais-tu entre « avant » et « après » le 49.3 ?
La vraie différence entre avant et après, c’est le changement dans la forme que prennent les manifestations. Le temps que durait la discussion parlementaire, les manifestants exerçaient leur présence massive par le pouvoir du nombre, pour faire pression sur les discussions à l’intérieur du Parlement. À partir du moment où le 49.3 est acté, il n’y a plus de discussion au Parlement et il y a un changement de la finalité même des manifestations : qui manifeste et pour quoi ? contre qui ? Les syndicats, l’intersyndicale ont cadré les manifestations de manière à ce qu’elles se déroulent en parallèle, en faisant pression sur le Parlement. Ils sont désormais obligés de reforger tout un travail argumentatif pour remettre les gens dans la rue, les encadrer, mais les encadrer pour quoi ? pour qui ? Donc après le 49.3, il existe un ensemble de manifestantEs qui manifestaient tout en disant « mais non, ce n’est pas au Parlement qu’on peut attendre qu’une telle contre-réforme des retraites soit combattue, c’est dans la rue » ! Et bien évidemment, ils ont un boulevard d’opportunités qui s’offre à eux. Et parmi les manifestants qui croyaient dans la force de la discussion parlementaire, il y en a beaucoup qui se joignent à ceux qui ne croient pas dans le Parlement. On a un moment de flottement. On voit les manifestants les plus radicaux, d’une certaine manière, prendre le lead, la tête des mouvements épars qu’on voit un peu partout en France. Ils sont légitimés. Leur légitimité est gonflée à bloc par le coup d’arrêt porté à la discussion parlementaire. Alors évidemment, face à ce type de manifestantEs et de manifestations, on voit d’autres stratégies policières se déployer, avec notamment un ensemble d’unités qui agissent aux fins de dispersion, dislocation, interpellations. Et ça donne lieu aux violences.
On est d’accord que manifester ce n’est pas un délit…
Manifester, ce n’est pas un délit, même quand la manifestation n’est pas déclarée, contrairement à ce qu’a affirmé Gérald Darmanin. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme est très claire, elle parle de la manifestation comme d’un désordre acceptable, et donc elle vise le plus faible encadrement juridique possible de la manifestation. On n’a pas à demander l’autorisation pour manifester. Une manifestation ne peut être un délit. Des gens peuvent à l’intérieur d’un rassemblement, soit festif soit revendicatif, se livrer à des délits, mais la manifestation n’est jamais un délit. Sauf lorsqu’elle est explicitement interdite et qu’en s’y rendant, on refuse d’exécuter les commandements de la force publique. À ce moment-là, on est passible d’un délit, mais qui est un délit très particulier qui est celui d’attroupement.
Si on prend l’exemple de la soirée du 16 mars à la Concorde à Paris, il y a 292 personnes interpellées, seulement 9 sont déferrées. Peut-on parler d’arrestations arbitraires ?
Ces chiffres montrent qu’il y a eu des vagues d’interpellations commises sur des personnes qui n’ont pas commis de délit, qui n’ont pas commis d’infraction. Ces interpellations sont autorisées par les lois les plus récentes. Avant 2010, ces interpellations n’étaient pas possibles. Avec la loi du 2 mars 2010, dite « loi Estrosi », sur la participation à un groupement formé en vue de commettre des infractions, on peut interpeller des gens parce qu’on leur prête une intention. Évidemment, c’est très dangereux en droit pénal. C’est du droit pénal préventif. Et c’est sur la base de ce type de législation qu’on a procédé à ces interpellations-là, face auxquelles d’ailleurs la justice répond qu’elle n’a pas de base pour poursuivre.
Il y a aussi eu les gazages massifs et un usage de la force complètement disproportionné. Qu’est-ce que cela dit du gouvernement en place ?
Je ne sais pas ce que ça dit du gouvernement en place. Il y a trois lectures possibles de cette violence.
La première lecture consiste à dire qu’au fond tous les épisodes qui ont été filmés, enregistrés relèvent de policiers qui n’ont pas bien compris l’uniforme qu’ils ont endossé et qui frappent à tout va : c’est la bavure individuelle.
La deuxième solution, c’est de dire qu’en fait il y a des sections dans la police qui ont une doctrine particulière ou qui ont un entraînement particulier, un enseignement qui les amène à privilégier l’usage individuel de la force plutôt que la doctrine de maintien de l’ordre.
La troisième solution, c’est celle que ta question suggère, c’est que le gouvernement donne des ordres de brutalité. On peut donner des ordres de fermeté. Ce n’est pas la même chose que donner des ordres de brutalité.
Là, pour le coup, je ne suis pas dans le secret des dieux. Mais mon hypothèse, c’est qu’il y a effectivement un ensemble de sections dans la police, notamment les BRAV-M, qui sont formées le jour même et qui sont en fait des policiers le plus souvent affectés à des unités de contrôle des violences urbaines. Et pour ces policiers, il y a des manifestants et il y a des émeutiers. Dès lors qu’on est émeutiers, on a mérité selon eux une chose : la matraque. Pourquoi ? Parce que ces policiers-là partent du principe que la justice ne va pas punir, que la justice est laxiste. Le problème de la police, c’est la justice. Et donc ils administrent sur place et sur pièces une sanction : coups de matraque, brutalités diverses. Les policiers sont convaincus que c’est comme ça qu’on va mettre un terme au mouvement, en diffusant la peur, et on sanctionne l’auteur de… on ne sait pas trop quoi, car s’il y avait une infraction, on pourrait interpeller et présenter devant le procureur. Donc, on sanctionne… un émeutier parce qu’il est né émeutier.
Il y a de nombreux témoignages de manifestantEs qui ne sont pas du côté des émeutiers et qui se retrouvent en garde à vue, qui se retrouvent matraqués. Comment on explique ça ?
Effectivement ces gens-là peuvent être pris dans des nasses, qu’on aurait appelé des rafles à d’autres moments. Les policiers s’en prennent parfois même à des individuEs qui n’ont pas voulu prendre part au mouvement, à des gens qui sortent d’un restaurant ou de leur salle de gym, ou qui vont chez eux. Mais là, les policiers obéissent à des demandes, à des ordres de la salle de commandement. Ou bien les policiers considèrent que les personnes font partie d’un rassemblement qui n’a pas été déclaré donc illégal et qu’elles sont déjà auteurEs d’une infraction. Ce qui est évidemment une lecture complètement erronée du droit de la manifestation et qui conduit à ces violences.
Est-ce que ceux qui sont censés maintenir l’ordre ne créent pas en fait le désordre ?
Cette dynamique, on la voit à chaque fois que la situation semble échapper au directeur des dispositifs. On l’a très bien vu avec le mouvement des Gilets jaunes, il y a souvent des cycles de mobilisations qui s’engagent sur une question ou une autre. Pour les Gilets jaunes, la question qui était bien plus étroite que celle de la réforme des retraites, était l’introduction d’une nouvelle taxe sur l’essence. Le mouvement a démarré mi-novembre 2018, et dès début janvier 2019 le moteur principal du mouvement, c’était la protestation contre les violences policières. Et il est tout à fait possible que ce cycle de mobilisations débouche sur un autre, ou bien que les deux se conjuguent pour que tu aies des mobilisations : une mobilisation massive, toujours massive contre la réforme des retraites et des mobilisations contre les violences policières, la violence d’État, etc. Et donc un cycle répond à l’autre et les deux s’alimentent réciproquement.