La grande crise américaine l’a emporté sur toutes les autres en intensité et en durée. Il est donc logique que ce soit à son sujet qu’aient été présentées la plupart des grilles de lecture du grand effondrement.
Une thèse souvent évoquée est celle de la sous-consommation (aujourd’hui aussi fréquemment défendue à propos de la crise actuelle). Au cours des années vingt, on aurait constaté une croissance des salaires réels bien plus lente que celle de la productivité du travail ; d’où aurait résulté un partage de plus en plus inégal de la valeur ajoutée (à l’avantage des profits) et une disproportion grandissante entre les rythmes d’expansion de la section II (produisant des biens de consommation) et de la section I (fabricant des biens de production). D’où une crise des débouchés. Mais le décalage entre les taux de croissance des salaires réels et de la productivité du travail, avéré pour l’industrie manufacturière, ne l’est pas au niveau national. D’ailleurs, au cours de ces années vingt, la part des salaires dans le revenu national est stable et celle de la consommation dans le Produit national brut (PNB) est croissante.
Une autre explication soutenue avec insistance (et, là aussi, c’est encore le cas aujourd’hui) est d’ordre financier : le krach boursier du 24 octobre 1929 serait à l’origine de l’effroyable dépression. Dès le départ, cette explication qui met en cause la finance malfaisante a eu les faveurs du grand public (à nouveau, comme aujourd’hui). Elle n’est pourtant pas fondée. Le sommet de l’activité est daté d’août 1929, avant le krach, et de nombreuses statistiques particulièrement sensibles à la conjoncture culminent en août ou septembre. Le cours des actions baisse de 19,2 % en 1930, mais il s’était déjà effondré (toujours aux Etats-Unis) de 22,7 % en 1877 et de 18,7 % en 1907, sans provoquer de grande crise. Il est vrai que l’indice industriel, jusque-là stagnant, entame une chute accélérée à partir d’octobre 1929, ce qui laisse penser que le krach, bien que n’étant pas au point de départ, a contribué à transformer une crise en grande dépression.
L’hypothèse monétariste est particulièrement prisée aux Etats-Unis. Trois grandes vagues de faillites bancaires auraient provoqué la chute dramatique de plus d’un tiers du stock de monnaie du début à la fin de la dépression américaine (avec des effets désastreux sur l’activité économique) sans provoquer de réaction adéquate de la Fed, la banque centrale américaine, qui n’aurait pas réagi comme elle le faisait jusque-là. En réalité, la première vague de crises bancaires n’a pas eu d’impact sensible sur l’économie réelle. La deuxième vague (qui débute en juin 1931) est le résultat du démarrage de la crise bancaire européenne (avec l’effondrement de la Creditanstalt autrichienne en mai 1931) et de la chute de la livre sterling (qui quitte sa base or en septembre 1931), ce qui déclenche une violente spéculation contre le dollar. La Fed réagit conformément à sa doctrine, élève ses taux pour défendre le lien du dollar à l’or et fait passer le soutien aux banques au second plan. La troisième vague de défaillances bancaires débute au cours du dernier trimestre de 1932 : elle découle de l’élection de Roosevelt et de la conviction du public que le Président nouvellement élu va rompre le lien du dollar à l’or. La spéculation contre le dollar repart de plus belle, et la Fed réagit conformément à sa doctrine traditionnelle, élève ses taux pour défendre le dollar et relativise le soutien aux banques. Au total, les défaillances bancaires, l’affaissement du stock de monnaie et le comportement de la Fed ne sont pas des causes autonomes de la crise, mais des retombées de la crise européenne et de la défense de la parité-or du dollar.
Reste la thèse du surendettement, défendue à l’époque en particulier par Irving Fisher c’est qui ?, qui met l’accent sur l’articulation entre surendettement et baisses des prix. L'effort des entrepreneurs pour réduire leurs dettes entraînerait en effet une rapide baisse des prix, laquelle accroîtrait, au total, le poids réel de ces dettes, malgré l'effort fait pour s'en dégager. Le principal secret de la plupart des grandes crises tient, dit Fisher, dans ce paradoxe : plus les débiteurs payent, plus ils doivent. Mais la thèse de Fisher ne paraît pas fondée, car le rapport de la dette des entreprises au PNB en 1929 n’a rien d’extraordinaire, si on le compare aux ratios du passé américain. Par contre, le rapport de la dette des ménages au PNB atteint alors un niveau tout à fait exceptionnel, un point sur lequel nous revenons dans le reste du dossier.