De la loi DAVDSI à Hadopi*, et bientôt Loppsi, la bataille fait rage entre les tenants d'une culture libre et accessible qui reconnaisse de réels droits aux auteurs et artistes, et ceux qui n'y voient qu'une source de profits nouveaux à explorer et encadrer.
Le droit d'auteur... ou une bataille perdue
La bataille dure depuis longtemps, et il s'agit en fait d'un champ idéologique ancien. Alors qu'auteurs et artistes ne devaient auparavant leur rémunération qu'au bon vouloir des princes et mécènes, l'invention de l'imprimerie en 1450, rendant les œuvres massivement reproductibles, et donc possédant un caractère économique de masse, a donné aux biens culturels une place économique prépondérante. La bourgeoisie naissante ne s'y trompa pas, et y voyant la possibilité de détrôner le pouvoir ecclésiastique et ses moines copistes, s'organisa en guildes et corporations (imprimeurs, éditeurs), auxquelles les pouvoirs en place accordaient le privilège de l'édition. Face aux enjeux économiques et politiques, les auteurs ne pesaient évidemment pas grand-chose...
Ce ne fut qu'en 1791, au cours de la Révolution française, que sous l'impulsion de Beaumarchais, une pétition fit naître la notion de droit des auteurs sur leurs œuvres, complétée à l'échelle mondiale et à l'initiative de Victor Hugo, par la Convention de Berne en 1886. A l'époque, le droit des auteurs sur leur œuvre était un véritable camouflet pour la bourgeoisie de l'édition. Et le projet hugolien ne cachait d'ailleurs pas son ambition : « le livre appartient à l'auteur, mais comme pensée, il appartient [...] au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l'un des deux droits, le droit de l'écrivain et le droit de l'esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l'écrivain, car l'intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous. » (Discours au Congrès Littéraire, 1878).
Mais, le capitalisme reposant en partie sur la transmission patrimoniale, le droit de l'auteur à vivre de son travail (et à en être propriétaire) a été prolongé et dénaturé en une rente transmissible et héréditaire, encadrée par les nouvelles guildes et corporations que sont les majors : on est passé de l'idéal hugolien à une banale discussion pécuniaire entre deux partisans de force et de taille inégale, auteurs-artistes et princes-mécènes (ou majors, dans leur forme contemporaine).
2) Hadopi, cache-sexe du capitalisme
Le véritable débat se situe bien entre le capitalisme culturel et l'idée d'une culture libre et rémunérant équitablement ses créateurs. La nouveauté provient du fait que, pour la première fois, les destinataires des œuvres s'invitent dans le débat, ceux-là mêmes qui seront directement touchés par les mesures d'Hadopi (coupures d'accès internet, poursuites judiciaires, etc., faisant bientôt de la France l'égal de la Chine en matière de surveillance de l'Internet). Ces mêmes destinataires, internautes, que l'on tente artificiellement d'opposer aux auteurs et artistes. Car, loin de vouloir protéger les auteurs, il s'agit surtout ici de protéger un modèle économique : celui des majors et fabricants de matériel informatique, tout en donnant en échange des gages aux Etats, leur permettant de profiter de cet outil pour surveiller et encadrer ses citoyens. Doit-on vraiment croire que les mêmes qui ont mis à bas le régime de l'intermittence, réduit dramatiquement les crédits à la création du ministère de la Culture, mis à sac les Directions régionales des affaires culturelles, veulent désormais défendre les travailleurs de la culture ?
Les nombreuses inepties d'Hadopi, sans même parler de son impossible application ou de son coût (35 millions par an minimum) devraient suffire à se mobiliser contre cette loi et ses successeurs liberticides annoncés. Et si, plutôt que de laisser l'Etat contrôler ses citoyens via des lois sécuritaires et de flicage, on inversait le processus : le contrôle et la surveillance des citoyens sur leur outil collectif, l'Etat ?
3) Droit d'auteur pour tous ?
Dès l'essor d'internet dans les années 1990, et sa démocratisation de plus en plus massive, des choix industriels clairs ont été faits pour limiter et encadrer ses potentialités technologiques : en privilégiant, par exemple, le protocole d'échange ADSL (asymétrique) au protocole SDSL (symétrique), on a fait ainsi de l'internaute un simple consommateur d'internet, et non un acteur diffuseur.
Revenir sur ces choix et faire d'internet un véritable outil de liberté et de diffusion, dans les deux sens (upload et download), permettrait déjà de lui rendre son rôle véritablement collectif et égalitaire. Car Internet constitue bien le nouvel enjeu économique fort, et les récentes fusions à large échelle de majors et grands groupes industriels (Vivendi-Universal-Canal+-SFR, AOL-Time-Warner...) montrent bien tout l'intérêt porté aux juteux bénéfices pouvant en découler. On contrôle la production des œuvres (majors), leur diffusion (médias), puis les conditions d'accès aux œuvres (opérateurs mobiles, fournisseurs d'accès). A eux seuls, les cinq plus grosses majors du disque contrôlent 97 % du marché français. On retrouve finalement nos princes et mécènes du Moyen-Âge... Qui contrôle internet et ce qui y est diffusé, contrôle le monde, comme l'exposait Bill Gates le PDG de Microsoft, il y a quelques années. Aussi, lutter contre la concentration redonnerait déjà, tant aux internautes qu'aux acteurs culturels, une vraie liberté de choix.
Enfin, concernant précisément la rémunération des artistes et auteurs, si beaucoup reconnaissent l'absurdité d'Hadopi, l'idée d'une licence globale avec paiement d'un supplément par l'internaute semble recueillir de nombreux échos favorables. Pourtant, les internautes participent déjà aux financements des oeuvres, notamment via les taxes sur les supports vierges (CD, DVD, disques durs). Ce sont bien les fabricants de matériel informatique, opérateurs de télécoms et fournisseurs d'accès qui, en gagnant des abonnés à coup de publicité sur le haut débit, sont les vrais profiteurs des échanges, légaux ou non, des œuvres. Et c'est à eux de financer, via une redevance assise sur leur chiffre d'affaires, la compensation des ayants droit pour le manque à gagner occasionné par le téléchargement illicite. Ceci ne se substituerait pas à la participation volontaire et active des internautes eux-mêmes qui, s'ils souhaitent posséder une œuvre pour une longue durée, devraient s'acquitter d'un prix abordable et non assujetti à un taux de TVA aberrant, ou en imaginant par exemple, sur le principe des bibliothèques publiques, de véritables médiathèques numériques permettant de démocratiser l'accès aux œuvres. Mais tout cela relève de choix politiques et, comme dans d'autres secteurs, suppose une lutte commune, artistes, auteurs et internautes, pour imposer de nouveaux droits, et rendre internet accessible et véritablement public, hors du contrôle des grands groupes, respectueux des droits de celles et ceux qui l'enrichissent de leur contribution. Car la véritable question ici n'est pas pour ou contre le droit d'auteur, mais bien qui sert-il, à quoi sert-il et comment le transformer ?
Rendre le droit des auteurs à son sens premier (la protection des auteurs face à leurs employeurs, et leur juste rémunération), et, pourquoi pas, le généraliser ?
Imaginez si l'on appliquait cette idée folle à toutes et tous : la reconnaissance au travailleur de la propriété sur ce qu'il crée et des moyens de production qu'il emploie ?
Yvan Guimbert
* à l'heure où nous bouclons cette revue, la loi Hadopi a été invalidée par le Conseil constitutionnel. Mais cela ne change pas le fond de l'analyse. NDLR