L’appel au boycott et aux sanctions contre l’État d’Israël fait débat, y compris parmi ceux qui s’opposent à sa politique coloniale. Dans le texte suivant, Michel Warschawski (journaliste et militant israélien pour les droits des Palestiniens) répond à Uri Avnery, une autre figure du mouvement pacifiste israélien.
L’ appel pour le « BDS » – Boycott, désinvestissement, sanctions – a finalement atteint l’opinion publique israélienne. La décision de la Norvège de retirer ses fonds des sociétés israéliennes impliquées dans la construction des colonies a fait la différence et a représenté le premier grand succès de cette campagne importante. Après avoir ignoré la campagne pour le BDS pendant plusieurs années, Uri Avnery s’est finalement senti obligé de réagir, à deux reprises, sur son blog. Comme Uri, je réagis rarement aux opinions des autres sur mon propre blog, comme il le dit avec délicatesse : « je ne veux pas imposer mes vues, je veux juste apporter des éléments pour la réflexion, et je laisse le lecteur se former sa propre opinion. » Certains arguments mis en avant par Avnery, cependant, requièrent une réponse, car ils peuvent égarer ses lecteurs.
En dépit du fait que j’ai parfois des désaccords avec Avnery – quoique beaucoup moins que dans le passé – j’ai un grand respect pour l’homme, pour le journaliste, pour le militant, pour le commentateur politique, et depuis la banqueroute de « La Paix maintenant » au cours du « processus d’Oslo », nous avons souvent milité ensemble côte à côte, et j’oserais dire que nous sommes devenus amis. C’est pourquoi je me sens obligé de réagir à sa critique de la campagne BDS. Laissez-moi commencer par une évidence, que je considère comme étant un faux débat. « La haine est mauvaise conseillère », écrit Uri, et je serai le dernier à le contredire. Je sais d’ailleurs aussi qu’il sera d’accord avec moi si j’ajoute que dans notre contexte politique la haine est cependant compréhensible.
« Israël n’est pas l’Afrique du Sud », dit Uri. Bien sûr qu’elle ne l’est pas, et chaque réalité concrète a ses spécificités. Néanmoins, ces deux pays ont quelques similitudes : les deux sont des États racistes avec des (espèces différentes de) systèmes d’apartheid (le sens littéral d’apartheid est « séparation structurelle »). Les deux pays sont établis comme des « États européens » dans un environnement national/ethnique composé de non-Européens, qui sont, à juste titre, considérés comme un environnement hostile. Nous devons également admettre – et c’est déjà un point plus important – que dans l’objectif d’obtenir des résultats substantiels dans notre combat, nous avons besoin de construire une dynamique unitaire incluant la résistance nationale palestinienne, les forces israéliennes hostiles à l’occupation, et le mouvement de solidarité internationale. Il y a dix ans, j’avais appelé cela « le triangle gagnant ».
Nous avons, en effet, beaucoup de choses en commun avec Uri, jusqu’à ce qu’intervienne la question de sa mauvaise appréciation de ses opposants politiques. Dans son article à propos de celui de Neve Gordon1 dans LA Times, il écrit : « Neve Gordon et ses partenaires dans le BDS ont perdu espoir dans les Israéliens ». Si c’était vrai, pourquoi Neve, moi-même et beaucoup d’autres Israéliens militants du BDS consacrent-ils autant de temps à construire, avec Uri Avnery, un mouvement israélien contre la guerre, l’occupation et la colonisation ? La vraie question n’est pas « faut-il changer la société israélienne », mais comment et pourquoi.
Paix ou justice ?
L’objectif politique de Uri Avnery, dit-il, est « une paix entre Israéliens et Palestiniens », c’est-à-dire un compromis qui puisse satisfaire la majorité des deux communautés, sur une base symétrique (dans un autre article important, il l’a appelé « Vérité contre Vérité »). Une telle symétrie est le résultat d’un autre présupposé d’Avnery : le conflit en Palestine est un conflit entre deux mouvements nationaux d’égale légitimité.
Neve et beaucoup de ceux qui soutiennent la campagne BDS sont en désaccord avec ces deux points de vue : notre objectif n’est pas la paix pour la paix, parce que la paix en elle-même ne signifie rien. Pratiquement chaque guerre dans l’histoire moderne a été déclenchée sous le prétexte de réaliser la paix. La paix est toujours le résultat d’un rapport de forces dans lequel un camp ne peut imposer à l’autre tout ce qu’il considère comme ses droits légitimes. Contrairement à Uri, notre but est l’épanouissement de certaines valeurs, comme les droits fondamentaux individuels et collectifs, la fin de la domination et de l’oppression, la décolonisation, l’égalité, et le plus de justice possible. Dans un tel cadre, nous pouvons manifestement soutenir des « initiatives de paix » qui peuvent réduire le niveau de violence et/ou obtenir un certain niveau de droits. Dans notre stratégie, cependant, ce soutien à des initiatives de paix n’est pas le but en soi, mais seulement le moyen de progresser vers la réalisation des valeurs et des droits mentionnés plus haut.
Cette différence entre « paix » et « justice » est à mettre en relation avec la divergence concernant la deuxième hypothèse d’Uri Avnery : la symétrie entre deux mouvements nationaux et deux aspirations également légitimes. Pour nous, le sionisme n’est pas un mouvement de libération nationale, mais un mouvement colonialiste, et l’État d’Israël est – et a toujours été – un État colonial. La paix ou, mieux la justice, ne peuvent être réalisées sans une totale décolonisation (on peut dire dé-sionisation) de l’État d’Israël : c’est une pré-condition pour la réalisation des droits légitimes des Palestiniens – qu’il s’agisse des réfugiés, des résidents de Cisjordanie et de Gaza vivant sous occupation militaire ou des citoyens palestiniens de seconde classe en Israël. Que le résultat final de cette décolonisation soit une solution « à un État », la constitution de deux États démocratiques (c’est-à-dire pas un « État juif »), une fédération, ou tout autre système institutionnel, est secondaire et devra en définitive être décidé, le cas échéant, dans le combat lui-même et en fonction du niveau de participation des Israéliens. En ce sens, Uri Avnery a tort quand il établit que nos divergences portent sur « un État » ou « deux États ». Comme je l’ai expliqué, la divergence est sur les droits, sur la décolonisation et le principe d’égalité complète. La forme que cela prendra, à mon avis, n’est pas la question, pour autant que nous parlions bien d’une solution dans laquelle les deux peuples vivent en liberté (c’est-à-dire sans relations de type colonial) et dans l’égalité.
Une autre divergence importante avec Uri Avnery concerne la dialectique entre le calendrier du mouvement de libération nationale palestinien et le rôle du soi-disant camp de la paix israélien. S’il est évident que le mouvement national palestinien a besoin du plus grand nombre possible d’alliés israéliens pour obtenir sa libération aussi vite que possible avec le moins de souffrances possible, on ne peut pas espérer du mouvement palestinien qu’il attende que Uri, Neve et les autres anticolonialistes israéliens aient convaincu la majorité de l’opinion israélienne. Pour deux raisons : premièrement parce que les mouvements populaires nationaux n’attendent pas pour combattre l’oppression et le colonialisme. Et, deuxièmement, parce que l’Histoire nous a appris que les changements à l’intérieur d’une société coloniale ont toujours été le résultat du combat pour la libération, et non l’inverse : quand le prix de l’occupation devient trop élevé, de plus en plus de gens comprennent que ça ne vaut pas le coup de continuer.
Le prix à payer
Oui, il y a besoin d’une main tendue pour la coexistence, mais ensemble, avec une main de fer pour se battre pour les droits et la liberté. La faillite du processus d’Oslo confirme une vieille leçon de l’Histoire : toute tentative de réconciliation avant la réalisation des droits renforce le maintien de la relation de domination coloniale. Sans un prix à payer, pourquoi les Israéliens voudraient-ils mettre fin à la colonisation, pourquoi risqueraient-ils une crise intérieure profonde ?
C’est pourquoi la campagne BDS est si pertinente. Elle offre un cadre international pour agir dans le but d’aider le peuple palestinien à obtenir ses droits légitimes, à la fois au niveau institutionnel – les États et les institutions internationales – et au niveau de la société civile. D’un côté, elle s’adresse à la communauté internationale, lui demandant de sanctionner un État qui viole systématiquement la loi internationale, les conventions de Genève, et les différents accords signés. De l’autre, elle appelle la société civile à l’échelle mondiale à agir, aussi bien comme individus que comme mouvements sociaux (syndicats, partis, conseils municipaux, associations, etc.) pour boycotter les biens, les personnalités officielles, les institutions, etc. qui représentent l’État colonial israélien. Les deux tâches (boycott et sanctions) seront finalement une pression sur le peuple israélien, les poussant à comprendre que l’occupation et la colonisation ont un prix, que la violation des règles du droit international fera tôt ou tard de l’État d’Israël un pays infréquentable, non admis dans la communauté des nations civilisées. Exactement comme l’Afrique du Sud dans les dernières décennies de l’apartheid. En ce sens, et contrairement à ce que dit Uri, le BDS s’adresse au public israélien, et, dès maintenant, est la seule façon de provoquer un changement dans l’attitude des Israéliens vis-à-vis de l’occupation/colonisation. Si on compare cette campagne BDS à la campagne de boycott anti-apartheid qui a pris vingt ans pour commencer à porter ses fruits, on ne peut qu’être surpris de l’efficacité déjà acquise par la campagne BDS contre Israël et dont, en Israël même, nous sommes témoins des premiers effets.
La campagne BDS a été lancée par une large coalition de mouvements politiques et sociaux palestiniens. Aucun Israélien qui affirme soutenir les droits du peuple palestinien ne peut décemment tourner le dos à cette campagne : après avoir affirmé pendant des années que « la lutte armée n’est pas le bon choix », ce serait un comble que les mêmes militants israéliens veuillent disqualifier cette stratégie du BDS. Au contraire, nous devons tous ensemble rejoindre la campagne « Boycott de l’intérieur » (« Boycott from Within ») dans le but d’apporter un soutien israélien à cette initiative palestinienne. C’est le minimum que nous pouvons faire, et c’est le minimum que nous devons faire.
1. Neve Gordon est un politologue et historien israélien qui soutient la campagne BDS.