Emily Loizeau est chanteuse-compositrice-interprète, auteure de deux albums, L’autre bout du monde en 2006 et Pays sauvage en 2009. Elle vient de recevoir le prix Constantin.
Vous faites à la fois des chansons sur la séparation, la perte d’êtres chers et d’autres plus légères, oniriques, comme des comptines.Je suis comme ça, écorchée par des épisodes de ma vie, le deuil, la perte, et tout ça a besoin de s’exprimer. Dans mon premier album j’évoque le deuil de mon père. Mon deuxième album est une réponse au premier : mes écorchures sont toujours présentes mais je veux m’en laver par une transe joyeuse et vivante. Le langage du conte, de l’enfance, me permet aussi de parler de choses qui ne sont pas toujours légères. Je ne sais pas choisir, dans le premier disque, est humoristique mais traite du suicide. La Femme à barbe dans le deuxième album est une chanson que les enfants adorent, mais son fond est sombre : sous un masque forain et léger, il est question de l’exclusion dans les grandes villes, de cette proximité et en même temps de la violence du rejet de ce qu’on ne veut pas voir. Le choix de ce langage pour évoquer une telle thématique rend la chose recevable : je ne veux surtout pas être moraliste ou donneuse de leçons. Voilà pourquoi est une sorte de boutade anarchiste pour enfants, elle repose sur la joie et la légèreté, l’absurde qui est aussi un moyen de se relever de ses peines. Mon deuxième disque est la continuation du voyage initié dans le premier. J’avais un rêve récurrent dans lequel je retrouvais mon père, comme s’il n’était pas mort. Mon deuil ne voulait pas se faire. À force de chanter sur scène L’autre bout du monde, dans lequel j’évoque ce rêve, il a disparu. C’est un sentiment bizarre de deuxième perte, il n’y a plus ce lieu de douceur dans mon sommeil où je pouvais atténuer la douleur. C’est une perte du souvenir, à la fois tragique et géniale, parce qu’elle permet de passer à autre chose. Vous avez fait des études de philosophie à Paris 8 Saint-Denis, quelle influence cela a-t-il eu sur votre parcours ?Mon parcours piano classique/philo/théâtre m’a amenée à ce que je suis aujourd’hui. La philosophie a été pour moi une passion en terminale, que j’ai reprise plus tard. J’ai commencé par le piano classique, qui s’est révélé trop rigide pour moi. J’avais besoin d’explorer la scène de manière plus personnelle. La philosophie a alors été une étape vers autre chose, mais jamais une finalité. J’ai étudié à Paris 8, une université de banlieue, avec beaucoup de personnes d’origine immigrée, avec des gens engagés politiquement, des discussions très enrichissantes. J’ai lu de la philosophie indienne à travers Schopenhauer, Nietzsche, j’ai apprécié aussi Spinoza. J’ai eu des professeurs extraordinaires et très diversifiés, Jacques Rancière, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Alain Brossat… Leurs points de vue étaient très différents et toujours très ancrés. Ils m’ont permis de me fonder à une autre échelle que simplement artistique, même si tout ça était déjà semé car mon père était très érudit et très engagé. Il s’agit de philosophes engagés, quel lien faites-vous entre vos chansons et cet engagement ?Les sujets politiques et sociaux sont tellement importants qu’ils sont très compliqués. Une chanson engagée peut être vite stérile ou négative, il est rare d’en faire autre chose. Des artistes comme Bob Dylan, Renaud ou Brassens ont eu ce talent. Mais il n’est pas donné à tout le monde de provoquer quelque chose, de déstabiliser, d’être pertinent. Pour l’instant je n’ai pas rencontré ça en moi. Il y a une dimension d’engagement dans ma vie, mais je ne suis pas encore convaincue que mes chansons puissent formuler une vision vitale dans ces domaines. Dylan, dans le film de Scorsese, dit qu’il ne serait plus capable aujourd’hui d’avoir ce regard, cette vision politique, qu’il portait dans les années 1970. Il a été pris par surprise, il était là et voulait dire ça, mais il n’est plus aujourd’hui dans cette position. Je pense que c’est très vrai, il y a une sorte de fulgurance qui dépend de l’artiste mais aussi du contexte. Il faut faire attention car il y a beaucoup de mauvaises chansons engagées, et ça peut être contre-productif. J’essaye d’effleurer certains thèmes avec La Femme à barbe par exemple, mais sans prétention. Le Cœur d’un géant symbolise cette planète, qui paraît grande mais tient dans une main et peut être écrasée. Mais j’aborde tous ces thèmes de manière très métaphorique, car j’ai très peur de faire quelque chose de maladroit. Propos recueillis par Sylvain Pattieu