À travers les sculpteurs et peintres qui l’ont admirée et prise pour modèle, une importante exposition du musée Bourdelle évoque Isadora Duncan (1877-1927), promotrice de la danse libre et de la libération des femmes : une révolutionnaire oubliée. Comme l’avait montré la dernière grande exposition (1966, même musée) consacrée en France à « la danseuse aux pieds nus », et comme celle-ci le confirme à profusion, l’accueil élogieux qu’elle reçut de grands artistes français comme Bourdelle et Rodin fut décisif pour cette Américaine autodidacte arrivée à Paris au moment de l’Exposition universelle de 1900. Elle y vit les danses de Loïe Fuller, rejoignit sa troupe et participa à ses tournées européennes avant de s’en éloigner en 1902 pour développer son style personnel, anti-académique au possible et passablement scandaleux : nus les pieds, nu le corps sous la robe diaphane, drapée à la grecque ! Aux peintres et aux sculpteurs, « la Duncan » offrait un modèle inédit, loin des petits rats peints par Degas, « une sculpture vivante », ainsi que s’intitulent l’exposition et son beau catalogue, rempli d’informations et de vues historiques de grand intérêt. Ses succès français puis internationaux auraient été impossibles sans le soutien financier de la haute société parisienne qui organisa ses premières représentations, et sa prétention esthétique de renouer avec la grâce des danses grecques antiques ou d’en reconstituer l’esprit. Mais comment expliquer que Lunacharski, commissaire du peuple à la culture, l’ait invitée à ouvrir une école à Moscou, ce qu’elle fit en 1921, avant d’épouser le poète Essenine l’année suivante ? Rebelle au mariage jusqu’alors et revendiquant le droit des femmes à disposer librement de leur corps et de leur vie, elle souhaitait avant tout animer des écoles pour transmettre à des enfants du peuple son art et tout ce qu’il promettait d’une société plus naturelle, juste et heureuse. Une fois ouverte sa première « école de danse libre » en 1904 près de Berlin, elle ne cessa de s’intéresser aux colonies libertaires naturistes qui se créaient alors en Europe. En ces mêmes années où futuristes et cubistes s’affranchissaient des canons officiels, le néo-classicisme, pierre d’angle de la culture dominante de l’époque, servit aussi de prétexte à des contestations radicales des mœurs et de la société capitalistes, parfois appuyées par la frange la plus « avancée » de la grande bourgeoisie. À côté d’Apollinaire écrivant « Tu en as assez de vivre dans l’Antiquité grecque et romaine », Isadora Duncan proclamait non moins révolutionnairement : « L’art n’est nullement nécessaire. Tout ce qu’il faut pour rendre ce monde plus habitable, c’est l’amour. » Le premier, survivant à sa blessure à la tête due à la guerre « futuriste », succomba « naturellement » à la grippe espagnole. La seconde, apôtre de la vie « naturelle » des anciens Grecs, eut une mort « futuriste », étranglée par son écharpe prise dans les rayons d’une roue de Bugatti ! Ces paradoxes, l’extraordinaire vitalité de cette artiste révolutionnaire, les œuvres qu’elle a inspirées à ses admirateurs (splendides dessins de Bourdelle et de Grandjouan, affichiste anarchiste puis communiste, un de ses nombreux amants), rendent cette exposition tout à fait passionnante. G. B.Musée Bourdelle, 18 rue Antoine-Bourdelle, Paris 15e. Jusqu’au 24 mars.