Publié le Samedi 6 mars 2010 à 13h31.

Prix Nobel d’économie 2009 : bonne nouvelle pour 
les anticapitalistes

 

 Pour la première fois, cette année, le prix Nobel d’économie a été décerné à une femme, Elinor Ostrom, qui défend, en outre, l’idée que les populations pourraient gérer les « biens communs » de l’humanité sans recours aux entreprises capitalistes.

Le prix Nobel d’économie a généralement peu de raisons de nous intéresser. Il récompense des économistes le plus souvent libéraux ; plusieurs d’entre eux l’ont même reçu pour avoir mis au point les modèles mathématiques sophistiqués à l’origine de la création des produits financiers dérivés (comme les subprimes) qui ont joué un rôle majeur dans la crise actuelle. On sait aussi que le Nobel d’économie n’est pas un « vrai » Nobel : il a été créé par la Banque de Suède après une vaste opération de lobbying menée par des économistes soucieux de faire accéder leur discipline contestée (à juste titre !) au titre de « science ».

C’est pourquoi la remise du Nobel 2009 à Elinor Ostrom est un événement considérable. Elle est d’abord la première femme à le recevoir mais, surtout elle n’est pas une économiste classique qui passe son temps à justifier l’économie capitaliste de marché et à fabriquer des modèles mathématiques. Elle s’intéresse aux « biens communs » et, surtout, à la manière de les bien gérer.

Intelligence collective

En 1990, elle a publié un livre (encore inédit en français) sous le titre Governing the commons1.

Les biens communs sont une question qui a pris une actualité considérable avec le mouvement altermondialiste et les luttes multiples contre le pillage des ressources naturelles. Le réchauffement climatique a aussi mis sous les projecteurs des questions comme la gestion de l’eau ou des ressources issues de la mer ou, plus généralement, de la diversité biologique. On a eu souvent tendance à raisonner sur ces questions en commençant par faire la liste des « biens communs » qu’il faut d’urgence arracher à la gestion par les entreprises capitalistes parce qu’ils sont indispensables à la vie, ou même à la survie, des êtres humains. Mais quant à la manière de les gérer, on en reste souvent à de vagues formules car on a beaucoup de raisons de se méfier tout autant de la gestion étatique que de la gestion capitaliste.

On pourrait résumer la pensée d’Elinor Ostrom en disant que, pour elle, les « biens communs » sont ceux que l’on est capable de gérer collectivement. En premier lieu, les ressources rares ou risquant d’être épuisées (mais pas seulement) qui peuvent être administrés sans les experts de l’État ni le marché, mais par leurs utilisateurs eux-mêmes. Elle a mené une vaste enquête dans une série de régions du monde où des biens sont gérés en commun de manières apparemment très diverses. Elle a étudié des communautés paysannes en Suisse et au Japon, des systèmes de gestion d’eau et d’irrigation en Espagne et aux États-Unis, de ressources de poissons par des pêcheurs en Turquie et au Canada. Elle a cherché à mettre au jour toutes les caractéristiques qui rendent possible ces gestions communes et la manière dont elles évoluent pour répondre à de nouveaux défis. Là encore, on pourrait résumer sa pensée en utilisant la formule d’intelligence collective. Les expériences qu’elle recense sont robustes ou fragiles : certaines existent depuis plus de mille ans, d’autres sont récentes. Mais survivent et se développent celles qui sont capables d’activer l’intelligence collective de ceux qui y participent pour faire évoluer les institutions de gestion ou en créer de nouvelles.

Contrairement à ce que beaucoup croient, il ne s’agit pas d’une question de taille : des collectifs de plusieurs milliers de personnes sont aptes à s’occuper de biens communs.

Alliée inattendue

La démarche d’Elinor Ostrom prend le contre-pied de ce qui fonde la « science » économique capitaliste : l’idée que les individus sont incapables de coopérer pour un bien commun et ne savent que défendre leurs intérêts égoïstes ; l’idée que seule la privatisation permet une bonne gestion évitant la surexploitation des ressources avec un minimum de coûts. Elle s’oppose ainsi à la masse des travaux en sciences sociales produite, en particulier aux États-Unis, à partir du « dilemme du prisonnier » (deux personnes accusées d’un délit commun sont arrêtées : chacune d’entre elles peut dénoncer l’autre et voir ainsi sa peine diminuer, ou ne pas la dénoncer mais écoper d’une lourde peine si l’autre les dénonce. Si les deux restent silencieux, il n’y a pas de peine, etc.) Ce dilemme a été un véritable poison qui a infecté tout un pan des sciences sociales et économiques. Il est à l’origine d’un article publié par le socio-biologiste Garrett Hardin dans la revue Science en 1968, pour expliquer que la suppression des biens communs paysans dans l’Angleterre du xiiie siècle (qui a été un accélérateur formidable de l’emprise du capitalisme) a été une excellente chose, et de l’idée que tout bien mis en commun ne peut être que pillé par des individus toujours égoïstes.

C’est contre cette conception qu’Elinor Ostrom a mené tout son travail. Elle serait peut-être surprise de savoir que les anticapitalistes pourraient bien la considérer comme une « alliée inattendue » et fêter son prix Nobel. C’est sans doute le signe que nous sommes dans une époque troublée…

Philippe Pignarre

1. Elinor Ostrom, Governing the commons. The evolution of institutions for collective action, Cambridge University Press, 1990, 280 p.