Nicolas Hatzfeld, historien, est maître de conférence à l’université d’Évry. Il est l’auteur d’un ouvrage sur l’industrie automobile et les évolutions du travail ouvrier (Les Gens d’usine - 50 ans d’histoire à Peugeot-Sochaux, éditions de l’Atelier, 2002). Nous revenons ici avec lui sur l’histoire récente de l’organisation du travail et des liens avec les maladies professionnelles (troubles musculo-squelettiques – TMS – ou maladies psycho-sociales).
TEAN : Tu travailles aujourd’hui sur l’histoire des TMS, comment abordes-tu cette question de la santé au travail ?
Nicolas Hatzfeld : Je pense que pour les problèmes de santé au travail, il y a deux types de symptômes. Les grosses maladies viennent des poussières toxiques – l’amiante, par exemple – et provoquent des maladies mortelles, des cancers. Et puis, une série de questions de santé sont caractéristiques de l’époque : le stress d’un côté et les TMS de l’autre. Ce sont des « trucs d’époque », car maintenant ce sont des gros trucs. Aujourd’hui, personne ne peut parler de problèmes de travail sans que cela soit évoqué. Ce thème est installé depuis une quinzaine d’années.
Cela a commencé sur la question des TMS et progressivement est venue, discrètement puis de plus en plus fort, la question du stress. C’est caractéristique de l’époque parce qu’aujourd’hui les TMS ont été reconnus comme maladie professionnelle et coûtent cher à la Sécurité sociale. Ce phénomène m’a interrogé : le travail répétitif, cadencé et contraint n’est pas quelque chose de nouveau. Certes, pendant très longtemps, ce n’était pas reconnu comme maladie. On disait : « ce n’est pas net », « ce n’est pas évident », « cela se produit peut-être parce que les salariés travaillent le soir, font les cons le week-end et ils déclarent ça le lundi ». Il y avait beaucoup de raisons de ne pas reconnaître. Ça a été reconnu peu à peu, à une époque où pour l’essentiel, ceux qui ont reconnu – c’est-à-dire les représentants des ministères, le patronat – ne se sont pas rendus compte que le phénomène allait être massif. À partir des années 1980, il y a eu une montée en puissance des gens qui se sont déclarés et qui ont été reconnus (il ne suffit pas de se déclarer pour être reconnu, loin de là). Cela représente aujourd’hui les trois quarts des maladies professionnelles. Ce ne sont pas les plus graves : souvent, il suffit de s’arrêter trois semaines. Mais, les gens ne le font pas, parce qu’ils ont peur.
Ceux qui s’y sont intéressés dès le début – des ergonomes, des médecins, des syndicalistes – ont eu de grosses controverses sur la manière d’expliquer le phénomène. Au bout de quelques années, ils sont parvenus à élaborer une espèce de consensus sur le fait que c’est un type spécifique d’organisation du travail – répétitive, sous contrainte, sous pression... – qui est en jeu. Deuxième constat : à chaque réforme d’organisation, il y a une épidémie de TMS. Dès qu’un directeur arrive en disant « Je fous tout en l’air. Maintenant je veux 15 % [de productivité] en plus », un an après on constate une montée des TMS. Donc, la cause est non seulement l’organisation du travail en général, mais chaque secousse. On le voit bien avec les récits de France Télécom : c’est bien les secousses... Cela se traduit par des montées de déclarations et de cas de TMS.
Donc, à l’origine du développement des TMS, on retrouve l’organisation du travail en général et l’arrivée de modes de management brutaux dans les entreprises.
Une troisième chose est très importante : toute une série d’amortisseurs - du type mobilité sociale - se sont complètement grippés. Ainsi, une carrière de salarié subalterne démarrait vraiment en bas avec des tâches où le salarié en prenait plein la tronche pendant cinq, dix, quinze ans. Après, soit il montait en grade, s’il était homme et français, soit il prenait la tangente : femmes et immigrés valdinguaient ailleurs. Les salariés n’étaient plus dans la compétition pour la compétition pour la promotion ni condamnés à rester sur place. Et puis, dans les boîtes existaient toute une série de « planques », relatives. Cela n’a pas disparu, mais cela a été considérablement réduit. À ce moment-là, tout s’est crispé dans les boîtes elles-mêmes et en dehors. La mobilité professionnelle, qu’elle soit horizontale ou ascendante – en fait, toutes ces mobilités – s’est grippée. Les gens ont eu peur de bouger, parce qu’ils avaient peur de ne rien trouver. Donc, ils ne bougent plus.
Il y a donc un double phénomène de reconnaissance des TMS et d’aggravation des conditions de travail…
Oui. Les deux choses ne sont pas synchronisées. Elles sont un peu autonomes l’une de l’autre. Au début, la reconnaissance concernait des aspects limités : les problèmes aux genoux pour les maçons, les gens qui posent les moquettes. Mais, comme c’est souvent le cas pour les maladies professionnelles, cette reconnaissance s’est faite au compte-goutte, le plus tard possible, exactement comme cela s’est déroulé pour l’amiante ou la silicose. C’est vraiment un schéma classique : le plus tard possible, le moins possible… Le patronat a fait beaucoup de résistance. Cette reconnaissance des TMS s’est développée des années 1970 au début des années 1990. Cela a pris vingt ans. Et cela va bientôt régresser : il y a aujourd’hui, dans les tuyaux, une réduction de la reconnaissance de ces maladies... Ces acquis ne sont pas définitifs. Ils sont d’autant plus fragiles que ces maladies sont appelées « plurifactorielles » : il n’y a pas une cause unique avec une conséquence évidente… Le stress fonctionne sur le même schéma.
Comment définis-tu le stress ?
Au niveau pathologique, je dirais : le fait de flancher nerveusement. Cela devient pathologique à partir du moment où tu n’as plus les ressources pour retourner travailler le lendemain ou pour bosser réellement.
Le stress fonctionne un peu sur les mêmes registres [que les TMS] avec, de façon accentuée, tous les arguments qui font douter. Il y a un petit volet scientifique intéressant : les statistiques ont permis de faire basculer ces maladies-là du déni vers la reconnaissance. Tant que les statistiques n’étaient pas suffisamment performantes pour montrer que c’était indiscutable, le déni pouvait fonctionner.
Il y a une dizaine d’années, quelqu’un de ces milieux un peu experts a fait l’hypothèse que ce sont exactement les mêmes phénomènes physiologiques qui sont en action pour le stress et pour les TMS. À savoir que la crispation, l’excès de tension déclenchent physiologiquement la survenue de TMS ou, au moins, y contribuent.
Ces connexions entre stress et TMS me semblent fondées, au sens où ces deux groupes de pathologies sont des maladies de l’organisation plutôt que des maladies des personnes. Ce constat fait consensus entre ces experts : les TMS sont des maladies de l’organisation du travail. Bien sûr, cela n’empêche pas que certaines personnes soient plus prédisposées à en avoir que d’autres. Statistiquement, il est démontré que le cadencement, la contrainte, la variation font monter l’angoisse, le stress, la crispation, de façon nette. Par ailleurs, dans des activités relativement répétitives, le fait de changer de poste ou la polyvalence, à partir du moment où cela se conjugue avec de la contrainte, n’atténuent pas le risque.
Comment vois-tu l’évolution du travail et de son encadrement ? Peut-on dire qu’il y a vingt ans, il y avait des maîtrises et aujourd’hui il y a des managers ?
Je pense que le plus dur est l’externalisation. Le plus raide se passe sur les marges. Toutes ces activités ont été données à des sous-traitants. Par exemple, dans l’industrie automobile, c’est nettement plus brutal chez un équipementier que chez Peugeot ou chez Renault. Pire encore pour les intérimaires…
Ce qui a changé dans l’encadrement, dans le management, dans la forme de contrainte au travail, c’est la brutalité cynique, indirecte et externalisée. Par exemple, ceux qui sont à la chaîne chez Peugeot et salariés chez Peugeot ont la conviction de ne pas être les plus mal lotis, loin de là. Ils voient l’intérimaire qui en bave plus. C’est visible : les postes les plus durs sont tenus par des intérimaires. Certaines choses sont un peu civilisées chez Renault et le sont beaucoup moins chez les équipementiers.
Pour ce qui est du management, bizarrement, ça n’a pas marché de la même façon avec la « piétaille ouvrière » des chaînes de montage.
Il n’y a pas les mêmes leviers, pas les mêmes effets de masse. Peugeot Sochaux, même si les effectifs n’atteignent plus 40 000, regroupe encore facilement 15 000 personnes... On peut toujours dire aux ouvriers qui travaillent sur la chaîne : « le client est roi, il faut se défoncer, etc. » Ils savent qu’ils sont mal payés, ils savent que tout le monde le sait. Il y a un regard social assez large sur le fait que l’on demande déjà beaucoup aux ouvriers et que l’on ne peut pas leur demander beaucoup plus. Ce n’est pas tout à fait le cas des ingénieurs, des techniciens : pour eux, se bagarrer pour la survie de la boîte dans la compétition mondiale est une histoire plus prenante. Et puis, les ingénieurs sont quand même facilement fragmentables en petits groupes. Sur les chaînes, l’individualisation n’a pas énormément de prise. Cela ne marche que pour ceux qui veulent y croire. C’est différent chez France Télécom. L’individualisation fonctionne pour les jeunes qui pensent qu’ils ont leur chance à tenter et, surtout, qu’il faut qu’ils la saisissent maintenant. Tous ces modes de management n’ont pas ici beaucoup de prise. Il ne faut pas accorder plus d’importance que ça au côté systémique de ces modes de management individualisés.
Ça marche dans des catégories qui donnent prise à ça, c’est-à-dire des gens qui ont des chances d’avoir des carrières, où l’effet de masse ne marche pas. Cela fait beaucoup de personnes. Mais c’est toujours rattaché aux types d’activités et aux conditions d’emploi.
À une échelle historique assez courte, on se rend compte que ça n’a pas toujours été comme ça ?
Une chose est sûre : les techniques de management et les techniques de suivi se sont affinées. C’est beaucoup plus facile de pouvoir dire à quelqu’un : « sur les cinq dernières années, tu as fait tant de conneries, tu es arrivé en retard tant de fois, etc. » Mais je suis sceptique sur le fait que cela prenne idéologiquement. Je pense que jusqu’aux années 1980, les gens croyaient à leurs chances personnelles de monter.
L’idée d’évoluer, d’avoir une trajectoire était alors une idée banale dans le monde du travail. D’une certaine façon, l’hypertrophie du discours à ce sujet sert aussi à compenser le fait qu’ils ne peuvent pas, qu’ils n’ont pas les moyens d’assurer des promotions comme ils le faisaient avant. Même si ces promotions étaient sélectives : les hommes, français…, ils assuraient la promotion du cœur sensible. Et là, une proportion notable de salariés avait des perspectives de promotion, ce qui assurait la paix générale : les femmes et les immigrés savaient qu’ils étaient hors jeu, mais ces derniers tentaient leur chance pour leurs enfants. Parmi ceux qui n’avaient pas de chance d’évoluer, un noyau important partaient pour se mettre à leur compte etc.
Ceux qui restaient avaient la sensation que la chance était réelle. Ce sentiment s’est considérablement raréfié. La conscience qu’à partir de 55 ou 50 ans – voire, aujourd’hui, plutôt à 45 ans – il n’existe plus de chances de promotion, voilà qui pèse infiniment plus lourd que la phraséologie sur l’individualisation, sur le fait que chacun ait sa chance... Parce que les gens le voient ; ils se le disent.
Selon moi, les syndicats ont refusé de faire exploser le syndicalisme d’entreprise et de faire du syndicalisme territorial. Moi, je suis convaincu qu’il faut arrêter avec le syndicalisme d’entreprise : quand on fait le constat de tous les équipementiers qui sont autour, si on fait du syndicalisme ciblé sur les salariés de chez Peugeot, on fait quoi ? Ils jouent perso… mais ils ont quand même leurs enfants chez les équipementiers. C’est un piège pour les syndicats. Ils sont aspirés par le haut, par des discussions de branche, de conventions européennes ou autres… Et puis, ils sont décrochés par la base…
Propos recueillis par Pierre Baton