La prétendue malédiction de Haïti trouve ses racines dès la conquête de l’île par les Espagnols. Le pillage s’est poursuivi lorsqu’elle est devenue une colonie française.
Plus d’un mois est passé, plus de 200 000 morts, des images en flots continus et l’affligeant silence de la toile médiatique retombe sur l’île d’Haïti.
Peu de voix se sont élevées pour rappeler que le bilan trop lourd de ce tremblement de terre, la pauvreté extrême de l’île n’est dû ni au hasard ni à une « malédiction ». L’Espagne des conquistadors, la France de la monarchie absolue sont les premiers pourvoyeurs de la pauvreté de cette île qui avait pourtant tout pour elle.
Haïti ne fait pas semblant de jouer avec les symboles, toute son histoire en est remplie comme une lente démonstration. Comme bien d’autres pays d’Amérique, Haïti a subi l’expansion sauvage d’une Europe qui voit en ces nouveaux territoires une terre pleine de richesses non exploitées. La différence entre les Antilles et le reste de l’Amérique, c’est que l’extermination des Indiens et l’exploitation des ressources commencent quasiment dès la découverte de ces terres en 1492. Une démonstration qui nous rappelle comme Les veines ouvertes de l’Amérique latine d’Eduardo Galeano, comment un pillage s’est organisé pendant plus de 400 ans d’histoire. Les nations occidentales n’ont pas attendu l’émancipation des esclaves et noirs d’Haïti pour piller, massacrer et s’accaparer les richesses de ce pays.
La perle des Antilles
12 Octobre 1492, Christophe Colomb arrive sur l’île et célèbre ses plaines et ses vallées qui « sont bonnes pour planter et semer, pour élever des troupeaux de toutes sortes, pour édifier villes et villages... » L’or que les autochtones lui offrent attise également les convoitises. L’Europe en pleine expansion passe immédiatement au pillage.
L’exploitation aurifère commence à peine l’île découverte et du million (de 1 à 4 millions estimés) d’habitants que Haïti comptait seuls 60 000 survivent dix ans après la découverte de l’île et à peine une douzaine d’individus en 1535. Les autochtones ont été exterminés. Il s’agit bien d’un massacre auquel contribuent les maladies arrivées avec l’homme blanc et le bétail importé du vieux continent. La traite des noirs d’Afrique fournit alors une main-d’œuvre dont les Espagnols ne disposent plus.
Entre-temps l’exploitation aurifère décline et c’est l’industrie sucrière qui prend le dessus pour un court siècle avant que le Brésil plus rentable (dix jours de navigation en moins depuis le continent européen) ne prenne le dessus.
L’île est pour ainsi dire désertée. Les champs de cannes sont à l’abandon, sur les exploitations, les bâtiments tombent en ruine et le bétail retourne à l’état sauvage, ravageant ce qui restait d’économie agricole.
L’île se transforme ainsi en un vivier géant de bétail et Haïti change encore de production. Les quelques Espagnols restés sur l’île se lancent dans l’exploitation du cuir qui devient la seule monnaie locale permettant à la population d’échanger avec les très rares navires venus d’Espagne.
Les colons commencent petit à petit à se rebeller contre l’obligation qui leur est faite de ne commercer qu’avec l’Espagne. Français, Hollandais et Anglais prennent l’habitude de faire du commerce avec les habitants sur la côte nord de l’île, la plus éloignée de Port-au-Prince, donc la plus difficile à surveiller. Le souverain d’Espagne, Philippe III, pris de colère devant l’insoumission des colons, décide de détruire l’île.
En 1605-1606, Antonio Osario, gouverneur de l’île (secondé par l’archevêque Davila Padilla) exécute l’ordre royal. L’île n’est pas entièrement détruite, seulement l’ouest et le nord. Hommes et troupeaux sont regroupés à Santo Domingo et sur les 3/5 de l’île, toutes les terres, les infrastructures de production, les centres d’habitation sont détruits. L’histoire locale a nommé cet évènement : « devastaciones », évènement fondateur qui sépare la Haïti moderne de Saint-Domingue.
Haïti était née dans la répression et la destruction tandis que sa sœur, Saint-Domingue, regroupait déjà les richesses, le développement.
Ce chemin chaotique de développement se poursuit jusqu’à l’indépendance. De l’or à la canne, de la canne au cuir puis au tabac avant que la canne ne revienne à nouveau.
Ainsi à la veille de la Révolution française, la colonie, devenue française, est le premier exportateur mondial de sucre ainsi que, de manière plus globale, de produits coloniaux : mélasse, café, coton, indigo, cacao...
En 1793, un millier de navires approvisionnent la métropole puis l’Europe.
Cette richesse profite naturellement aux colons sur place qui matent régulièrement les rebellions, et aux grands ports français qui prospèrent déjà sur le commerce des esclaves et sur les colonies. C’est ainsi que Bordeaux, Nantes, Lorient, Le Havre et d’autres villes comme Orléans et Paris s’enrichissent des denrées coloniales.
De l’esclavagisme à la libération
À la veille de la révolution française plus de 500 000 esclaves vivent à Saint-Domingue pour 31 000 blancs et 30 000 affranchis, mulâtres (anciens esclaves libérés et bénéficiant « normalement » des mêmes droits que les blancs).
De nombreuses révoltes éclatent tout au long de l’histoire d’Haïti. Les conditions de vie des esclaves sont parmi les plus dures. Les punitions à la suite des rébellions sont terribles : hommes broyés dans des moulins, donnés à dévorer à des chiens.
Régulièrement des esclaves fuient les plantations vers les hauteurs de l’île, la sierra de Bahoruco, difficiles d’accès, ce que l’on appelle le marronnage. Quelquefois ces premiers noirs à s’affranchir eux-mêmes quand ils ne sont pas rattrapés, effectuent des raids nocturnes contre les terres d’anciens maîtres. Ils négocient l’arrêt des raids contre la reconnaissance de la liberté acquise, dès 1725. À cette occasion, les colons se rendirent compte que l’espace libre de Bahoruco comptait seulement… 130 habitants.
Pendant la révolution les bateaux négriers continuaient à partir vers les colonies. La chute de la monarchie ne fait pas obstacle la liberté du commerce et donc de l’esclavagisme.
Dans les Antilles les différentes fractions de la bourgeoisie coloniale s’affrontent et se livrent une guerre. Persuadées de leur domination sur les esclaves, elles les arment. Les mulâtres qui possèdent également des esclaves et un quart des plantations, réclament l’égalité de droits politiques avec les blancs. Ne l’obtenant pas, ils s’arment à leur tour.
La première révolte est écrasée en octobre 1790 mais très vite les esclaves se réunissent et se regroupent autour de Toussaint Louverture, ancien intendant d’une plantation. Le soulèvement est total et de peur d’une révolte d’esclaves l’Assemblée législative accorde l’égalité des droits « aux hommes de couleurs libres ».
Le 4 février 1794 l’esclavage est aboli.
Cette histoire d’Haïti qui s’inscrit dans la lignée de la tragédie des Antilles et des Amériques, montre la volonté d’émancipation qui, ici plus qu’ailleurs, poussa un peuple déraciné à briser les chaînes de l’esclavagisme. Cette histoire est bien souvent cachée ou trop méconnue tout comme la réalité de l’auto-organisation des Haïtiens est volontairement cachée aujourd’hui. Les médias occidentaux nous montrent des scènes de pillage pour justifier une mise sous tutelle du pays, mais jamais les comités de quartier autogérés. Comme si le peuple haïtien avait eu droit dans son histoire d’assumer ses propres choix sans avoir à en payer un lourd tribut que la France et d’autres ont appliqué consciencieusement et systématiquement.
Thibault Blondin