Publié le Samedi 14 août 2010 à 16h19.

Laïcité et solidarités à l’heure de la crise capitaliste

 

Alors que la crise capitaliste fragilise les solidarités, on assiste au développement des courants xénophobes et à la volonté des gouvernants de diviser pour régner. Contre cette situation, il nous faut défendre à la fois l’antiracisme, l’antisexisme et la laïcité.

Le renforcement, en Europe, de courants xénophobes, de nationalismes identitaires et de mesures discriminatoires est à prendre très au sérieux. Avec l’aggravation de la crise sociale, il peut conduire à des pogroms où les populations dites musulmanes, désignées comme boucs émissaires, seront les premières visées. Nos gouvernants veulent à tout prix diviser les exploités en opposant entre eux les victimes du racisme (arabes, noirs, juifs…), travailleurs « nationaux » et immigrés, emplois stables et précaires, fonctionnaires et privé, salariés et chômeurs, hommes et femmes…

Même si cette volonté de diviser pour régner est vieille comme la lutte des classes, il n’y a ici rien de routinier. Elle prend une importance particulière au moment où la mondialisation capitaliste vide de son contenu la démocratie politique, fût-elle bourgeoise. À l’heure où le néolibéralisme s’attaque aux solidarités conquises dans les combats d’hier (retraites, sécu…), à l’heure d’un grand tournant historique où les bourgeoisies européennes veulent démanteler les acquis sociaux de l’après-guerre.

Il est donc vital de consolider les solidarités croisées ; en étant, par exemple, à la fois antiraciste, antisexiste, laïque. Il faut, pour cela, prendre en compte l’ensemble des sources d’oppression. C’est ce que j’ai tenté d’illustrer dans un article écrit pour le périodique suisse solidaritéS en ce qui concerne la défense des femmes victimes de la xénophobie antimusulmane, du patriarcat familial et de la montée des conservatismes religieux1. Il faut aussi peser les implications pour les oppriméEs et exploitéEs des choix politiques. C’est sur ce dernier point que je voudrais revenir ici en ce qui concerne les attaques menées contre la laïcité.

La France étant l’un des pays les plus laïcisé du monde, nous percevons mal l’importance des évolutions en cours en ce domaine. Elles n’en sont pas moins graves, touchant au principe même de la laïcité : la séparation des églises et de l’État, condition nécessaire (mais pas suffisante) à la création d’une citoyenneté commune. En voici quelques exemples.

Le blasphème

Commençons par le blasphème. La commission des droits de l’homme de l’ONU condamne la « diffamation des religions » au même titre que le racisme. C’est le Pakistan qui présente cette position au nom de l’Organisation de la conférence islamique. Or, la situation dans ce pays montre à quels désastres conduit la criminalisation du blasphème. Sous la pression des autorités sunnites, les ahmedis2 ont été officiellement déclarés non musulmans, ce qui a ouvert tout grand la voie aux persécutions. En mai dernier, une centaine d’ahmedis ont encore été assassinés. Des villages chrétiens sont agressés au prétexte que le Coran aurait été insulté. Sans parler du conflit sanglant entre extrémistes sunnites et chiites.

Ce problème ne concerne pas seulement des pays lointains. Une loi contre le blasphème existe en Irlande et n’a été abolie en Grande-Bretagne qu’en 2008. Cette dernière ne « protégeant » que le christianisme, certains proposaient de l’étendre à toutes les religions au nom d’une conception de la laïcité se réduisant à la « neutralité », au « traitement égal » des croyances. Mais la répression du blasphème s’oppose à des libertés fondamentales, dont le droit d’expression. Elle est utilisée contre les féministes, la critique du patriarcat inscrit dans les religions dont nous parlons ici étant considérée comme blasphématoire. Elle renforce le pouvoir des autorités religieuses.

Une question de fond est posée : ceux qui parlent au nom des religions doivent-ils échapper aux lois communes ; et aux dépens de qui ?

La communautarisation du droit

Ainsi, l’Église d’Angleterre a demandé à ce que les lois antidiscriminatoires à l’embauche ne soient pas appliquées pour les entreprises qu’elle gère – voulant refuser d’employer des homosexuelEs.

Dans le domaine judiciaire, en avril 2008, le tribunal de grande instance de Lille avait prononcé l’annulation d’un mariage (en lieu et place d’un divorce) car chasteté et virginité auraient été, pour des musulmans, une « qualité essentielle » sans laquelle il y avait tromperie sur la marchandise. Cet événement avait soulevé un tollé ; il est resté isolé. Il n’en a pas été de même en Italie, quand en août 2007, les juges de la Cour de cassation ont acquitté les parents et le frère de Fatima qui l’avaient séquestrée, attachée à une chaise et battue, affirmant que la jeune fille avait été frappée « non pour des motifs vexatoires ou par mépris » : ses « comportements avaient été jugés incorrects ». Pour Souad Sbai, présidente de l’Association des femmes marocaines en Italie, « c’est une décision digne d’un pays arabe où serait en vigueur la charia. Au nom du multiculturalisme et du respect des traditions, les juges appliquent deux types de règles, l’une pour les Italiens, l’autre pour les immigrés. »3

En Grande-Bretagne, des tribunaux communautaires juifs sont reconnus. Au nom de l’égalité des religions, il est proposé de faire de même pour les musulmans. De tels tribunaux opéreraient en fait déjà par dizaines. Or, il s’agit avant tout de traiter du droit des personnes dans le cadre de la famille ou de la communauté, selon la charia, très discriminatoire à l’encontre, notamment, des femmes et des homosexuelEs. Les tenants de cette option arguent que les individus se présentent « volontairement » devant ces juridictions ; mais on sait qu’il n’y a pas de « libre choix » sous pression. Les lois protectrices sont précisément faites pour défendre l’individu face à plus puissant (pouvoirs religieux, clans, patrons…) : on a d’ailleurs le même front de lutte en matière de droit du travail.

Au nom de préoccupations progressistes et du multiculturalisme, certains théoriciens du droit prônent l’acceptation des cours de justice communautaires. Ils ne discutent cependant généralement pas les implications de ce système pour les oppriméEs et singulièrement pour les femmes. Ni comment il renforce les pouvoirs religieux dans chaque communauté, ce qui est jouer avec le feu à l’heure où les courants réactionnaires sont à l’offensive dans toutes les religions évoquées ici.

Une crise à Amnesty International

Amnesty International a suspendu Gita Sahgal qui dirigeait l’unité de genre. Tout en considérant qu’il était nécessaire de défendre l’ancien prisonnier de Guantanamo, Moazzam Begg, elle critiquait la façon dont Amnesty le promouvait, lui et son organisation Prisonniers en cage, qu’elle juge trop proche des Talibans.

Sans rentrer dans le débat sur qui sont les Prisonniers en cage, un argument utilisé pour répondre à ses détracteurs par Claudio Cordone, secrétaire général d’Amnesty, est particulièrement inquiétant. Il considère en effet que la « djihad défensive » n’est pas « antithétique aux droits humains ».4 Condamner les interventions militaires impérialistes est une chose, mais qualifier ainsi le « djihad » en est une autre, surtout de la part d’une organisation dont le mandat est celui d’AI. Lesdits « djihadistes » rejettent en effet par principe la démocratie puisque les lois procèdent de Dieu (en fait des religieux qui interprètent les textes) et non du peuple; ils participent des violences sectaires interreligieuses qui coûtent la vie à des milliers de civils ; ils ne reconnaissent pas les droits des femmes, des gays ou des lesbiennes.

Alors qu’Amnesty International a fait énormément sur les questions de genre, on a l’impression d’assister à une régression où, à nouveau, les droits des femmes ne sont plus véritablement considérés comme des droits humains fondamentaux au même titre que d’autres. Les mesures prises contre Gita Sahgal et les justifications politiques formulées par Claudio Cordone ont provoqué une levée de boucliers dans nombre de mouvements attachés à la défense des droits humains et au féminisme. Une telle crise n’était à ma connaissance jamais arrivée auparavant.

En guise de conclusion partielle

Il faut se défier comme de la peste de la logique de « l’ennemi principal », car elle conduit immanquablement à hiérarchiser les combats et les solidarités, à se porter en défense de certaines victimes et d’en oublier volontairement d’autres. Elle accentue ce faisant les divisions entre exploitéEs et entre oppriméEs alors que notre rôle est de les réduire.

La question n’a rien d’anecdotique. À l’heure de la mondialisation et de la crise capitalistes, possédants et gouvernants sont bien incapables de regagner une légitimité démocratique. Pour assurer leur domination, ils doivent détruire les solidarités d’hier et en interdire la création de nouvelles.

Je n’ai abordé ici qu’un aspect du problème, et partiellement seulement. Mais quel que soit le fil que l’on dévide (attaques sur les droits sociaux, montée des xénophobies…), on retrouvera les mêmes enjeux. L’avenir se joue dans une large mesure sur ce terrain : la désintégration ou le renforcement des solidarités croisées.

Pierre Rousset

1. Pierre Rousset, « Ne jamais abandonner les Rayhana, Sadia, Hina, Fatima… », Essf : http://www.europe-solida… (article 17100).

2. Mouvement musulman fondé à la fin du xixe siècle en référence à la vie et les enseignements de Mirza Ghulam Ahmad (1835-1908).

3. Citée par Eric Jozef, « La justice italienne absout la charia en famille », Le Monde du 11 août 2007.

  1. Claudio Cordone, lettre du 28 février 2010 disponible sur ESSF (article 16937).