Publié le Jeudi 8 mai 2025 à 08h00.

Il y a 80 ans, l’autre 8 mai 1945 : un massacre colonial de masse en Algérie

Fabrice Riceputi, militant syndical et auteur de plusieurs livres, revient pour nous sur le 8 mai 1945, l’autre, celui de l’Algérie.

En 1942, le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord relance le nationalisme en Algérie. Dès 1944, un mouvement de masse unifie tous ses courants : les AML (Amis du manifeste et de la liberté, en référence au Manifeste du peuple algérien qui réclame l’indépendance). Mais la minorité européenne refuse toute remise en cause de l’ordre colonial. Les autorités craignent des révoltes et s’y préparent. Le 25 avril 1945, la déportation à Brazzavile de Messali Hadj, leader de la principale force militante, le Parti du peuple algérien (PPA) « prépare l’incendie » (Mohamed Harbi). 

Le 1er Mai 1945, le PPA et les AML organisent dans toute l’Algérie des défilés distincts de ceux du PC et de la CGT, avec pour mots d’ordre « Libérez Messali » et « Algérie indépendante ». Le drapeau algérien, rigoureusement interdit, est arboré pour la première fois. À Alger et Oran, la police tire et tue dans les cortèges. De très nombreux militantEs des AML et du PPA sont arrêtés.

Les célébrations du 8 Mai 1945 sont le rendez-vous suivant pour les nationalistes qui prévoient de s’y faire entendre. Elles se dérouleront dans toutes les villes d’Algérie sans violences majeures, sauf dans le Nord-Constantinois.

Deux vastes zones sont concernées de part et d’autre de Constantine, autour de Sétif à l’ouest et de Guelma à l’est. Les scénarios, acteurs et chronologies sont différentes, mais la brutalité extrême de la répression est la même. Comme lors de la conquête du pays après 1830, puis de toutes les révoltes algériennes, la France pratique la « pacification » par la terreur, selon le principe de la responsabilité collective des « indigènes ». 

À Sétif

À Sétif, « capitale » du nationalisme algérien, le cortège « musulman » a été soigneusement préparé par les AML et le PPA : il suivra le défilé des EuropéenNEs et la consigne impérative est qu’il soit pacifique. Des fouilles sont opérées pour cela. Les mots d’ordre sont les mêmes qu’au 1er Mai. Le drapeau algérien doit être brandi. Le cortège s’élance à 8 h 30 de la mosquée, dans un ordre impressionnant : 200 scouts musulmans en tête, suivis d’une gerbe et des drapeaux des Alliés destinés au monument aux morts, puis 6 000 à 7 000 personnes. Le drapeau algérien est brandi par un jeune homme. À l’entrée, dans la ville européenne, le cortège est stoppé à 9 h 15 par la police qui exige le retrait des banderoles et du drapeau. Un jeune homme de 26 ans, Bouzid Saâl, s’empare du drapeau tombé à terre et est abattu par le commissaire Olivieri. Des tirs provenant de policiers, mais aussi des balcons de la ville européenne, provoquent la panique et font une vingtaine de morts algériens. Les manifestantEs refluent vers le marché où se trouvent de nombreux ruraux. C’est l’explosion de colère et de haine accumulée à l’encontre des colons européens, dont 21 sont tués. Dans les campagnes, une véritable insurrection se produit ensuite, jusqu’en Petite Kabylie et notamment à Kherrata : barrages routiers, sabotages, attaques de fermes coloniales, nouveaux meurtres d’EuropéenNEs, essentiellement à l’arme blanche. Le nombre des insurgéEs est estimé à 40 000. Au total, l’insurrection qui dure jusqu’au 12 mai fait dans la région de Sétif 90 morts européens. 

La répression

C’est une véritable opération de guerre contre des civils pour la plupart désarmés qui est menée quasi exclusivement par l’armée, sous la direction du général Duval et sur ordre de De Gaulle. Le 11 mai, le chef du gouvernement a envoyé un télégramme laconique : « Veuillez prendre toutes les mesures nécessaires pour réprimer tous agissements antifrançais d’une minorité d’agitateurs. » Un communiqué du gouvernement général, le 10 mai, indiquait depuis Alger que « des éléments troubles, d’inspiration hitlérienne, se sont livrés à Sétif à une agression armée contre la population qui fêtait la capitulation de l’Allemagne nazie. La police, aidée de l’armée, maintient l’ordre et les autorités prennent toutes décisions utiles pour assurer la sécurité et réprimer les tentatives de désordre. »

2 000 soldats « pacifient » la région par la terreur. Des automitrailleuses fauchent à l’aveuglette. L’aviation, appelée au Maroc et en Tunisie, mitraille et bombarde. 41 tonnes de bombes sont lâchées sur les villages insurgés. Les canons du navire croiseur Duguay-Trouin tirent onze fois sur la côte. L’artillerie tire 858 obus. Les cadavres sont laissés sur les routes. À Kherrata, des centaines de corps sont jetés dans les gorges. Des milices européennes se joignent aux tueries dans plusieurs localités de la région jusqu’au 24 mai.

À Guelma 

À Guelma, AML et PPA sont très implantés. Le 8 mai, leur défilé démarre à 17 heures, dans l’ignorance de ce qu’il se passe à Sétif. Défilent environ 1 500 Algériens, surtout des jeunes citadins ainsi que des ruraux venus au souk, avec la même organisation qu’à Sétif. À 500 m du monument aux morts où il doit s’achever, le cortège est arrêté par le sous-préfet Achiary, ancien commissaire de police de Vichy, tortionnaire, désormais gaulliste. À la suite d’une bousculade, des tirs policiers font un mort. La manifestation prend fin dès 18 heures. Ici, pas d’émeute meurtrière comme à Sétif, aucune victime européenne. La répression est pourtant d’une extrême violence.

Un couvre-feu est instauré et des rafles commencent dans la ville. Elles sont opérées ici par une milice européenne formée et armée par Achiary, avec la police et la gendarmerie pour auxiliaires. Elle compte près de 800 Européens, de toutes opinions politiques et professions. Une prétendue « Cour martiale » fait fusiller à tour de bras. Du 9 mai au 26 juin, 13 % de la population masculine de la ville est tuée. Pour 80 %, sur la base de leur appartenance politique, aux Scouts musulmans, aux AML, à la CGT. Pour empêcher toute enquête, les charniers seront rouverts et 600 corps sont brulés dans les fours à chaux d’un colon à Héliopolis. 

Aux alentours de Guelma, dès le 9 mai, ce sont les raids aériens qui provoquent une insurrection dans les campagnes jusqu’au 11 mai. L’armée procède ensuite à ce qu’elle appelle le « nettoyage » des massifs où se réfugient les tribus, comme dans la région de Sétif. 

Combien de morts algériens ?

Seul le nombre de morts « européens » est connu avec précision : 102. Comme dans tous les massacres coloniaux, le nombre de victimes « indigènes » reste impossible à établir avec précision. La dissimulation ou la destruction des corps des colonisés fut aisée. S’y ajoute le fait que les tribus bombardées n’ont pas déclaré leurs morts aux autorités françaises. Ces dernières avouèrent 1165 morts « musulmans ». La fourchette admise par nombre d’historiens est de 15 à 30 000 morts. 

En France, la dimension coloniale des événements est bien sûr niée. Un « complot » insurrectionnel d’obédience « hitlérienne » est inventé par le gouvernement dirigé par De Gaulle pour justifier la répression, y compris dans la presse du PCF. 

De spectaculaires cérémonies d’humiliation collective sont ensuite organisées. Les tribus rassemblées doivent expier publiquement leur faute, demander pardon et jurer loyauté à la France.

Un point de non-retour

L’historien Mohamed Harbi a écrit que « la guerre d’Algérie a commencé à Sétif ». Beaucoup d’Algériens et d’Algériennes comprennent en effet alors que leur libération du colonialisme ne pourra advenir que par la lutte armée. Le général Duval, qui commandait la répression, indique au gouvernement français : « je vous ai donné la paix pour dix ans ». C’est neuf ans plus tard seulement que le FLN commence la guerre ­d’indépendance algérienne.

Fabrice Riceputi