Dans sa réponse à mon article sur les attaques dont la laïcité est l’objet, Félix Boggio juge mes « appréciations disproportionnées ». Je crains pour ma part qu’il ne prenne ses désirs pour la réalité vu son interprétation des « faits énoncés ».1
Les faits :
Amnesty International. Pour Félix, « il est faux de prétendre que Claudio Cordone (…) ait affirmé que le djihad défensif des talibans soit compatible avec les droits humains. » Faux ? En pleine polémique, le secrétaire général d’Amnesty International pèse ses mots. Pourtant, c’est lui-même – et pas moi ! – qui mentionne le « djihad défensif » parmi les « points de vue » de Moazzam Begg qu’il juge compatible avec les droits humains. Cela devrait interpeller mon contradicteur.
ONU. Concernant les votes à la commission des droits de l’homme de l’ONU, Félix Boggio juge que la « diffamation des religions » est condamnable en ce qu’elle « camoufle le racisme » et ne voit pas là de « soutien aux persécutions [menées] au Pakistan. » Pourtant, c’est le Pakistan qui présente, au nom de l’Organisation de la Conférence islamique, lesdites résolutions ! Comment alors prétendre alors que cela n’a rien à voir avec la criminalisation du « blasphème » ?
Grande-Bretagne. Pour Félix, aller devant une cour régie par la charia ne relèverait que du libre choix de chacune et chacun. Or, ce sont des familles très conservatrices qui choisissent la charia qui considère qu’il n’y a pas égalité entre hommes et femmes. De fait, les tribunaux britanniques entérinent ces décisions plutôt que de faire bénéficier les opprimées (et les enfants) des droits et protections contenus dans la loi commune.
Banalisation
On perçoit à quel point Felix Boggio banalise à outrance l’inacceptable quand il affirme que « rien n’empêche celles qui, au regard du droit commun, se sentent lésées par leur divorce confessionnel, de porter leur affaire devant des tribunaux de droit commun ». Rien, vraiment ? Comme si dans la réalité, des rapports d’oppression redoutablement efficaces n’étaient pas à l’œuvre : domination, menaces et rétorsions (il y a eu des « crimes d’honneur » en Grande-Bretagne…). On ne parle pas de rapports entre individus libres et égaux !
Cette même volonté de banalisation apparaît quand il évoque les négociations en Afghanistan avec les talibans. Il n’y aurait, cette fois encore « rien d’incompatible avec les droits humains ». Pourtant, tout le monde (y compris Cordone) sait que les droits humains – et singulièrement les droits des femmes – risquent de faire les frais de cette négociation ; et que l’on ne peut pas s’en remettre pour les défendre aux forces de l’Otan et leurs alliés afghans qui les violent eux aussi.
Enfin, du point de vue des révolutionnaires (qui n’est pas celui du Pakistan), il serait très dangereux de justifier la condamnation de la « diffamation » des religions parce qu’elle peut cacher le racisme. Si tel est le problème, les lois antiracistes suffisent et il ne faut pas ouvrir la voie à la criminalisation liberticide du « blasphème ».
Enjeux
L’essentiel de la réponse de Félix Boggio traite de la situation au Moyen-Orient – dont je ne parlais pas. Une façon il me semble d’éviter de discuter directement de l’objet de mon article : les attaques contre la laïcité. Or, il s’agit d’enjeux mondiaux. Le BJP hindouiste mène la charge pour confessionnaliser l’état indien alors que les dictatures militaires ont islamisé l’état pakistanais. L’extrême droite bouddhiste veut « cingaliser » le Sri Lanka. La montée des courants fondamentalistes de type salafistes se fait lourdement sentir dans le monde musulman. Dans le monde chrétien, les églises les plus réactionnaires sont à l’offensive, en particulier contre le droit à l’avortement (Brésil, Nicaragua, Espagne, Italie, Pologne…).
Je n’ai pas bien compris en quoi la logique du « maillon faible » de la chaîne des oppressions que préconise Boggio conduisait à des résultats différents de celle de « l’ennemi principal » que je critiquais. Dans le cas de la Grande-Bretagne, par exemple, elle fait disparaître à la vue celles qui subissent les oppressions combinées de la xénophobie, du patriarcat familial, de la réaction religieuse… Sur le plan international, elle minimise (c’est un euphémisme) l’importance très actuelle du combat pour la laïcité (la séparation des églises et de l’état)…
Dans une large mesure, la « réponse » de Felix Boggio ne discute pas mes positions, mais d’autres qui me sont parfaitement étrangères : celles attribuées aux Redeker ou Christopher Hitchens, celles qui justifient les guerres d’Irak et d’Afghanistan ou la xénophobie et l’islamophobie, la défense « aveugle » des Lumières (notons que leur critique « aveugle » ne vaut pas mieux !)... C’est bien dommage.
Pierre Rousset
Une version plus longue de cette réponse est disponible sur ESSF (article 18799). 1. Pierre Rousset, « Laïcité et solidarités à l’heure de la crise capitaliste », Tout est à nous la revue, n°12. Felix Boggio, « Retour sur les oppressions croisées », Tout est à nous la revue, n°13