Au NPA, comme souvent dans la gauche radicale, le droit au revenu est une revendication taboue, parfois même considérée comme « déviante ». « Déviante », par rapport à une certaine théorie marxiste qui voudrait que les chômeurs soient des « privés d’emplois » ne pouvant jouer leur rôle dans la lutte des classes qu’en obtenant une place dans le processus de production, c’est-à-dire, en obtenant un emploi. Dans cette optique, les chômeurs devraient exiger un emploi avant de réclamer un revenu.
Cette façon de voir les choses ignore royalement la réalité actuelle des 6 millions de chômeurs que compte la France.
Aujourd’hui, Pôle emploi n’ayant plus beaucoup de postes, même précaires, à proposer aux chômeurs, il s’est découvert une nouvelle vocation : radier les demandeurs d’emploi et leur couper les allocations, pour diminuer les chiffres officiels du chômage. En 2010, Christian Charpy, directeur de Pôle emploi annonçait fièrement entre 35 000 et 45 000 radiations par mois, soit environ 500 000 par an ! Si la question du droit au revenu est fondamentale, c’est donc d’abord parce qu’elle est en phase avec cette situation d’urgence sociale partagée par une part de plus en plus importante de la population. La priorité pour un chômeur, en temps de crise et de flicage à « police emploi », n’est plus tant d’obtenir un travail, que de conserver ses allocations chômage.
En outre, il est absurde de se contenter de revendiquer un droit à l’emploi lorsque les salaires ne sont plus la garantie d’une vie décente, dans le cadre d’un système ayant la bénédiction des pouvoirs publics. Ainsi, avec le RSA, qui offre un complément de revenu lorsqu’un salarié gagne moins de 880 euros par mois, l’État subventionne les petits boulots à temps partiel. Ces jobs hyper précaires ne permettent pas de payer un loyer et de remplir son frigo, mais ils sont néanmoins la seule possibilité d’emploi en période de chômage de masse. Devrait-on exiger des chômeurs qu’ils se battent pour ce type d’emplois ?
Plus globalement, la précarisation de la société s’est étendue à des sphères jusque-là protégées, au point que la grande majorité des salariéEs de ce pays souffre de ses conditions de travail. Faut-il rappeler la funeste série de suicides à France Télécom pour se faire une idée de la situation ? Dans une moindre mesure, combien sont-ils, ceux qui le vendredi après-midi, après une semaine de labeur, vous chantent « vivement lundi et le retour au bureau » ? Hormis chez quelques couches privilégiées de la population, l’idée du travail émancipateur a fait son temps : le travail aliène, et c’est une réalité.
Dès lors, comment peut-on raisonnablement imaginer aujourd’hui que le droit à l’emploi puisse signifier autre chose que le droit de se faire exploiter ? Dans un contexte d’injonction à l’ « employabilité » coûte que coûte et de pression du sacro-saint marché des capitaux sur les forces de travail, le droit à l’emploi ne peut être que le devoir d’accepter les conditions de travail au rabais imposées par la société capitaliste. Pour cela, revendiquer un droit au revenu déconnecté de l’emploi, c’est au contraire s’opposer à la centralité de l’esclavage salarial dans nos vies, et c’est revendiquer le droit d’exister via « autre chose » que cette aliénation subie qu’est le travail. Cette « autre chose », comme l’avait déjà démontré André Gorz (Adieu au Prolétariat), est à chercher du côté du temps libre, véritable vecteur d’émancipation et producteur de richesse sociale. S’il existe des activités productives essentielles, nécessaires au fonctionnement de la société (par exemple, fabrication des produits de consommation courante, entretien du mobilier urbain, fonctionnement des équipements publics), celles-ci doivent être réparties entre tous ou rendues attractives grâce à une forte revalorisation des salaires associés, mais quoi qu’il en soit, on doit admettre que ce n’est pas à travers elles que l’être humain s’épanouira. Même s’il a lieu dans le cadre d’une coopérative autogérée, un travail rébarbatif reste un travail rébarbatif. L’émancipation se situe à côté, dans la sphère du temps librement choisi.
Cet espace libéré en dehors de l’emploi est porteur d’utilité et donc de richesse sociale, au-delà des activités économiquement reconnues et valorisées par le « marché ».
D’ailleurs, la mise en place d’un droit au revenu pour tous, en permettant l’épanouissement dans la sphère du temps libre, permettrait en même temps une amélioration globale de la nature des emplois. Si chaque personne disposait d’un revenu garanti lui permettant de vive correctement, les emplois au rabais proposés par les entreprises ne trouveraient pas preneurs, et les conditions de travail de l’ensemble des salariés seraient ainsi revalorisées. Sans l’armée de réserve des chômeurs et précaires prêts à accepter n’importe quel emploi, c’est toute la logique capitaliste du système qui s’effondre !
Certes, en période de régression sociale organisée par les gouvernements socio-libéraux du monde entier, le droit au revenu pour tous peut sembler bien lointain. Mais au-delà de son applicabilité concrète, la dimension majeure du droit au revenu réside dans les effets que produisent la formulation et le combat pour cette revendication sur les rapports de forces actuels de la société capitaliste. Au fond, peu importe que le droit au revenu soit concrètement mis en œuvre dans un an ou dans cinquante.
En effet, quelle que soit l’issue de la lutte pour le droit à un revenu garanti pour tous, il existe un intérêt stratégique essentiel à porter cette revendication ici et maintenant. Le simple fait de poser l’exigence pour chacune et chacun d’avoir les moyens de vivre sans se soumettre à la dictature de la production capitaliste permet un renversement immédiat du rapport de forces dans la société. Exiger le droit au revenu, cela revient à dire à son patron : « je ne devrais pas dépendre de toi, même si, aujourd’hui, les choses sont ainsi ». De la même manière, il s’agit pour les chômeurs de relever la tête face aux culpabilisations de Pôle emploi : « Je ne ramperai plus pour des temps partiels en intérim payés des miettes sous prétexte de chômage, ce que je veux, c’est un revenu ». Par conséquent, en retirant du pouvoir symbolique aux détenteurs du capital et à ses serviteurs que sont l’État et Pôle emploi, la revendication du droit au revenu fournit de la puissance et des armes contre l’oppression capitaliste. Et surtout, elle permet d’intégrer pleinement les chômeurs et précaires, de plus en plus nombreux en temps de crise, dans une perspective de transformation sociale.
Leila Chaibi