Défendre le droit au travail ou le revenu universel ? Pour comprendre comment aborder ce débat, il faut donc en éclairer les étapes.
Le travail émancipateur ?
Un premier débat porte sur le travail. Le marxisme a porté longtemps l’idée que le travail est émancipateur par lui-même, que le capitalisme dénaturait le rapport au travail en « aliénant » le travail de l’ouvrier (en lui retirant le fruit du travail, et les décisions sur les conditions pour l’effectuer). Difficile en effet pour le syndicalisme, qui tire son identité des rapports de travail et de la défense des salariés, de ne pas défendre que le travail émancipe ou du moins devrait le faire !
Marx lui-même n’avait pas été si affirmatif : il ne s’agit pas pour lui d’organiser le travail, mais de le supprimer, pour remplacer certaines de ses fonctions par la libre activité, car « jamais le travail n’engendre la jouissance vraie, tout au plus un certain enivrement ». Lafargue, gendre de Marx, ne défend pas moins que « le droit à la paresse » (1883). Son objectif est donc de « mater la passion extravagante des ouvriers pour le travail » ! Et il propose au prolétariat de se lever en masse pour l’interdiction de travailler plus de trois heures par jour ! Le marxisme porte donc historiquement ces deux traditions, émanciper le travail et s’émanciper du travail.
Le temps libre émancipateur ?
Le second débat, plus récent, défend le temps libre comme élément émancipateur. Trois moments pour ce débat.
Les années 1968 s’accompagnent d’une remise en cause du travail et d’un questionnement sur la classe ouvrière. Pierre Naville, un des fondateurs du trotskisme français, défendait que seul le temps libre permet d’envisager l‘émancipation de la classe ouvrière. Ce temps libre remet en cause le travail lui-même : « Nul n’accepterait de se laisser exploiter que deux heures par jour » (Simone Weil, philosophe anarchiste, 1936). Dans ces années, on assiste à la remise en cause du taylorisme mais aussi à la montée d’un chômage structurel. De plus, les nouvelles générations militantes se forment contre le PCF en remettant en cause le rôle central qu’il donne à la « classe ouvrière », les ouvriers de production. C’est en faisant son « adieu au prolétariat », en 1980, que Gorz oppose, au travail émancipateur, le temps non marchandisé, non soumis aux règles marchandes, pour un processus d’émancipation.
En 1993, autour de la revue Collectif, le mouvement AC ! Agir contre le chômage se crée à l’occasion de la Marche des chômeurs de 1994 (200 collectifs). Le mouvement naissant se bat pour le « partage des richesses et du travail ». Mais l’intervention des comités locaux est surtout axée sur l’amélioration des conditions d’existence et l’indemnisation. Il bénéficie de l’élan des mouvements sociaux autour de 1995, qui redonna confiance à Bourdieu dans la possibilité d‘une transformation sociale. Le mouvement se renforce lors des occupations d’Assedic de 1997.
Mais ce mouvement est fragile. Dans la lente descente des mouvements de chômeurs, la scission d’AC ! de 1998 s’est jouée justement autour de cette question du droit au revenu défendu par le courant Cargo qui met en avant le slogan « Avec ou sans travail, un revenu c’est un droit ». Il défend un salaire social répondant aux transformations du système productif, un revenu garanti inconditionnellement par l’État (Toni Negri). La crise correspond aussi au moment de la mise en retrait du mouvement syndical du mouvement AC ! (95 % de syndicalistes en 1994, quelques-uns en 2008). L’idée qu’on est installé dans la crise et qu’un certain taux de chômage est irrémédiable, fait son chemin. Ajoutons l’effet dévastateur des lois Aubry qui ont tué l’idée que la RTT pouvait créer des emplois. Tous ces éléments expliquent que le mouvement des chômeurs mette moins le droit à l’emploi comme première revendication.
Et aujourd’hui, dans le NPA…
Que montre cette rapide histoire du débat ?
1/ D’abord que défendre le droit au travail, ne veut pas forcément dire « émancipation par le travail ». Ce débat n’est pas tranché, certains courants syndicaux peuvent dire que la « valeur Travail » n’appartient pas à Sarkozy et qu’il faut défendre un travail libéré, dans lequel on se reconnaît. Le droit au travail représente le fait de se situer, dans le rapport capital– travail qui structure la société, du côté du travail.
2/ Ensuite, que l’urgence est prédominante dans les luttes des chômeurs et précaires. On ne peut tout axer sur l’idée d’un monde futur où chacun aurait un travail et où les besoins pour vivre seraient résolus. Pour pouvoir vivre aujourd’hui, il faut un revenu.
3/ Enfin que la question de « quelle revendication ? » est largement liée à la question : « qui porte la revendication » (qu’est-ce qu’on construit comme collectif) et face à qui.
u Si on considère le droit au revenu comme un droit de citoyenneté, le mouvement des chômeurs, la société civile porteuse des besoins sociaux doit mettre en avant un droit au revenu porté par l’État. Le sujet de l’affrontement devient le citoyen, la « multitude » face à un capitalisme qui s’incarne dans l’État, voire dans un système.
u Certains défendent un salaire socialisé pour tous, signifiant l’appartenance au monde du travail par opposition à ceux qui dirigent l’économie, et financé par les revenus du travail. Pour Bernard Friot, toute activité sociale crée de la valeur et justifie un salaire. Mais le mouvement féministe nous alerte sur la banalisation du travail ménager que l’on ne peut reconnaître comme un travail réel.
u De même, le droit à l’emploi ne peut être mis en avant, et c’est une leçon du mouvement des chômeurs depuis 20 ans, que si c’est le mouvement syndical qui le porte en lien avec les associations et syndicats de chômeurs. C’est justement le débat à lancer aujourd’hui.
Le NPA doit mettre en avant le droit à l’emploi et le droit au revenu comme deux nécessités conjointes. On doit porter un projet d’émancipation du travail, dans les deux sens : s’émanciper de la nécessité du travail comme travail salarié, soumis et exploité. S’émanciper du travail comme temps contraint. Cela demande bien sûr d’enrichir notre vision stratégique et d’intégrer dans la lutte le mouvement des chômeurs et précaires. S’émanciper dans le travail ne peut donc suffire, il faut y lier une émancipation politique qui est d’abord collective.
Louis Marie Barnier